Restitution des fonds spoliés : les recours, les formes, les délais (IV)
Par Maître Nadira Azouaou – A partir de 1988, les conventions internationales se sont attachées à élargir les définitions des infractions sous-jacentes au blanchiment d’argent, à développer la coopération internationale et à adopter des mesures pour le gel et la confiscation des biens et des avantages tirés du produit du crime. Mais Il faudra attendre l’année 2000 avant que le principe de la restitution des biens soit évoqué pour la première fois dans la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée.
Toutefois, si les dispositions de cette convention exhortaient les Etats parties à restituer en priorité les biens incriminés aux pays requérants, elles étaient subordonnées à l’existence de dispositions légales dans le droit national du pays requis. Elle recommandait également que la restitution des avoirs confisqués intervienne sous forme de contributions régulières, que le pays requis «s’efforcerait de verser volontairement» à un compte ad hoc et dans le cadre d’un mécanisme de financement des Nations unies, ou de verser à ce compte un pourcentage des fonds ou de la valeur correspondante du produit du crime ou des biens confisqués.
Là encore, cette incitation était soumise au droit national de chaque Etat partie et aux dispositions qu’il prévoyait ou non pour la mise en œuvre de ce dispositif. Un dispositif dont les modalités ne seront évoquées qu’en 2003 par la Convention des Nations unies contre la corruption.
Le conseil de l’Europe et l’OCDE (UE) ont également aménagé, à partir de 1990, des mécanismes pour organiser la confiscation des avoirs en créant des bureaux de recouvrement des avoirs et en développant la coopération internationale. En 2007, la décision du conseil de l’Europe affichait pour ambition que «le crime ne paie pas» en s’attaquant à ces gains, avant d’inscrire, en 2010, la confiscation des avoirs dans la lutte contre le crime organisé dans une «stratégie de sécurité intérieure».
Ainsi, le principe de «geler, saisir et réutiliser les avoirs acquis illicitement et les autres biens en rapport avec le crime» s’affirmera progressivement, et les bureaux de recouvrement des avoirs verront leur compétence élargie à la gestion des biens gelés et saisis, dans l’objectif d’en préserver la valeur avant leur confiscation et dans l’attente d’une décision de justice. Toutefois, là encore, la restitution des biens au sein de l’Union européenne demeure subordonnée aux mécanismes attachés au droit national de chaque Etat. Cette réserve, inscrite à chaque avancée de la législation, apparaitra à l’usage comme un moyen bien commode pour neutraliser les actions de recouvrement engagées par les peuples victimes des déprédations financières.
Restitution ou administration des avoirs ?
A l’obligation de restitution par le pays requis, prévue dans la convention des Nations unies de 2000, la Convention des Nations unies de 2003 a substitué le droit de recouvrement du pays requérant sur les biens d’origine illicite et dont la mise en œuvre est liée à la reconnaissance de son droit de propriété sur ces biens. Ce qui signifie, d’une part, que la charge de la preuve sur l’illicéité des fonds incombe au pays requérant et que, d’autre part, les procédures engagées par celui-ci seront confrontées et éprouvées aux dispositions du droit national de l’Etat requis.
C’est ce qui ressort des interprétations que les pays requis font lorsqu’ils appliquent les dispositions de la convention des Nations Unies qui prévoient que «l’Etat partie qui a confisqué les biens en dispose y compris en les restituant à leurs propriétaires légitimes antérieurs conformément aux dispositions de la convention et à son droit interne.»
Loi et pratique en Suisse
L’exemple de la Suisse sur ce point est édifiant. Le législateur y a adopté, le 18 décembre 2015, une loi régissant la restitution des valeurs patrimoniales des «personnes politiquement exposées» ou de leurs proches, lorsque l’acquisition de ces valeurs est entachée par des soupçons de corruption, de gestion déloyale ou par d’autres crimes.
Par cette loi, le Conseil fédéral peut ordonner le gel en Suisse des avoirs d’une PPE, soit en réponse à une demande d’entraide judiciaire formulée par un pays requérant, Etat d’origine de la PPE, soit en vue de la confiscation, en cas d’échec de la procédure d’entraide judiciaire.
Dans le premier cas, la durée du blocage des valeurs patrimoniales prononcé est de quatre ans, mais le Conseil fédéral peut prolonger le blocage d’une année renouvelable si l’Etat d’origine a exprimé sa volonté de coopérer dans le cadre de l’entraide judiciaire. La durée maximale du blocage pouvant atteindre dix ans.
Dans le second cas, les fonds sont bloqués jusqu’à ce qu’une décision de confiscation définitive soit rendue. Mais le Conseil fédéral peut charger le département fédéral des Finances (DFF) d’ouvrir devant le Tribunal administratif fédéral une action en confiscation des valeurs patrimoniales bloquées.
Si la loi de 2015 ne fixe pas clairement les mécanismes de restitution au pays requérant, on peut néanmoins en inférer que la restitution intervient, en théorie, pour répondre aux objectifs suivants :
– améliorer les conditions de vie de la population du pays d’origine,
– renforcer l’Etat de droit dans l’Etat d’origine et contribuer ainsi à lutter contre l’impunité.
Ainsi, se prévalant de l’illégitimité des gouvernements de certains pays requérants, le droit suisse ne conçoit la restitution des valeurs patrimoniales confisquées que sous forme de financement de programme d’intérêt public. Des procédures sont alors mises en place pour contrôler l’utilisation et le suivi de ces programmes de financement en accord avec l’Etat du pays d’origine. A défaut d’accord sur les conditions fixées, ces programmes de financement sont mobilisés et contrôlés par le biais d’organismes internationaux. Cette procédure est soumise à un prélèvement de 2,5% du montant des valeurs confisquées pour couvrir leur gestion par les organismes suisses qui les détiennent.
C’est ainsi que la Suisse a restitué 321 millions de dollars au Nigéria dans le cadre de l’affaire Sani Abacha. Le programme de financement a fait l’objet d’un projet soutenu et supervisé par la Banque mondiale qui a contrôlé l’usage des fonds. Malgré cela, certains projets n’ont jamais vu le jour, tandis que d’autres ont connu un début d’exécution mais ne sont pas allés à leur terme.
L’Angola a bénéficié également d’une restitution qui s’est déroulée en deux étapes. 21 millions de dollars ont été restitués en 2005, par le biais de programmes de développement ou de programmes de déminage. Puis, 43 millions de dollars en 2012 au travers de projets de développement. L’Agence suisse de développement était en première ligne pour instruire les besoins et suivre l’affectation des fonds. Un certain nombre de points d’interrogation demeurent sur l’affectation d’une partie des avoirs.
Loi et pratique en France
Si la législation française se prévaut d’un dispositif efficace pour la lutte contre la corruption, elle n’a procédé à la restitution d’aucun bien ou avoir mal acquis. Plus encore, les dispositions en la matière ne prévoient aucun mécanisme de restitution. A cet égard, la loi de 2010 a introduit le principe de «possibilité de partage» avec un Etat étranger des avoirs confisqués en France, sur la base d’une décision rendue par les autorités compétentes de l’Etat requérant.
Encore faut-il que l’exécution d’une ordonnance de confiscation étrangère introduite dans le cadre de l’entraide judiciaire ne soit pas refusée au motif qu’elle est de nature à porter atteinte à l’ordre public ou «aux intérêts essentiels de la nation», ou que les faits à l’origine de la demande ne soient pas constitutifs d’une infraction selon la loi française, ou encore que les biens sur lesquels elle porte ne soient pas susceptibles de faire l’objet d’une confiscation selon la loi française.
Le même sort peut être réservé à l’exécution de la confiscation si la décision étrangère a été prononcée dans des conditions n’offrant pas de garanties suffisantes au regard de la protection des libertés individuelles et des droits de la défense.
Il semble bien que le seul cas où la France ait accepté de considérer une demande de restitution de valeurs spoliées soit celui de l’ancien dictateur centrafricain, Bokassa. Le produit de la vente aux enchères des avoirs saisis, soit 3,3 millions de francs, n’a jamais été restitué au peuple centrafricain, mais transféré à la First Curaçao International Bank qui s’était prévalue d’une créance détenue sur la république de Centrafrique.
Dans l’affaire du dictateur haïtien Duvalier, la France avait mis sous séquestre, en 1986 et à la demande des autorités haïtiennes, les châteaux et les appartements détenus par celui-ci en France. Mais, alors que la Cour d’appel d’Aix en Provence avait confirmé la compétence du tribunal de grande instance de Grasse de poursuivre Duvalier, au nom d’Haïti, la Cour de cassation française a invalidé cet arrêt en invoquant «le défaut de pouvoir des juridictions françaises de connaître des demandes d’un Etat étranger sur des dispositions de droit public, dans la mesure où, du point de vue de la loi française, leur objet est lié à l’exercice de la puissance publique.»
Enfin, le procès de M. Obiang éclaire la complaisance de certaines banques à l’égard de certaines PPE. Dans cette affaire, le fils du président de la Guinée Equatoriale a été jugé à Paris pour blanchiment et détournement de fonds publics pour un montant évalué à 150 millions d’euros, alors que ses revenus étaient estimés à 80 000 euros par an. Le tribunal a reconnu dans cette affaire la compétence des juridictions françaises et a écarté le moyen de l’immunité invoqué par le prévenu au motif que le blanchiment est une infraction autonome et que les infractions sous-jacentes, le détournement de fonds publics et la corruption, ont de lourdes conséquences pour les économies nationales. Le tribunal a en outre relevé la complaisance des banques qui ont laissé transiter des flux financiers sans procéder à la déclaration de soupçon. Dans sa décision du 27 octobre 2017, le tribunal a condamné M. Obiang à 3 ans de prison avec sursis, à 30 millions d’euros d’amende et à la confiscation de tous les avoirs et biens. Pour autant, aucun bien n’a été restitué à la Guinée Equatoriale.
A quoi devons-nous nous attendre ?
Les enjeux financiers et politiques autour de la notion de PPE expliquent les obstacles permanents dressés par les banques et les autorités des pays requis, ainsi que le zèle procédural dont ils font preuve dans l’application des mécanismes de restitution des avoirs et des biens mal acquis aux peuples victimes des déprédations financières. Le combat juridique que s’apprêtent à engager sur ce sujet des ONG et des associations représentant les intérêts de la société civile algérienne sera donc long et ardu. Même si les décisions de justice rendues ont parfois dénoncé la complaisance, voire la duplicité de certaines grandes institutions financières à l’égard des PPE.
L’argumentaire invoqué par les pays réceptacles, selon lequel les Etats d’origine se trouvent dans une situation de défaut de légitimité, qu’ils sont dans l’incapacité de mener à bien les procédures de poursuite contre leurs propres PPE et que les avoirs restitués risquent d’être recyclés dans les circuits de la corruption, s’il n’est pas toujours faux, sert en dernier lieu ceux qui l’invoquent, en justifiant le caractère confiscatoire des mesures prônées. Mais cet argumentaire ne peut dissimuler le simple fait que les avoirs qu’il permet de confisquer restent logés dans le circuit financier de ces pays, pour leur plus grand bénéfice et au détriment des peuples auxquels ils appartiennent.
C’est donc au sein des pays requérants que le combat doit être mené, en rénovant les institutions de contrôle et les mesures de vigilance à l’égard des PPE, afin qu’il ne soit plus possible de détourner ou de transférer des richesses en toute impunité et, le plus souvent, sans recours, sous couvert de positions de pouvoir. En rétablissant également, de manière irrécusable, le bien-fondé des demandes de restitution par la restauration de la légitimité des représentants des pays victimes de ces exactions.
N. A.
Avocate, ex-cadre de banque
(Suite et fin)
Voir Le droit bancaire algérien. Le contrôle des changes, les investissements étrangers et le commerce extérieur, Nadira Azouaou et Moussa Lahlou, éditions Gaïa, 2018.
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