Comment le régime Bouteflika a voulu aliéner les Algériens
Par Houria Aït Kaci – Ni l’Orient et ses monarchies ni l’Occident et son ultralibéralisme ne doivent imprégner le changement de régime qui s’opère en Algérie actuellement. Le mouvement populaire du 22 février, qui se réfère à la lutte de libération du 1er Novembre 1954 et à la Charte de la Soummam sur la fondation d’«un Etat démocratique et social», s’oppose à toute ingérence étrangère voulant puiser dans ses propres référents historiques pour édifier la deuxième République algérienne.
Le régime déchu (non défait) de Bouteflika a laissé la porte grande ouverte aux influences étrangères nocives de l’Orient, avec l’idéologie wahhabite répandue par la monarchie saoudienne et ses satellites (Emirats arabes unis, Qatar), visant à détruire la culture, les traditions, les croyances et l’identité du peuple algérien. Les mosquées, l’école, les médias furent les meilleurs relais pour ces tentatives d’aliénation et ce travail de sape caché derrière l’appartenance au même monde arabo-musulman.
Cette appartenance décrétée depuis l’indépendance du pays, pour des raisons politiques, a servi de référent idéologique à tous les gouvernements successifs. Mais sous le règne de Bouteflika, qui s’était exilé au Moyen-Orient pour fuir la justice de son pays, l’influence moyen-orientale a pris une grande proportion. Une fois président, Bouteflika, qui avait été pris en charge par les rois et les émirs lors de son exil doré, a favorisé – retour d’ascenseur oblige – l’octroi d’importants marchés à des hommes d’affaires saoudiens, émiratis et qataris, au détriment de capitalistes nationaux et de l’Etat. Ce fut le cas de [l’égyptien] Orascom ou encore celui de Dounia Parc, avec le groupe émirati EIIC (Emirates International Investment Company), qui a bénéficié d’une levée de fonds de 100 milliards de dinars auprès des banques publiques algériennes, pour ne citer que ces deux exemples de deux scandales financiers.
Cette influence a été observée également sur le plan culturel, avec les manifestations de la ville «capitale arabe», moyennant de gros budgets et favorisant des contrats douteux mais sans aucun apport à la culture algérienne. Au niveau de la langue, nombre d’Algériens furent complexés à tel point qu’ils se mirent à mimer la façon de parler orientale et à rejeter tamazight et la derja, langues authentiquement algériennes.
Au niveau religieux, les salafistes wahhabites qui ont investi les mosquées et les écrans cathodiques sont toujours à l’œuvre. Surfant sur la vague du mouvement populaire, ils viennent de menacer le secrétaire général de la Coordination nationale des imams, Djeloul Hadjimi, qui a été empêché de diriger son prêche. Ces extrémistes religieux qui sont, dit-il, «une minorité ayant ses propres référents doctrinaires et idéologiques», s’opposent depuis le terrorisme à l’islam tolérant, pratiqué par les Algériens depuis des siècles. Ils ont assassiné des imams et décrété «illicites» les traditions religieuses des Algériens.
La tête de l’ancien ministre en charge du culte, Mohamed Aïssa, qui s’est opposé à ces salafistes, en défendant l’islam tolérant algérien, celui du juste milieu et de la paix, avait été demandée à plusieurs reprises par Riyad. Mais on n’a pas entendu Bouteflika défendre publiquement son ministre, comme on n’a pas vu son ministre de la Justice sévir contre les violences de ces extrémistes qui agissent au vu et au su de tous. Il a eu des positions critiques sur la lutte antiterroriste, en menaçant les généraux de l’armée algérienne, qui avait vaincu le terrorisme, de les faire traduire devant le Tribunal international (TPI). Y a-t-il eu un deal entre Bouteflika et ses sponsors saoudo-émiratis à ce sujet et au sujet d’autres domaines de la politique nationale ? L’armée ayant vaincu militairement le terrorisme, Bouteflika aurait-il été chargé de le réhabiliter politiquement et idéologiquement ?
Le wahhabisme, mouvement politico-religieux ou «internationale islamiste» que Riyad veut imposer aux Etats et peuples musulmans, en uniformisant l’islam mondial et en supprimant les traditions de chaque pays, ressemble étrangement au néolibéralisme occidental auquel Bouteflika a également ouvert largement les portes. Alors que le wahhabisme prône la suppression des spécificités et particularismes religieux nationaux, l’ultralibéralisme s’attèle à la disparition des frontières nationales pour laisser régner, sans encombre, le capitalisme financier dominant.
Ainsi, les objectifs des monarchies arabes et ceux des multinationales se rejoignent dans une même partition. L’un dépouille les peuples de leur âme et l’autre de leurs richesses. Ces monarchies aident activement et financièrement les partis islamistes à prendre le pouvoir dans les pays musulmans qui, à leur tour, se mettent à la solde des puissances occidentales. Il ne faut pas oublier que la monarchie des Al-Saoud a été placée sur le trône par l’impérialisme anglo-saxon, tout comme la confrérie des Frères musulmans, pour jouer le rôle de gendarme et préserver les intérêts occidentaux dans cette région riche en pétrole. La rapine coloniale et néocoloniale se révèle aujourd’hui sous de nouveaux habits, comme la «mondialisation» et le «terrorisme».
L’Occident a, lui aussi, bénéficié des largesses de la part de l’ex-président Bouteflika, qui n’a jamais caché son admiration pour ce camp, en ouvrant le pays à l’expansion du modèle économique de croissance ultralibérale qui a détruit le tissu industriel national, au profit de l’import-import, au grand bonheur des sociétés françaises exportatrices, ce qui a favorisé la naissance d’une oligarchie nourrie à la rente pétrolière.
La corruption, qui a existé à moindre échelle sous les présidents Boumediene et Chadli, s’est généralisée sous Bouteflika. Elle a pénétré jusqu’au sommet de l’Etat, tout le système (politique et économique) et permis l’enrichissant des bourgeois bureaucratiques et compradores liés aux réseaux mafieux étrangers. Les travailleurs et les couches moyennes qui manifestent aujourd’hui ont été laminés, l’argent ayant été siphonné par les circuits de la corruption au lieu de servir à créer des emplois et développer le pays.
Tous les projets d’infrastructures présentés comme les «grandes réalisations» des 20 ans de règne de Bouteflika, devant sortir l’Algérie du sous-développement et la propulser au rang de pays émergent, connaissent des retards et des malfaçons, synonymes de pots-de-vin (bakchichs) octroyés sous la table. Selon l’Association algérienne de lutte contre la corruption (AACC), pas moins de 60 milliards de dollars ont ainsi été détournés en seulement quinze ans, sans compter la fuite des capitaux vers les banques européennes, l’évasion fiscale vers les comptes-offshore ou paradis fiscaux et les investissements, notamment dans l’ancienne puissance coloniale, en bien immobiliers et commerces.
En cette période de l’après-Bouteflika, les Algériens, qui ne sont ni des Orientaux, ni des Occidentaux mais d’origine amazighe, appartenant à l’espace géographique nord-africain, doivent savoir défendre leurs propres intérêts et préserver leurs racines profondes sur lesquelles se sont brisées les tentatives séparatistes de l’armée coloniale française, comme en Kabylie ou dans le Sud. Ils ont préservé leur identité, leur langue, leurs traditions, leurs coutumes, dont ils n’ont pas à avoir honte dans leurs relations avec les autres peuples. Mais on ne peut s’affirmer devant les autres que si nous affirmons notre identité propre.
Aujourd’hui, le peuple algérien, qui a exprimé sa revendication d’une véritable indépendance et d’une deuxième République démocratique, sans interférence étrangère, est soumis aux menées des lobbies (pas toujours visibles) des deux camps, aussi bien oriental qu’occidental, pour influencer le mouvement populaire dans ses revendications et le pouvoir actuel dans sa démarche de dialogue et de sortie de crise.
Les Algériens, qui ont su éviter tous les pièges de la division et de la fitna, pourront-ils construire une nouvelle République démocratique authentique qui n’obéit à aucune chapelle ? Ils devront pour cela s’appuyer sur l’histoire de leur pays et leur propre expérience pour édifier un nouveau régime politique et un système économique et social alternatif pour répondre aux besoins des citoyens et d’une économie nationale souveraine mais ouverte sur le reste du monde.
La lutte de libération nationale et les luttes démocratiques menées depuis l’indépendance du pays doivent servir de source d’inspiration pour tous les patriotes qui doivent mettre entre parenthèses leurs divergences afin de faire émerger un «Etat démocratique et social», comme inscrit dans la Charte de la Soummam, dans lequel pourront vivre libres et égaux tous les Algériens.
Le 5 juillet, le peuple sortira dans la rue en masse, uni, pour renouveler le serment pour l’indépendance et rendre hommage à celles et ceux qui se sont sacrifiés pour que vive l’Algérie. Ce sera la meilleure réponse à ceux qui échafaudent des plans d’une guerre civile en Algérie où l’on verrait les avions de l’Otan débarquer avec, en éclaireur, un certain Bernard-Henri Lévy, comme en Libye voisine.
H. A.-K.
Journaliste
Ndlr : Le tire est de la rédaction
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