Déliquescence de l’Etat : points communs entre l’Algérie et la France
Par Mesloub Khider – Jamais dans l’histoire du capitalisme contemporain, partis politiques et institutions ont été aussi radicalement et profondément disqualifiés et discrédités qu’à notre époque. En effet, depuis les organisations politiques, toutes obédiences confondues, (de l’extrême-gauche à l’extrême-droite), en passant par les centrales syndicales et les instances religieuses (chrétienne pour ses scandaleuses affaires de pédophilie récurrentes, juive pour sa compromission immorale avec le sionisme génocidaire, musulmane pour son accommodement scélérat avec l’idéologie meurtrière islamiste), jusqu’aux défaillantes administrations corrompues et les forces de l’ordre nazifiées, toutes ces structures sont aujourd’hui honnies, anathématisées, condamnées, rejetées.
Actuellement, deux pays exemplaires illustrent ce phénomène de déliquescence de toutes les institutions officielles : la France et l’Algérie, avec comme corollaire immédiat, pour l’Algérie, l’éviction du pouvoir du président Bouteflika et l’emprisonnement de nombreux oligarques politiciens écornifleurs et affairistes aigrefins.
Ainsi, de manière aussi soudaine qu’inattendue, en l’espace de quelques mois, ces deux pays emblématiques, longtemps auréolés d’un prestige international pour leurs glorieuses et respectives révolutions, dotés d’institutions étatiques jacobines fortement respectées et implacablement établies, viennent d’être secoués par un séisme politique aux incandescentes répercussions telluriques encore furieusement opérantes.
Dans le cas de la France qui, la veille encore, s’ennuyait, elle s’est réveillée brutalement de son léthargique sommeil politique, bercée par des rêves d’un pouvoir bourgeois, éternel et inébranlable. En effet, à la faveur de l’imminente promulgation de la taxe sur l’essence décrétée par l’Exécutif, le moteur de la révolte populaire s’est ébranlé, en novembre dernier, pour embraser toute la France, révolte conduite par le mouvement des Gilets jaunes. Depuis lors, la suite, tout le monde la connaît : des mois de soulèvements populaires quasi insurrectionnels, d’affrontements violents, de blocages économiques, de crises institutionnelles. Aujourd’hui, le bilan est lourd : la France bourgeoise se meurt, agonise, rejoint l’outre-tombe ; la France populaire ressuscite, revit, réenchante le monde. Les dégâts politiques et socioéconomiques collatéraux occasionnés par l’irruption du mouvement des Gilets jaunes sont considérables. Quoique déjà souterrainement en œuvre depuis plusieurs années, en particulier depuis le terrible krach de 2008, la crise institutionnelle systémique s’est accélérée avec le surgissement du mouvement de soulèvement populaire. Cette crise a balayé toutes les illusions. Et surtout elle a secoué toutes les institutions. A commencer par les partis politiques et les organisations syndicales, prémices de l’écroulement d’autres institutions étatiques déjà fortement délabrées.
Les médias, par ailleurs tout autant décrédibilisés pour leur inféodation notoire au pouvoir et aux puissances financières, en sont aujourd’hui à s’interroger sur les causes de l’accélération de l’effondrement des partis politiques, confirmé lors des dernières élections européennes. En effet, à l’occasion de ce scrutin, les deux puissantes principales formations politiques françaises, le parti de la droite classique (les Républicains) et le Parti socialiste (PS) se sont complètement effondrées. Leur survie est en sursis. Pour autant, les autres partis politiques n’ont pas profité de la débâcle des deux formations traditionnelles, en récupérant les voix de leurs électeurs. Ni le parti de Macron, La République en marche (LREM), ni celui de Marine le Pen (le Rassemblement national) n’ont tiré les marrons du feu de cette hécatombe électorale des deux partis historiques. Leurs scores respectifs stagnent au même niveau qu’à la présidentielle de 2017, aux alentours de 20%. De même, les écologistes ne décollent pas de leur terrier environnemental électoral lucratif, en dépit de quelques envolées éphémères enregistrées au cours de ces derniers scrutins. Quant aux autres organisations politiques lilliputiennes, ancrées dans leur rôle de figuration politique, elles amusent toujours autant la galerie électorale avec leurs dérisoires scores risibles.
Seul le parti des abstentionnistes parvient à maintenir son influence avec son écrasant suffrage politiquement consciencieux. Ce parti des désenchantés et des révoltés voit son audience considérablement progresser. De fait, ce parti abstentionniste n’accorde non seulement plus de crédit à aucune formation politique, à aucun politicien, mais plus fondamentalement n’accorde plus aucune créance à une élection dans le cadre de la démocratie représentative des riches, du système capitaliste dominant.
En Algérie, on observe le même phénomène de disqualification des partis politiques, de désagrégation de la politique traditionnelle, la même tendance de refus de participation aux mascarades électorales.
Cette perte de confiance dans les institutions est profonde. Cette discréditation des institutions politiques et étatiques bourgeoises n’est nullement conjoncturelle, mais structurelle. Elle exprime un malaise «civilisationnel» politique et social, expression d’une profonde crise économique potentiellement explosive de révoltes sociales durables. Elle marque un changement de fond. De fait, la disqualification des partis politiques, en raison de leur corruption, de leurs liens avec les puissances financières, de leur impuissance économique et de leur inefficience politique, est définitive. Pour ce qui est de la France, elle a été accentuée avec l’intronisation de l’arrogant Macron connu pour ses liens indéfectibles avec les puissants.
Avec les soulèvements populaires encore en cours dans les deux pays, les dernières illusions sur la nature des institutions étatiques au service du peuple se sont définitivement envolées. La confiance envers ces institutions, évaporée. En France, le caractère de classe du pouvoir a dévoilé son véritable visage avec la politique antisociale du gouvernement Macron et, surtout, avec les répressions policières sanglantes perpétrées contre le «peuple jaune». En Algérie, certes, le soulèvement populaire n’a pas été réprimé. Et pour cause. Le régime «constitutionnellement illégitime» ne peut réprimer un extraordinaire mouvement populaire drainant chaque vendredi des millions de manifestants dans la rue. Cependant, ce «mouvement 22 février» a permis de révéler la nature mafieuse de l’ensemble des membres du pouvoir prédateur, coupable de corruption, de prévarication, de détournement et de dilapidation des deniers publics. Depuis lors, tous les officiels institutionnels du pouvoir algérien sont fustigés, vilipendés, pourchassés, voire agressés par la population, notamment lors de leurs rares déplacements, désormais effectués sous escorte policière renforcée.
De toute évidence, en cette période de crise institutionnelle systémique, la réalité des antagonismes de classes se clarifie, le caractère de classes des institutions étatiques se dévoile. La fonction prédatrice des partis politiques et des organisations syndicales se révèle au grand jour. Les luttes de clans et de factions au sommet de l’Etat perdurent et s’intensifient.
Aujourd’hui, en France comme en Algérie, le pouvoir a prouvé qu’il est ouvertement au service des intérêts privés, de la finance. Une infime minorité concentre entre ses mains toutes les richesses, détient les rênes du pouvoir, des institutions publiques et privées. Les récentes massives arrestations d’hommes politiques et d’affaires algériens prouvent l’ampleur des malversations longtemps employées par ces brigands de la politique. Les mesures gouvernementales libérales en faveur des classes possédantes, promulguées en France, notamment au travers des cadeaux fiscaux et autres dispositions d’aides directes chiffrées en milliards (manière plus démocratiquement subtile et légale d’extorsion de deniers publics), viennent confirmer le caractère bourgeois du pouvoir.
Le discrédit ne concerne pas seulement les hommes politiques et les partis, mais toutes les institutions officielles. En effet, ces dernières subissent une réelle disqualification du fait de leur compromission avec l’affairisme prédateur. Toutes ces institutions ont été démystifiées, démythifiées. Elles ont été désacralisées. Désormais, le peuple ose réclamer des comptes, exiger des poursuites judiciaires, revendiquer l’assainissement de ces institutions dépravées par la corruption.
A l’évidence, le pouvoir opaque actuel algérien semble avoir entendu les doléances du peuple. En effet, le nouveau régime occulte a déclenché dans la précipitation et l’improvisation une vaste opération mains propres. Toutefois, paradoxalement, tandis que l’Algérie vit actuellement, depuis le congédiement de Bouteflika, sous un régime «constitutionnellement illégitime», de fait dans un Etat de non-droit, la justice n’a jamais accompli avec autant de dévouement et de diligence sa mission en matière pénale. A croire qu’à l’ère de la vacance du pouvoir, au moment où toutes les institutions économiques et sociales sont paralysées et périclitent (selon les alarmantes informations du patronat du bâtiment, juste pour le secteur des Travaux Publics, ces derniers mois plus de 3 200 entreprises ont déposé le bilan et 265 000 employés ont été mis au chômage), les tribunaux sont les exclusives institutions étatiques à fonctionner à (en) plein régime (d’exception). Avec le pouvoir fantomatique actuel au commandement invisible, on est passé de la justice du coup de fil à la justice des coups de filet. Signe de la dégénérescence des institutions. Cette exceptionnelle opération de justice expéditive et punitive traduit un profond malaise politique. Cette opération judiciaire chirurgicale n’est pas signe de bonne santé institutionnelle. Loin s’en faut. Elle confirme la débâcle des institutions. Pour preuve : cette justice n’émane pas du peuple souverain, mais d’une institution autoproclamée. Le peuple demeure toujours spectateur. Jamais acteur de son destin, du sort de son pays. C’est au peuple algérien meurtri par l’extorsion de ses richesses durant plus d’un demi-siècle que revient le droit de rendre la justice, dans le cadre de nouvelles institutions politique et judiciaire, dirigées et contrôlées par ses intègres représentants élus et révocables à tout moment. Comme le souligne Maître Ghechir, ex-président de la Ligue des droits de l’Homme, il y a lieu de s’interroger «sur la démarche des autorités judiciaires d’enclencher des enquêtes sur des faits de la corruption. Cette dernière relève-t-elle d’une véritable volonté d’en finir avec les traditions d’un système ou est-ce une récupération» ?
Quoi qu’il en soit, actuellement, les institutions étatiques apparaissent sous leur vrai visage : comme de simples instruments au service d’une infime minorité de milliardaires et comme moyen d’enrichissement personnel pour les hommes politiques dépravés. Elles n’œuvrent nullement pour l’intérêt du peuple. De la s’explique la méfiance et la défiance du peuple envers toutes les institutions.
A l’évidence, cette défiance à l’égard des institutions étatiques s’inscrit dans le prolongement de la discréditation du capitalisme en crise, responsable de la dégradation généralisée des conditions de vie du peuple laborieux.
Cependant, pour le moment, le peuple en lutte, à peine émergeant de sa longue léthargie, encore politiquement immature et non structuré sur le plan organisationnel, accède malaisément à une réelle conscience politique lui permettant de poser la question de son émancipation sociale et économique.
Au-delà de ses revendications réformistes, de ses doléances partielles et partiales, pour affirmer sa puissante force de transformation sociale, le peuple ne doit plus seulement se contenter de combattre les insignifiants locataires des institutions déliquescentes (Présidence, Assemblée, Sénat, et autres institutions subalternes), mais s’attaquer aux propriétaires du capital, réels détenteurs du pouvoir, pour instaurer de nouvelles institutions, fondées sur des bases économiques rénovées, dirigées et contrôlées par le peuple.
«Le châtiment est une façon commode de laver le crime en blanchissant les gouvernements et les systèmes qui le commanditent», Raoul Vaneigem.
M. K.
Comment (19)