Interview exclusive – Abdelaziz Rahabi : «Le socle de l’Etat-nation est en danger»
Abdelaziz Rahabi est catégorique : si le dialogue ne se tient pas dans les plus brefs délais, ce sera inéluctablement la confrontation. Et si le changement tarde à venir, c’est parce qu’il «signifie pour beaucoup une perte de la rente», affirme le coordinateur du Forum du dialogue national, tout en soutenant que «le hirak a libéré l’expression et les énergies». Interview.
Algeriepatriotique : Comment évaluez-vous les résultats du Forum du dialogue national dont vous venez de coordonner les travaux ?
Abdelaziz Rahabi : Je suis globalement satisfait parce que nous avons pu convenir d’une plateforme consensuelle qui représente, à mon avis, une amorce de dialogue. Le dialogue doit commencer et ce que nous proposons est juste le début du dialogue et non une sortie de crise. Nous n’avons pas la prétention de proposer une initiative globale et consensuelle. Le consensus reste à faire avec d’autres initiatives. L’objectif du Forum est de participer à la sortie de la crise parce que nous avons pris conscience de la gravité de la situation. Nous vivons un vide constitutionnel, les perspectives pour une solution politique ne sont pas très claires ni visibles et il y a une radicalisation de toute part. L’absence de perspective a créé la crainte et la peur chez les Algériens et je pense que le moment du dialogue entre tous les Algériens est arrivé.
Avez-vous eu des échos du pouvoir concernant votre plateforme ?
Non. Nous n’avons eu aucun signal de quelle que nature que ce soit à part l’accueil favorable des médias publics, globalement.
Avez-vous eu des échos du hirak ?
Je vous remercie d’avoir posé cette question. Je pense que la question n’a pas été soulevée suffisamment par les médias. La réunion d’Aïn Benian a été consacrée, dans la matinée, aux syndicats et partis politiques et la seconde partie des travaux a été essentiellement dédiée aux jeunes des mouvements associatifs et aux jeunes du hirak qui ont afflué de l’intérieur du pays même pour s’exprimer. J’ai donné la parole à 64 personnes du mouvement populaire et qui ont été très critiques vis-à-vis de la classe politique et très critiques vis-à-vis du pouvoir, mais qui ont fait preuve d’une maturité et d’une responsabilité impressionnantes, surprenantes mêmes. Ces jeunes ont fait la démonstration qu’ils étaient capables d’assumer pleinement la période à venir.
Les jeunes ont pris conscience de leur engagement politique, qu’il ne faut pas compter sur les autres pour aller vers le changement, mais qu’il faut compter sur soi-même, qu’il faut entrer dans le fait politique. Et une de mes plus grandes satisfactions était dans les interventions de l’après-midi. D’ailleurs, il y a eu de très mauvais procès, dans les médias, sur la plateforme d’Aïn Benian. Cette dernière est ouverte et nullement scellée. Elle est négociable. C’est une plateforme qui peut être enrichie. Elle n’appartient pas à un parti, à un groupe politique ou à un groupe associatif ; elle appartient à tous les signataires.
D’où émanent les attaques contre la plateforme ?
Il y a une attaque massive contre le principe même du dialogue. Cette attaque est insignifiante par rapport à son impact, mais elle est dangereuse parce qu’elle renseigne sur des capacités – je ne sais si elles sont nationales ou internationales − de nuire à un processus de dialogue. Nous ne pouvons pas comprendre qu’un Algérien qui vit la crise actuelle puisse rejeter le dialogue comme option de sortie de crise. Ou c’est le dialogue ou c’est la confrontation. Nous, nous privilégions le dialogue pour sauver l’Algérie. Nous privilégions le dialogue pour sauver l’Etat algérien. Je privilégie le dialogue parce que je sais que seule des élections libres et transparentes participeront à l’instauration d’un système démocratique en Algérie. Cela, si un président est élu démocratiquement de façon claire, transparente et sans fraude, qui sera porté par une légitimité des urnes et qui pourra enclencher les premières réformes démocratique de l’Algérie indépendante.
Je ne comprends pas et je ne comprendrais jamais que des attaques aussi virulentes, aussi bien des réseaux sociaux que des médias, puissent viser une dynamique de dialogue destinée essentiellement à trouver une issue à la crise. Et je pense que le dialogue ouvert sans exclusive est la seule solution en ce moment. Et, de toutes les manières, tout a été essayé en Algérie, sauf le dialogue, alors c’est la voie la plus consensuelle, la plus pacifique et c’est la voie qui créé le plus de convergence. Le dialogue est une action portée par les convergences. Il faut arriver à un compromis solide entre toutes les revendications, celles qui sont portées par le hirak, celles qui sont exprimées par la classe politique et la société civile et celles de l’Etat. Comment converger tout cela ? Il faut le faire dans le sens de la responsabilité. Il faut sauver l’Eta-nation, le socle de l’Etat-nation est en danger. Il faut dialoguer est donner le temps au dialogue. Dans notre histoire, nous avons donné suffisamment de temps, trop de temps, à la confrontation. Aujourd’hui, il est l’heure de donner le temps au dialogue.
Des personnalités et des partis politiques n’ont pas pris part au Forum. N’ont-ils pas été invités à y participer ou ont-ils refusé d’y assister ?
Tout le monde a été invité. J’ai principe de ne pas parler au nom des autres. C’est aux autres qu’il faudra demander pourquoi ils ne sont pas venus. Le Forum est un espace pour une initiative ; un espace ouvert à toutes les initiatives. Je l’ai voulu comme espace de dialogue, d’échange et de convivialité et j’ai voulu qu’il soit ouvert à toutes les sensibilités.
Vous me donnez l’occasion de souligner que tous les invités au Forum sont des membres des partis et de la société civile. Moi-même, je n’ai invité qu’une personne, l’imam Aït Aljat qui ne pouvait venir pour des raisons de santé. La société civile et des partis politiques ont participé à l’organisation du Forum. Cet espace n’est pas exclusif et peut être ouvert à d’autres espaces. Nous ne pouvions pas inviter toutes les plateformes. Cela aurait demandé beaucoup de temps, beaucoup de moyens et d’organisation.
Il y a une très forte demande d’expression. Le hirak a libéré l’expression et les énergies. Et il y a quelques espaces d’expressions pour ces énergies nouvelles. Il y a chez certains des formes de proposition exceptionnelles, sensées, fondées, matures, le tout sur un socle patriotique.
Quelle sera la prochaine étape ? Y aura-t-il un autre Forum ?
Je pense que ceux qui ont adhéré à la plateforme d’Aïn Benian – que ce soit à titre individuel, partisan ou associatif − doivent pouvoir faire la promotion de ladite plateforme. Ce n’est pas un cadre exclusif. Il est dit dans le document qu’elle est ouverte à des amendements et à des enrichissements. C’est une base de travail et de dialogue.
Ceux qui n’ont pas assisté au Forum peuvent-ils l’enrichir et y apporter des modifications ?
Bien sûr ! Il faut juste trouver un cadre. Si un débat est engagé entre un parti politique, une personnalité, des élites ou des syndicats avec les forces de l’alternative démocratique, nous pouvons chercher les convergences entre leurs plateformes et celle d’Aïn Benian.
La plateforme d’Aïn Benian appartient à tout le monde. Elle n’appartient pas à un groupe de partis. Elle a été signée par tous les présents, qui étaient au nombre de 700. A ce titre, le document appartient à la collectivité. Il n’est l’apanage ni la propriété de personne. Il est de droit à tous les Algériens qui voudraient y souscrire. Ils ne souscriraient pas à la plateforme en tant que telle, mais ils peuvent souscrire à l’esprit de la plateforme. On peut ne pas accepter ce document dans toute son intégralité, mais on peut accepter l’idée d’aller vers le dialogue pour sortir de la crise. On peut, valablement, accepter l’idée qu’il faut des mesures d’apaisement et des garanties destinées au peuple algérien et, aussi, à donner des signes d’ouverture du pouvoir vers la plate-forme qu’il faut envisager comme le début d’un dialogue.
Etes-vous optimiste ?
Je suis raisonnablement optimiste pour deux raisons. Tous les Algériens qui sortent, comme ceux qui ne sortent pas, ont pris conscience de la gravité de la situation. Aujourd’hui, quand vous sortez, les gens ne vous disent pas de continuer à manifester. Ils disent : «Nous sommes inquiets, trouvez-nous une solution !» Quelle est la solution ? Nous avons probablement vécu une période pendant laquelle les Algériens rendaient uniquement le pouvoir responsable de l’impasse. Aujourd’hui, nous allons finir par être nous-mêmes tenus responsables de l’impasse, parce que nous n’avons pas été suffisamment généreux et parce que nous n’avons pas été capables d’avoir un compromis solide entre nous.
J’ai conscience de la gravité de la situation, j’ai conscience que toute la classe politique et la société civile doivent faire un effort. J’ai confiance en les attentes des Algériens lesquelles sont claires et irrévocables : un système démocratique dans lequel ils auront leur mot à dire, dans lequel ils pourront contrôler les richesses publiques et dans lequel ils n’y aura plus de déni de justice ni de hogra.
Les revendications du hirak sont en elles-mêmes un programme. Un véritable programme électoral pour celui qui voudrait s’engager dans les présidentielles, mais ce sont aussi des indications très claires en direction du pouvoir et en direction de la classe politique. La situation n’est pas simple ni normale. Je pense que nous devons tous avoir un sens de la responsabilité, nous élever à la hauteur de ce que les Algériens attentent de nous. Le temps n’est plus à l’égoïsme. Il est temps pour les plus ambitieux d’entre nous de différer leurs ambitions et de travailler en vue d’une solution la moins couteuse, la moins longue et la plus rapide possible parce que le temps peut favoriser la radicalisation du mouvement.
La légitimité du pouvoir en place est arrivée à échéance. Que va-t-il se passer, selon vous ?
Je pense que nous ne sommes plus dans le débat sur la légitimité du pouvoir. Cette dernière ne s’est jamais posée en Algérie depuis 1962, parce que le problème n’est plus là. Nous parlons de transition démocratique depuis 1962. L’Algérie s’appelle l’Algérie démocratique et populaire, mais nous sommes en 2019 et nous n’avons pas encore construit la démocratie, donc la transition dure depuis 1962. Le débat n’est pas sur la légitimité mais plutôt comment passer cette phase dans laquelle il y a une crise, aussi bien institutionnelle que politique, ce à quoi il faut ajouter la crise économique. Pourquoi ? Parce que nous n’investissons que dans un environnement favorable à l’investissement. Nous investissons quand nous sentons qu’il y a des mesures de confiance et aussi quand il y a une visibilité. Or, ces éléments manquent à l’Algérie d’aujourd’hui.
L’Algérie de 2019 ne présente pas de garanties pour l’investissement et pour la relance de l’emploi. Voilà ce qui est inquiétant. Ajoutons à cela tous les risques que nous vivons à nos frontières. Nous avons sept frontières communes, très longues et très difficiles à protéger, ce qui implique un coût économique élevé et une mobilisation humaine très forte.
Pour résumer, tous les secteurs sont sous pression. Et c’est cela la crise. La crise, c’est quand les Algériens vous disent «nous sommes inquiets !», c’est comme cela que je mesure la crise.
En clair, que risquent les Algériens si cette situation perdurait ?
Si la situation venait à durer, nous entrerons dans une sorte de désobéissance civile qui serait une menace non seulement pour la stabilité du pays, mais pour l’Etat que l’Algérie essaie de construire depuis 1962, un Etat démocratique, un Etat solide. C’est la plus grande des garanties pour les Algériens. Seulement, un Etat ne peut être solide que lorsqu’il est juste. Un Etat ne peut être solide que lorsque les élus seront élus par une légitimité véritablement populaire.
Dans une crise aussi globale que celle que traverse l’Algérie, nous ne pouvons pas analyser les choses de façon sectorielle. La crise, qui est globale, nécessite des solutions globales. La crise que nous vivons aujourd’hui nécessite l’engagement et des concessions de tous. Elle nécessite l’esprit de responsabilité et aussi d’être véritablement à l’écoute des Algériens. C’est ce que j’ai entendu à Aïn Benian quand j’ai donné la parole aux jeunes, qui demandent à être écoutés.
Finalement, il y a très peu d’espace de libre expression en Algérie et notamment à l’intérieur du pays. Alger n’est pas le bon miroir de la réalité algérienne. A l’intérieur du pays, les espaces d’expression sont très limités parce que les walis exercent le pouvoir politique local et il y a dans le système politique algérien actuel énormément de résistance au changement parce que le changement signifie pour beaucoup une perte de la rente. C’est pour cela que la question des mesures de confiance et d’apaisement est posée par toute la classe politique. Elle est posée par l’ensemble des Algériens. Le pouvoir doit monter des signaux véritablement favorables au dialogue, favorable à la normalisation de la situation. Et si la situation se normalise dans des délais très courts, nous pouvons envisager un retour à la normale.
Nous n’avons plus le choix. Je pense que le temps des calculs politiques, des ambitions et de la stratégie de la fragilisation de l’autre et révolu. Nous sommes dans une dynamique démocratique irréversible parce qu’elle est portée par le peuple, car la seule garantie que nous avons dans cette dynamique irréversible c’est le peuple et personne ne peut donner des garanties à part le peuple. C’est grâce au peuple que nous avons pu recouvrer cette liberté d’expression, cette dignité et cette fierté.
Faudra-il attendre «mardi» pour connaître la réponse du pouvoir ?
Notre plateforme est avant tout destinée aux Algériens. Elle est destinée essentiellement à ceux qui ont peur pour leur pays et à ceux qui ont une volonté sincère de participer à la sortie de la crise. L’histoire et Dieu jugeront. Ceux qui ne sont pas d’accord avec nous sont aussi sincères. Je ne ferai un procès d’intention à personne. Je dis seulement que la voie du dialogue est la voie la moins coûteuse et la moins longue pour arriver à une solution en Algérie. Il n’y a pas que la plateforme d’Aïn Benian. Il y en a d’autres. Nous devons tous travailler ensemble pour faire converger ces plateformes.
Dans mes contacts avec toutes les forces politiques, j’ai senti deux choses : j’ai senti une très forte détermination à sortir de la crise mais pour instaurer un système démocratique uniquement. J’ai senti aussi l’absence de confiance envers le pouvoir politique. Ceci s’explique par les 58 dernières années. Il est très difficile de construire une confiance entre un peuple et son système quand vous connaissez la nature de votre système. Cela demande du temps et je n’espère pas beaucoup. Les Algériens n’ont pas confiance et si la confiance n’est pas instaurée, il sera difficile d’envisager des élections dans des délais raisonnables. Nous devons tous travailler pour instaurer la confiance.
Comment faire pour converger les exigences du peuple, de la classe politique et du pouvoir ?
C’est la responsabilité de la classe politique, du pouvoir, des patriotes algériens. Et les Algériens sont tous patriotes. Ils ont chacun sa façon de s’exprimer. Ils s’expriment dans la diversité, mais ils sont fondamentalement attachés à leur pays et à la stabilité de leur pays.
Nous devons observer les expériences de déstabilisation qu’il y a eu dans le monde. Tout peut arriver à n’importe quel moment si ne n’entrons pas réellement dans une dynamique de dialogue et d’apaisement. Une dynamique de dialogue, d’apaisement et de recherche de compromis solide, c’est la responsabilité de tout le monde, pas seulement de l’armée, pas seulement de la classe politique et pas seulement de hirak, mais de tous.
Poursuivrez-vous vos contacts avec les personnalités et les partis politiques ?
Je continuerai, à titre individuel, avec ceux qui partagent mes convictions sur la nécessité de travailler pour sortir le pays de l’impasse politique. Je continuerai à travailler, à essayer d’élargir cette plateforme et à jeter des passerelles avec les autres initiatives. Je le ferai avec tout le monde, y compris avec les autres partis politiques qui n’ont pas participé au Forum. Egalement, avec les récalcitrants au dialogue, parce que nous avons besoin de nous parler pour nous comprendre. Nous ne savons pas nous parler.
L’Algérie a été dirigée par une logique de rapport de force depuis l’indépendance, depuis la Guerre de libération. C’est le rapport de force qui a prévalu dans la détermination des politiques. Il faut que le dialogue prenne la place de l’esprit de confrontation et c’est la responsabilité de tout le monde. Ce que je dis n’est pas un discours politique de principe ; il procède essentiellement de ma crainte de voir mon pays persister dans la crise, de voir mon pays soumis à des pressions internes très fortes, de voir mon pays tourner le dos au dialogue et retourner à l’esprit de confrontation.
Ce qui me rend véritablement optimiste, c’est l’attachement des Algériens à leur pays. Je sais qu’à un moment, la raison et le bon sens prendront le dessus parce qu’il ne s’agit pas de sauver un système, mais il s’agit de sauver un pays. Cela, tout le monde en est conscient.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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