La concomitance de deux niveaux de vigilance a encouragé la corruption (II)

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Les anciens ministres défilent devant le juge. PPAgency

Par Maître Nadira Azouaou – Dès 2005, en application des dispositions de la convention des Nations unies sur la criminalité transnationale, les pouvoirs publics algériens ont promulgué une série de textes pour prévenir et réprimer le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Mais ce n’est qu’en 2012 que le concept de «personne politiquement exposée» apparaît pour la première fois dans la règlementation algérienne. Il y est défini comme suit : «Tout étranger nommé ou élu, qui exerce ou a exercé en Algérie ou à l’étranger, d’importantes fonctions législatives, exécutives, administratives ou judiciaires (…)».

En restreignant la définition du PPE à «tout étranger», l’ordonnance de 2012 a introduit un critère de nationalité qui appauvrit les recommandations qui fondent les normes internationales et celles du GAFI. Ce faisant, elle exclut les Algériens exerçant de hautes fonctions au sein des institutions de l’Etat et des administrations. Ainsi, l’interprétation restrictive qui est faite des recommandations des Nations unies, du GAFI et de l’UE aboutit à exonérer les banques de la place du devoir de vigilance à l’endroit des ressortissants algériens répondant à la définition de PPE.

Le règlement de la Banque d’Algérie pris en application de l’ordonnance de 2012, ne corrige pas cette altération des normes internationales de vigilance autour des «personnes politiquement exposées», puisqu’il renvoie à ce qui est prévu par l’ordonnance de 2012. Il recommande toutefois aux banques et aux établissements financiers d’obtenir des renseignements suffisants sur l’origine des capitaux et d’assurer une surveillance renforcée sur «tout nouveau client» pouvant être considéré comme une «personne politiquement exposée». Cette recommandation résonne comme une timide rectification des dispositions de l’ordonnance de 2012, dans le sens d’un plus grand alignement avec les termes de la convention des Nations unies.

Pour autant, en réservant le champ de vigilance aux «nouveaux clients», cette rectification ne pallie que partiellement la dépréciation infligée par l’ordonnance de 2012 aux dispositions internationales. Le moyen même de cette dépréciation, l’ordonnance, a permis de faire l’économie du débat qu’auraient soulevé la loi et ses dispositions à l’Assemblée nationale. Un tel débat aurait pu être l’occasion de mettre en lumière les dérogations apportées par la loi aux dispositions recommandées et inspirer des interrogations sur les raisons à l’origine de ces dérogations.

De leur côté, les lignes directrices adoptées par la cellule du traitement et du renseignement financier (CTRF), la Banque d’Algérie et la commission de surveillance des opérations boursières (COSOB) , en soutien aux procédures de lutte contre le blanchiment de capitaux (LCB-FT), n’apportent pas davantage de précisions sur le concept de PPE ; ni sur les fonctions exercées par les personnes visées par ce concept ni sur la qualité de ceux qui leurs sont associés et les mesures particulières de vigilance à adopter à leur égard.

Les lignes directrices exhortent les assujettis à distinguer entre les clients occasionnels et les clients habituels. A adopter une politique d’acceptation des nouveaux clients en apportant un soin particulier à leur identification et en surveillant les mouvements sur leurs comptes par l’adoption de mesures de vigilance simplifiées ou renforcées. A privilégier une approche fondée sur l’analyse des risques et à effectuer les déclarations de soupçon auprès de la CTRF. Mais le concept de PPE n’est introduit qu’en creux, à titre d’exemple. Il n’est évoqué que subsidiairement et associé à une personne possédant une fortune dont l’origine est incertaine. On peut ainsi lire dans la directive de la Banque d’Algérie au paragraphe consacré à la politique d’acceptation des nouveaux clients : «En conséquence, il est indispensable d’exercer un devoir de vigilance rigoureux et renforcé vis-à-vis de la clientèle à hauts risques (ex., une personne ayant une fortune élevée d’origine incertaine, personne politiquement exposée), tandis que des exigences élémentaires peuvent être appliquées à l’égard d’un client exerçant une activité rémunérée et présentant un faible solde.» Ainsi, la prescription est explicitement dirigée contre les nouveaux clients assimilables à des PPE, tandis que les personnes déjà clientes de la banque sont affranchies des préoccupations de la directive de la Banque d’Algérie.

Enfin, si le concept de PPE est évoqué dans le paragraphe consacré aux «facteurs de risques élevés liés à la clientèle», il n’est assorti d’aucun développement approprié à l’enjeu de l’énoncé.

Comment interpréter les restrictions apportées par l’ordonnance de 2012 au concept de PPE ? Dans quelles intentions en a-t-on limité la portée aux seuls étrangers ? Pourquoi un tel appauvrissement du concept de PPE dans les textes règlementaires nationaux qui évoquent le concept sans en préciser le contenu alors que la documentation abonde à ce sujet ? Que recouvre la circonspection qui émane des recommandations de la Banque d’Algérie ? Autant de questions qui pourraient trouver leurs réponses dans les recommandations formulées par le GAFI dans son rapport d’évaluation mutuelle de 2011 sur l’Algérie.

Le rapport du GAFI

En tant que membre du groupe d’action financière pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (GAFIMOAN- MENAFATF), l’Algérie accepte des évaluations mutuelles de ses lois et de ses procédures en relation avec ces infractions. Dans le dernier rapport rédigé par le MENAFATF, examiné et adopté lors de la plénière du MENAFATF au titre d’une première évaluation au 1er décembre 2010, les appréciations sur le respect des recommandations du GAFI étaient graduées selon l’échelle suivante : largement conformes, conformes, partiellement conformes, non conformes et non applicables.

Sur le concept de PPE et plus particulièrement les mesures de vigilance mises en place par l’Algérie, le rapport relevait déjà à cette date : «L’absence de l’obligation de mise en place des systèmes de gestion des risques appropriés pour déterminer si un client potentiel, un client ou un propriétaire bénéficiaire est une PPE». Il soulignait : «L’exclusion du cadre juridique et prudentiel, relatif à la LCB/FT, le département du Trésor public du ministère des Finances et l’absence de rapport régulier de la cellule de traitement et du renseignement financier». Il notait qu’en matière de statistique, «aucun examen périodique n’est disponible sur l’efficacité des systèmes de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Aucune statistique n’est disponible sur les enquêtes et les actions juridiques du LCB-FT, ni sur le nombre de cas et de valeurs des biens gelés, saisis et confisqués liés au produit d’un crime. Ni sur les demandes d’assistance locale et internationale reçues ou notifiées en ce qui concerne la LCB/FT ni sur l’échange d’informations avec des institutions locales ou internationales apparentées». Il alertait enfin sur «les personnes exerçant dans l’économie parallèle et les systèmes officieux de change».

Si des correctifs ont été introduits depuis 2005, avec l’ordonnance de 2012, la loi de 2015 et la règlementation de la Banque d’Algérie, force est de constater le désintérêt du législateur à l’égard du concept de PPE, qui n’est toujours pas défini dans la législation algérienne. Une indifférence qui semble directement visée par l’une des conclusions du rapport mondial du GAFI établi en 2016 : «L’Algérie travaillera avec la MENAFATF dans la mesure où elle continuera d’aborder l’ensemble des questions de LCB/FT identifiées dans son rapport d’évaluation mutuelle». Or, comme l’illustrent les récents évènements, nombre de personnes incriminées dans les affaires de corruption présumée répondent à la définition universellement convenue de PPE.

Malgré cela, les décisions promulguées dans la loi de finances complémentaire pour 2015 et les notes de la Banque d’Algérie publiées en 2018 semblent s’éloigner encore plus des mesures de vigilance adoptées jusqu’ici. C’est ainsi que la loi de finances complémentaire pour 2015 avait institué un programme de conformité fiscale volontaire, en incitant toute personne à déposer auprès des banques les avoirs non déclarés, en contrepartie d’une taxation forfaitaire libératoire de 7%. Cette disposition précisait que l’origine de ces fonds ne devait être ni criminelle ni correspondre à un acte incriminé par le code pénal et la législation régissant la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Aucune évaluation des conditions de collecte et de vérification de l’origine de ces fonds n’a été dévoilée.

Plus encore, les notes de la Banque d’Algérie diffusées en 2018 exhortaient les banques intermédiaires agréées à cesser d’exiger des justificatifs pour les dépôts de fonds auprès de leurs guichets, hormis ceux relatifs à l’identité du client, au motif de l’interprétation parfois abusive des dispositions de la loi régissant le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, à l’origine du refoulement de capitaux par les banques.

Enfin, l’application de ces dispositions a été élargie aux dépôts et retraits effectués par la clientèle sur les comptes devises et renforcée par la levée des contraintes liées à l’ouverture de ces comptes, à la justification de l’origine des fonds les alimentant et, de manière générale, au fonctionnement du compte devises .

La somme de ces dispositions a abouti à ignorer les mesures de vigilance contenues dans les recommandations du GAFI et à n’opposer que des précautions de façade, fort éloignées des critères de surveillance exigés par le potentiel criminogène à l’origine du concept de PPE. Ainsi, le secteur bancaire algérien, loin d’être protégé de la toxicité des dépôts effectuées par les PPE, a été dépouillé des mesures immunitaires contenues dans les recommandations des Nations unies et du GAFI et rendu impuissant à faire obstacle aux déprédations financières qui trouvaient à se recycler par son truchement.

Mais qu’en est-il des banques étrangères exerçant en Algérie ?

Une loi, deux pratiques

Les procédures et les mesures de vigilance mises en place par les banques privées de la place, appartenant à des groupes étrangers, ont toutes alerté sur l’exposition accrue au risque de criminalité financière des «personnes politiquement exposées». Elles ont également insisté sur la vigilance à observer à l’égard des membres de la famille ou des personnes associées à la PPE.

A l’instar des grandes banques internationales, et conformément aux recommandations du GAFI de 2012 et aux dispositions internationales, les banques privées de la place ont décidé d’étendre les obligations pour les PPE qui résident dans un autre Etat membre ou dans un pays tiers, à l’ensemble des personnes qui exercent ou ont exercé d’importantes fonctions publiques, aux membres de leur famille et aux personnes qui leur sont étroitement associées, indépendamment de leur nationalité, de leur lieu de résidence ou celui de l’exercice de leur fonction. En outre, elles ont pris l’initiative d’identifier formellement les PPE, les membres de leur famille et les personnes qui leur sont associées, en prenant soin de rappeler les définitions convenues par les normes internationales pour ces personnes et en instaurant des mesures de vigilance renforcée à leur égard.

Elles ont également insisté sur l’identification du «bénéficiaire effectif» en mettant en exergue l’intercession entre les personnes associées à la PPE et la PPE elle-même, qui peut rester à distance lors d’une relation d’affaires entre la banque et la personne associée à la PPE, mais dont le revers de l’interposition révèle qu’en dernière instance, le «bénéficiaire effectif» est la PPE. C’est le cas notamment dans certaines constructions juridiques, en particulier à vocation patrimoniale, telles que les sociétés civiles immobilières, les fiducies, les trusts, dont les représentants sont des personnes associées à la PPE et dont le «bénéficiaire effectif» est en réalité la PPE.

Toutes ces mesures forgent une armature prudentielle conforme à la législation des pays d’origine des banques privées de la place et respectent les dispositions de la directive de 2015 du Parlement européen et de son Conseil, qui précise : «Les filiales et les succursales détenues majoritairement dans les pays tiers appliquent les obligations de l’Etat membre».

Cette mise en œuvre par les banques privées de la directive de 2015 se traduit par la concomitance de deux niveaux de vigilance sur la place financière algérienne. L’un, éloigné des normes prudentielles internationales et imposé aux banques publiques, l’autre conforme à ces normes et institué par les banques privées étrangères. Sachant la criticité de l’enjeu et les préjudices infligés à l’économie nationale par une telle dualité, on se demande pourquoi l’Association des banques et des établissements financiers (ABEF), chargée de participer à la régulation et de veiller à l’application uniforme des règles et des procédures édictées à l’intention des banques et des établissements financiers de la place, n’est pas intervenue pour demander qu’il soit remédié à cette situation, par le simple mais impérieux rappel des insuffisances de la loi et des textes subséquents. On se demande également si une évaluation de l’application des procédures LCB-FT, par toutes les banques de la place, a été menée, quelles en ont été les résultats et les actions qui en ont découlées et, a contrario, ce qui a empêché une telle évaluation.

Comment interpréter le fait que les grands groupes internationaux, auxquels les banques privées de la place sont rattachées, qui sont les dépositaires quasi obligés des fonds de la corruption transférés directement d’Algérie ou après avoir transité par des comptes-relais, n’aient pas procédé à des déclarations de soupçon à l’encontre des PPE algériennes qui leur ont confié leurs fonds ? Ce manquement est-il connu par les organes locaux ou communautaires chargés de la surveillance de ces banques ? Des mesures ont-elles été prises à cet égard ?

Les dispositions légales appliquées en la matière et la jurisprudence rendue par la Cour de justice de l’Union européenne et par l’organe disciplinaire de l’ACPR, apportent un éclairage sur ces sujets.

N. A.

Avocate, ancienne cadre de banque

(Suivra)

(*) Le titre est de la rédactio

Comment (6)

    Ahmed Sinoudj
    30 juin 2019 - 18 h 19 min

    Me Azouaou écrit: « On se demande également si une évaluation de l’application des procédures LCB-FT, par toutes les banques de la place, a été menée, quelles en ont été les résultats et les actions qui en ont découlées et, a contrario, ce qui a empêché une telle évaluation. »

    Ce serait bien de corriger légèrement une partie de ce paragraphe comme suit : »……, quels en ont été les résultats et les actions qui en ont découlé….. »

    La langue de Molière a ses exigences…

    karimdz
    30 juin 2019 - 6 h 44 min

    Avec des lois bien faites ou pas, la corruption existera. Regardez des pays comme l Italie ou la France.

    Bien-sûr que chez nous elle a été plus importante du fait que des lois consacraient ce mal.

    Ce qu il faut demain, c est une justice puissante et indépendante.

    Tatnahaou ga3
    29 juin 2019 - 16 h 44 min

    Ce système est fait pour gaver toute la nomenklatura algérienne avec aucune retenue.
    Alors pour remédier a cela il existe une seule solution
    Tatnahaou ga3.

    Depuis Ben Bella et Boumediène ...
    29 juin 2019 - 14 h 56 min

    …Les Barons aux cigares de la Havane faisaient légion.
    c’était le mode courant de gestion. On feint de le découvrir aujourd’hui pour effacer les ardoises et recommencer de plus belle !
    Faut pas s’étonner pas de contrôle ! pas d’alternance ! pas responsable ! pas coupable ! pas de comptes à rendre à personne !
    C’est un système Khabza. On transpire un peu tous les 5 ans pour truquer les élections et ça roule ma poule depuis 57 ans …et +++ si affinité ! Pourquoi changer un système qui gagne !!!

    Boudi
    29 juin 2019 - 13 h 49 min

    Ouyahia ne peut être coupable de tout ce qu on lui prête et quand la justice en vient à convoquer des pans entiers de ministères et autres organismes c est qu il y a malentendu qq part. Il est peut être temps de regarder du côté du système bouteflikien et de son « maître douvrage ». Il m’est avis que plusieurs ordonnances et lois prise sous bouteflika sont anticonstitutionnelles voire qui prêtent à la deconstruction

    Salim Samai
    29 juin 2019 - 10 h 57 min

    Enfin un DEBAT Fecond!
    Qui a permis/autorisé/fermé les yeux sur la Corruption?
    Le POLICIER/Controleur est PLUS COUPABLE que le Controlé/Voleur….qui n´a pas eté CONTROLÈ!

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