L’usage de la force est un aveu de faiblesse
Par Mesloub Khider – En cette période de soulèvements populaires déferlant partout dans le monde, depuis la France (avec les Gilets jaunes) jusqu’au Soudan, en passant par le Venezuela et l’Algérie, l’unique réponse apportée par les gouvernants aux manifestants revendiquant leur droit de vivre dignement est la répression.
De toute évidence, dans tous les pays en proie aux révoltes sociales et politiques, l’Etat muscle son bras armé, affirme sa puissance, manifeste sa force écrasante, dresse des remparts de plexiglas pour défendre son ordre établi. Aux revendications légitimes du peuple, il répond toujours, avec plus de férocité, par la répression. Quand la répression policière ne suffit pas à tempérer les ardeurs des manifestants pacifiques, l’Etat déploie l’armée pour procéder à la «pacification» du pays, parfois par l’usage de balles réelles contre les civils, comme au Soudan où plus de 120 personnes ont été tuées par la junte militaire dans la répression contre la contestation.
Aujourd’hui, la répression policière prend de nouvelles formes. En effet, la police s’appuie sur un armement toujours plus impressionnant et sophistiqué pour défendre l’ordre établi. Outre l’exhibition effrayante d’un redoutable équipement répressif à la technologie meurtrière effroyablement développée, l’Etat n’hésite pas à déployer des milliers de forces de l’ordre lors d’une simple manifestation pacifique. Manière épouvantable d’intimider et de terroriser les manifestants. Moyen terrifiant de dissuader et de décourager les manifestants.
En France, jamais depuis la Commune de Paris de 1871 et la Guerre de libération nationale de l’Algérie (1954-1962), on a assisté à un tel déchaînement de violence contre la population civile. En effet, avec les manifestations des Gilets jaunes, les violences policières ont été extrêmement sanglantes. A chacune des contestations organisées le samedi, on a dénombré des centaines de blessés graves causés par la répression policière. De nombreux manifestants ont été éborgnés par les tirs des flashball. Plus grave, contre les manifestants, la police française utilise régulièrement des armes de guerre. A chaque manifestation des Gilets jaunes, les forces répressives vident leurs réserves de gaz lacrymogènes et de grenades, preuve de l’acharnement de ces forces de l’ordre à charger et à mater violemment les manifestants. De surcroît, au cours de ces opérations de répression, outre l’usage inattendu de blindés militaires pour réprimer les manifestants, le gouvernement Macron a appelé en renfort l’armée pour suppléer les forces policières dans le maintien de l’ordre établi.
Ainsi, rien n’arrête l’escalade répressive policière. De manière générale, ces dernières années, lors des manifestations, les forces de l’ordre utilisent fréquemment des LBD (Lanceurs de balle de défense). En France «démocratique», cette arme de guerre a été introduite en 1995. Le LBD 40, ressemblant à un fusil, possède la précision d’une arme de guerre.
Le LBD a été initialement employé par les policiers de la BAC (Brigade anticriminalité) patrouillant dans les quartiers populaires, ces cités-dortoirs où sont parquées les classes populaires, assimilées aux «classes dangereuses». Après expérimentation sur les populations paupérisées souvent issues de l’immigration, cette arme de guerre s’est généralisée, banalisée, «démocratisée», puisqu’elle sera ensuite massivement utilisée lors des répressions policières contre les manifestants pour pacifier leurs ardeurs revendicatives, leur apprendre la docilité, l’obéissance, la soumission. Aujourd’hui, aussi bien dans les manifestations que dans les quartiers populaires, les forces répressives n’hésitent pas à utiliser fréquemment cette arme de guerre contre la foule. Les blessures occasionnées sont souvent très graves. Et le nombre de personnes blessées, mutilées et même tuées par cette arme de guerre est considérable.
Au reste, les Lanceurs de balles de défense (LBD) introduisent une véritable logique de guerre. Cet arsenal de guerre a pour «vocation» de mutiler et de terroriser la population insubordonnée, insoumise, révoltée.
En fait, ces dernières décennies, les répressions policières s’étendent toujours des marges de la société turbulente vers la population civile urbanisée pacifique. Particulièrement vrai lors des mobilisations revendicatives, toujours en pleine expansion du fait de l’accentuation de la crise économique, du durcissement des mesures antisociales gouvernementales et de la disqualification des régimes despotiques partout contestés. Aussi assistons-nous à la banalisation de la répression, de la violence policière. Certes, au départ, la répression policière s’est exercée, en guise d’expérimentation, uniquement contre les marges de la société, la population «déviante», les classes pauvres des cités populaires. Mais avec l’aggravation de la crise économique et politique, sur fond de précarisation et de paupérisation de la petite bourgeoisie et de la «classe moyenne», accompagnée de révoltes sociales récurrentes, la répression policière s’est étendue de plus en plus à l’ensemble de la population, toujours autant massivement mobilisée dans les manifestations pour protester contre la dégradation de ses conditions sociales ou pour exiger le départ d’un régime dictatorial et mafieux, comme cela se déroule actuellement au Soudan et en Algérie. En effet, après avoir sévi longtemps particulièrement contre les manifestations radicales politiques et les quartiers populaires en ébullition, la répression policière s’exerce aujourd’hui contre toute la société civile, mobilisée dans les mouvements sociaux. Elle s’abat sans distinction sur tous les rassemblements, quel que soit le motif des revendications.
En fait, en cette période de crise économique systémique, accompagnée de révoltes sociales et politiques récurrentes, l’objectif de l’Etat est d’éviter l’occupation de la rue par le peuple. D’empêcher de transformer la rue en espace public de liberté. Car tout espace public de liberté occupé est propice au développement de la solidarité entre manifestants, à l’éclosion du débat politique entre égaux, à l’épanouissement d’une fraternité au sein du mouvement et, par voie de conséquence, à la naissance d’une force collective populaire capable de disputer le pouvoir aux instances dirigeantes dominantes. Autrement dit, la rue devient un contre-pouvoir.
Qui sème la répression récolte l’insurrection
En Algérie, aujourd’hui, à la faveur du soulèvement emblématique populaire contre le système, les vieux démons répressifs s’emparent à nouveau du Méphistophélès étatique algérien. Le prurit de la répression démange son corps policier, aujourd’hui sous tutelle de l’état-major de l’armée. Décidément, ce régime est né dans la guerre pour l’obtention de l’indépendance nationale, acquise grâce aux seuls sacrifices de la population, et se perpétue par la guerre livrée à la totalité de la population mise sous dépendance.
Ainsi va la société sécuritaire algérienne fondée sur une insécurité sociale et économique généralisée de la population. Le régime nous a toujours nourris de peur et de matraques. En Algérie, la pacification des mouvements sociaux s’opère toujours par la répression policière. La satisfaction des revendications démocratiques, par la militarisation de l’Etat (en vrai comme dans tout autre Etat démocratique bourgeois : l’usage de la répression policière, voire militaire dépend de la menaçante puissance de l’insurrection du peuple, la France des «droits de l’Homme nous le prouve actuellement»).
Paradoxalement, au moment où la «société civile» algérienne s’installe pacifiquement dans la rue pour la transformer en Agora, l’état-major de l’armée s’empare de l’Exécutif pour gouverner par la hogra. Au moment où le nouvel homme fort de l’inamovible régime honni et vomi, Ahmed Gaïd-Salah, appelle le peuple algérien pacifique à la modération de ses revendications (pourtant démocratiques), il ordonne, dans le même temps, à son bras armé, les forces de police, de réprimer sans modération les manifestants pacifiques. A croire que le pouvoir mise sur le pourrissement et le chaos pour justifier la mise au pas du peuple algérien, la militarisation des institutions algériennes avec comme corollaire l’encasernement de toute l’Algérie.
La répression ne peut qu’enhardir la colère et renforcer la détermination du peuple algérien, déjà aguerri, à poursuivre son combat contre ce régime grabataire illégitime. La répression contre le mouvement ne peut que le rendre encore plus populaire. Qui plus est, les Algériens, victimes de violences policières, vont se radicaliser et comprendre la véritable nature de l’Etat : être au service de la classe dominante et gouverner par la répression au besoin. En outre, l’opposition du peuple algérien aux violences policières va fédérer leurs forces pour mieux organiser leur résistance et contribuer ainsi à la convergence de leur lutte afin d’instaurer une société authentiquement démocratique et égalitaire, en rupture avec l’ancien système.
Ironie de l’histoire, une giboulée de matraques ou une averse de gaz lacrymogènes aiguise davantage la conscience politique d’un peuple que des années de militantisme professé par des partis politiques. La répression policière accélère l’émergence de la conscience de classe plus rapidement que des années de campagnes électorales. De fait, les campagnes-mascarades électorales ont exactement l’effet inverse : elles contribuent à émousser la conscience de classe, à désamorcer un mouvement subversif en période révolutionnaire, à dévoyer le peuple de son projet d’émancipation. Ahmed Gaïd Salah, en fin stratège, a bien compris le pouvoir d’érosion de la conscience et de démobilisation politique des élections. De là s’explique son insistance obsessionnelle à inviter diligemment les Algériens aux urnes, ces réceptacles funéraires des revendications émancipatrices du peuple algérien en révolte. L’élection est l’antidote de la Révolution. En particulier quand le peuple est sur le point de reconquérir sa liberté par l’instauration de son propre pouvoir, fondé sur une authentique démocratie directe, horizontale, dirigée par ses représentants élus et révocables. En vérité, la démocratie représentative des riches est l’arme des classes possédantes braquée contre le peuple pour lui imposer leur «dictature constitutionnelle».
Au reste, à présent, la répression permet au peuple de comprendre la fonction réelle de la police dans une société de classe. En effet, la police n’a qu’une seule fonction : et ce n’est certainement pas de faire la circulation, ni de lutter contre la délinquance (par ailleurs sous-produit de la société de classe car la misère engendre immanquablement la criminalité). Dans tous les pays, la police est créée pour mater les révoltes et maintenir l’ordre existant ; autrement dit, pour assurer la protection et la tranquillité des classes possédantes.
Aujourd’hui, en cette période de soulèvement populaire contre le système, après quelques semaines de complaisante bienveillance, le régime opaque casqué algérien dévoile son véritable visage. Après une courte phase de «tolérance» débonnaire et calculée, à nouveau la répression policière s’abat sur le peuple algérien. En effet, actuellement, sous divers prétextes, comme avec la dernière lubie du général Ahmed Gaïd-Salah d’interdire l’emblème amazigh lors des manifestations, pourtant, quatre mois durant, librement brandi dans toutes les villes d’Algérie sans soulever aucune hostilité parmi la population algérienne (arabophone), ni de condamnation de la part du pouvoir nébuleux actuel, la répression a pris des proportions inquiétantes, notamment avec l’arrestation et l’emprisonnement de plusieurs dizaines de manifestants. En outre, au cours des dernières manifestations, notamment lors des 18e et 19e vendredis, la police a multiplié les provocations, les arrestations, l’usage de teasers, de canons à eau et de grenades lacrymogènes pour disperser des manifestants pacifiques.
Dans son dernier communiqué, la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (LADDH) a qualifié le comportement des forces de l’ordre de «répression injustifiée et choquante». Pour la LADDH, «le pouvoir politique procède à contre-courant, en privilégiant la solution de la force et la répression contre le peuple pacifique qui a montré beaucoup de retenue et de responsabilité. Les choix du pouvoir ne feront qu’envenimer le climat au risque de mener le pays vers l’irréparable et le chaos».
En tout état de cause, en France comme en Algérie, au Soudan comme au Venezuela, l’usage de la force par l’Etat est l’expression de sa faiblesse. Quand la force devient son seul moyen de gouvernement, cela indique que le pouvoir n’a aucune (sortie) politique à proposer ; plus aucun programme social et économique à offrir au peuple réduit à la paupérisation.
Cela signifie surtout que les classes dirigeantes ont brûlé toutes leurs cartouches. Elles ne gouvernent qu’à coups d’escarmouches. Avant de tomber comme des mouches. Sous l’assaut du peuple qu’aucun pouvoir n’effarouche.
M. K.
Comment (17)