Comment l’argent dérobé aux Algériens a-t-il pu trouver asile à l’étranger ? (III)
Par Maître Nadira Azouaou – Dans sa directive de 2015, l’Union européenne recommande aux Etats membres de prévoir dans leur droit national des sanctions «effectives, proportionnées et dissuasives» contre tous les assujettis qui violeraient les obligations de vigilance, de détection et de déclaration qui leur sont imposées. Elle incite également à recenser dans la catégorie des «pays tiers à haut risque» tous ceux dont les dispositifs juridiques présentent des lacunes ou dont l’efficacité serait contestable.
Ainsi, l’obligation de vigilance exercée sur tous les mouvements de comptes et des opérations sous-jacentes, l’identification de chaque client, en particulier les PPE, les membres de la famille des PPE, les personnes associées aux PPE et la recherche constante du «bénéficiaire effectif» de la transaction, ont pour corollaire d’imposer aux assujettis de détecter les opérations suspectes et de procéder à des déclarations de soupçon auprès de la cellule du renseignement financier (CRF).
Dès lors qu’une transaction est suspectée d’être liée au produit d’une activité criminelle, les banques, les établissements financiers ou tout assujetti, doivent s’abstenir d’exécuter la transaction, mener des investigations et établir un rapport à la CRF, qui donnera ses directives. S’il apparaît que la suspension de la transaction n’est pas possible ou qu’elle pourrait entraver les investigations, une déclaration de soupçon est adressée sans délai à la CRF.
Les manquements aux obligations de vigilance, l’insuffisance des informations liées à l’identification du client et du bénéficiaire effectif, et le défaut ou le retard de déclaration de soupçon par les assujettis les exposent à de lourdes sanctions administratives et pécuniaires.
Un bref examen de la jurisprudence rendue par la commission des sanctions de l’ACPR et la Cour de justice de l’Union européenne apporte un éclairage édifiant sur la nature des manquements sanctionnés et l’étendue des sanctions prononcées.
Dans une décision rendue le 30 juin 2017, la commission des sanctions a considéré, parmi d’autres griefs, que «l’établissement ne recueillait pas toujours de manière satisfaisante les informations lui permettant de connaître ses clients, notamment lorsqu’il s’agit de PPE et qu’il n’a pas effectué de déclaration de soupçon dans 31 dossiers relatifs à des opérations qui auraient dû être déclarées à Tracfin». L’établissement financier poursuivi a été condamné à un blâme et à une sanction pécuniaire de 2 millions d’euros.
Dans une décision rendue le 19 juillet 2017, la commission des sanctions a retenu, parmi d’autres griefs, que «quelle que soit l’organisation retenue, et à chaque stade du processus débouchant, le cas échéant, sur une déclaration de soupçon, les diligences à accomplir le soient aussi rapidement que possible (…). Qu’ainsi, la Commission a déjà indiqué que tout retard dans l’envoi à Tracfin de ces déclarations de soupçon, par rapport à la date à laquelle l’opération suspecte a été réalisée, devait dès lors être justifié par l’énoncé, dûment documenté, des diligences accomplies pour passer du doute au soupçon». Ce faisant, la commission n’a pas retenu les arguments présentés en défense par la banque pour justifier «le fait générateur et le calcul des délais pouvant conduire à caractériser un retard dans la transmission d’une déclaration de soupçon à Tracfin» et a infligé à la banque un blâme et une sanction pécuniaire de 5 millions d’euros.
Dans une autre décision rendue le 3 juillet 2018, la commission des sanctions a retenu, parmi d’autres griefs, d’une part que l’établissement financier avait formulé tardivement des déclarations de soupçon sur des dossiers et que, d’autre part, il n’avait pas procédé aux diligences pour s’assurer de la licéité de l’origine des fonds déposés par une cliente. Que les arguments invoqués par la cliente pour justifier ses dépôts ne pouvaient écarter le soupçon et que l’avertissement adressé à la cliente ne pouvait se substituer à la déclaration de soupçon. Enfin, que la déclaration de soupçon effectuée après le rapport de la mission de contrôle devenait sans effet. L’établissement financier a été condamné à un blâme et à une sanction pécuniaire d’un million d’euros.
Sur un litige opposant un établissement de paiement à trois établissements de crédit, relatif à la résiliation par ces derniers des comptes dont celui-ci était titulaire, car ils le suspectaient de blanchiment d’argent, la Cour de justice de l’Union européenne a indiqué dans ses attendus : «Il résulte des termes à tout le moins que si l’article 13 de la directive sur le blanchiment de capitaux énumère certaines situations dans lesquelles les Etats membres doivent prévoir l’application de mesures de vigilance renforcées, cette énumération n’est cependant pas exhaustive. Les Etats membres disposent d’une marge d’appréciation significative, lors de la transposition de cette directive, quant à la manière appropriée de mettre en œuvre l’obligation de prévoir des mesures de vigilance renforcées et de déterminer tant les situations dans lesquelles il existe un tel risque élevé que les mesures de vigilance.»
Comment, dans ces conditions, les montants dérobés aux Algériens ont-ils pu trouver asile auprès des banques étrangères et singulièrement européennes, sans déclencher les alertes inhérentes aux règles de vigilance qu’elles exigent de leurs filiales en Algérie ? Comment le zèle qu’elles mettent à faire appliquer leurs directives n’a-t-il pas trouvé à s’exercer à l’égard des PPE algériennes, des membres de leur famille et des personnes qui leur sont associées ? Faut-il admettre qu’elles n’ont rien décelé qui aurait justifié de mettre en pratique les règles qu’elles ont édictées ou faut-il considérer qu’elles n’ont pas eu connaissance des informations sur les turpitudes des PPE algériennes qui nourrissent la presse depuis une décennie ? Ou bien faudra-t-il se résigner à envisager, horresco referens, que certaines PPE sont exemptées des dispositions qui les concernent ?
Quelle que soit la réponse, il y a là assez de matière pour actionner les leviers de la coopération internationale qui autorisent, selon les dispositions de la convention des Nations Unies sur la corruption, à «fournir des originaux ou des copies certifiées conformes de documents et dossiers pertinents, y compris des documents administratifs, bancaires, financiers ou commerciaux et des documents de société», au titre de l’entraide judiciaire. Seront-ils actionnés pour autant par la partie algérienne lorsqu’elle s’appliquera à rechercher les preuves nécessaires aux investigations menées lors des poursuites engagées ?
Ce sera également l’occasion de mettre à l’épreuve les nombreuses conventions et accords internationaux signés depuis 2011 par la CTRF, avec divers pays, pour l’échange d’informations entre les cellules du renseignement financier. De s’interroger aussi sur le sort réservé aux dispositions de la convention des Nations unies qui prévoient que chaque Etat partie «notifie aux institutions financières relevant de sa juridiction, à la demande d’un autre Etat partie ou de sa propre initiative, l’identité des personnes physiques ou morales dont elles devront surveiller plus strictement les comptes, en sus des personnes que les institutions financières pourront par ailleurs identifier.» Il en va de même pour les dispositions de l’article 30 de la directive de 2015 de l’Union européenne, relative à la création d’un registre national des «bénéficiaires effectifs» et l’introduction de cette disposition dans la législation nationale des Etats membres. Leur invocation devant permettre, ainsi que le prévoit la procédure fixée en l’espèce, à toute personne justifiant d’un intérêt légitime, de saisir le juge commis à la surveillance du registre du commerce et des sociétés aux fins d’être autorisée à obtenir communication du document relatif au «bénéficiaire effectif».
A cet égard, l’affaire des «Panama Papers» qui avait défrayé la chronique en Algérie parce qu’elle impliquait des PPE algériennes, est révélatrice des recours possibles. Car elle révèle comment un ministre en exercice en Algérie entre 2012 et 2017, agissant dans l’objectif de dissimuler un compte en suisse, avait demandé à un cabinet d’avocats panaméen de lui fournir un certificat prouvant que la société-écran créée pour dissimuler son statut de «bénéficiaire effectif», ne détient pas un autre compte au Panama. Cette demande avait été introduite par le cabinet d’études et de conseil situé au Luxembourg, qui gère la fortune de cet ex-ministre auprès du cabinet d’avocats qui avaient créé cette société. La demande avait été formulée un mois après la divulgation du scandale.
Les services de la conformité du cabinet d’avocats panaméen ont refusé de délivrer ce document au motif que ladite société avait été créée un an après la nomination de cette PPE au poste de ministre en Algérie. Que l’identité et la qualité du «bénéficiaire effectif» avaient été dissimulées lors de la création de la société et que les modalités du transfert des fonds en Suisse, présumés issus de la vente de ses biens en Algérie, n’avaient pas été précisées. C’est dire que si un pays comme le Panama s’est obligé à appliquer des mesures de vigilance à l’égard des PPE algériennes, alors qu’il est considéré par le rapport d’évaluation mutuelle de 2016 du GAFI comme présentant des défaillances stratégiques dans ses procédures de lutte contre le blanchiment de capitaux, on est en droit d’attendre une réaction au moins aussi rigoureuse de la part des banques européennes dans l’application des mesures qu’elles ont elles-mêmes édictées.
N. A.
Avocate, ex-cadre de banque
(Suivra)
(*) Le titre est de la rédaction
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