Pourquoi il faut dépasser l’opposition entre l’armée et le hirak
Par Ramdane Hakem – Le discours du général Gaïd-Salah du 10 juillet laisse l’amère impression que le commandement de l’armée met en œuvre une feuille de route dont il ne déviera pas : casser le hirak par tous les moyens et organiser au plus tôt des élections présidentielles sous son contrôle. Par ailleurs, depuis quelques semaines, la radicalisation de la contestation populaire s’est focalisée sur la personne du vieux général dont le nom est voué aux gémonies, et sur la demande que «l’armée retourne dans ses casernes» : dawla madania maççi askaria.
Ainsi, les deux forces les plus importantes sur la scène politique s’appréhendent chacune l’autre comme l’obstacle qu’il faut réduire. Elles ne se voient plus pour ce qu’elles sont en réalité : des partenaires devant trouver, ensemble, les solutions aux graves problèmes qui se posent au pays. Elles ont au contraire en partage la même attitude réductrice face aux problèmes collectifs, une tare qui conduit la formidable éclosion populaire du 22 février dans une impasse aux conséquences possiblement calamiteuses. Rien de bon n’en sortira, ni pour le hirak, ni pour l’armée et surtout pas pour l’Algérie.
Ces velléités jusqu’au-boutistes des uns et des autres s’expliquent en partie par la pauvreté de la culture du dialogue dans notre société. Que ce soit en matière de religion, dans la famille, dans la tribu ou le village, et évidemment dans l’armée, le discours autoritaire, l’injonction, ont toujours prévalu, et le changement de l’ordre social établi s’est toujours effectué dans la violence. Notre éducation traditionnelle nous prédispose à refuser de voir la part de vérité qui existe chez notre contradicteur car elle met en cause le caractère absolu de la part de vérité que nous portons. Ce faisant, nous nous condamnons non seulement à la violence, mais aussi à ne pas nous enrichir de ce que l’autre, l’altérité, nous apporte.
Par sa masse et ses slogans, le hirak a mis en cause la légitimité des institutions qui ont assuré la cohésion de la société jusque-là. Ces dernières, durant plus de 50 ans, ont été acceptées, malgré leurs imperfections et les soubresauts récurrents de la révolte, car elles nous avaient rendu possible le progrès social, à nous les «indigènes». L’Algérie indépendante a permis une multiplication par quatre de sa population et le niveau de vie des gens est sans commune mesure comparé à ce qu’il était avant 1962 (ou même en le rapportant à la situation sociale des pays voisins).
L’inconvénient est que ces avancées sociales étaient, dans une très large mesure, adossées à la redistribution de la rente des hydrocarbures. L’amenuisement de cette dernière à partir 2014 fait gripper la machine à fabriquer le progrès social et révèle la fragilité du mode d’organisation social existant, les injustices qu’il engendre deviennent insupportables. L’indignation généralisée devant les pratiques de prédation qui ont culminé sous le régime des Bouteflika met en cause la légitimité des médiations les plus importantes, leur pertinence à empêcher l’éclatement de la cohésion de la société ; ces médiations constituent les démembrements de l’Etat.
Les deux grands points de vue qui s’affrontent actuellement représentent le parti de l’ordre et celui du mouvement ; ils sont tous deux à la fois unilatéraux et incomplets. Le premier défend à juste raison le besoin d’ordre dont dépend la continuité de la société, mais il considère, à tort, qu’un assainissement (lutte contre la corruption) suffira pour rétablir la normalité pervertie par les pratiques maffieuses du régime Bouteflika. Il ne voit pas que le désajustement entre les aspirations des gens et les possibilités de l’Etat a atteint une irréversibilité telle que le changement des médiations sociales les plus importantes devient impératif. Le second représente le besoin de changement et appelle à juste titre à l’arrachage de toutes les représentations du système honni (yetnahaw gaâ) ; mais il suppose, à tort, qu’en faisant table rase du système, spontanément, la société adoptera le mode d’organisation idoine et ne versera pas dans l’anarchie que les tensions et fractures sociales «libérées» ne manquent pas de déchaîner.
Au lieu que chacun se recroqueville sur sa part de vérité, n’est-il pas plus avantageux pour tous d’aborder ces questions en termes de dépassement de l’ordre social actuel ?
De fait, le mode de développement suivi depuis l’indépendance (au-delà de ses limites réelles et des changements qu’il a connus) a été efficace dans la mesure où il a maintenu la cohésion de la société en généralisant le progrès social. Il n’était toutefois pas efficient, au sens où les réalisations accomplies l’ont été au prix d’un énorme gaspillage de ressources. La fin de la rente des hydrocarbures révèle qu’il a également piégé la société : un gouffre immense et de plus en plus béant s’est creusé entre les capacités réelles de l’Algérie à créer des richesses (hors la rente) et les aspirations démultipliées de sa population en termes de consommation (dont l’essentiel est importé grâce au pétrole et au gaz). L’ajustement inévitable entre ces deux termes (création de richesses et besoins sociaux) menace la société d’une régression sociale catastrophique. Nous avons connu une période analogue suite à l’effondrement des cours des hydrocarbures de 1986 ; elle a conduit aux «événements» de 1988 et à la décennie noire des années 1990. La leçon n’a pas été tirée.
Cette fois, le recul de la rente semble irréversible. Le pays ne pourra garder sa cohésion devant le rouleau compresseur de la contrainte extérieure que par une mobilisation inédite de toutes ses énergies autour d’un impératif : faire croître son efficience dans la création de richesses. Les dernières paroles du président Boudiaf, premier des bâtisseurs de l’Algérie contemporaine, étaient : «Par quoi nous dépassent-elles, ces sociétés avancées ?» Il répond : «Par la science». La survie de l’Algérie comme acteur proactif sur la scène mondiale dépendra de notre capacité à généraliser la culture scientifique et technique au sein de notre société.
L’aiguisement des conflits claniques au sein du pouvoir puis la révolte populaire et maintenant les formes que prend la polarisation des luttes politiques ne sont que la traduction dans la conscience des acteurs de ces dynamiques profondes qui meuvent les structures économiques et sociales.
La question qui interpelle les patriotes est la suivante : quel nouveau mode d’organisation permettra de mobiliser les Algériens dans le but de faire monter l’efficience de la société à créer des richesses, et ainsi éviter la régression sociale et continuer la marche du pays sur le chemin du progrès social ?
Ceux qui pense que la réponse à cette question est facile n’y auront rien compris. Il n’existe pas de modèle préétabli pour engendrer la croissance et le développement à l’heure des interdépendances mondialisées : ni le FMI, ni le retour à l’étatisme, ni encore moins la charia ou dawla islamiya ne sont la solution. Je n’ai moi-même pas de réponse, mais je sais qu’il s’agit d’une guerre au sens économique, social et culturel à mener, et elle sera beaucoup plus difficile et complexe que la guerre au sens militaire. Dans cette guerre, l’ennemi n’est ni l’Amazigh, ni l’islamiste, ni le commandement de l’armée, ni même la France ou le Maroc : l’ennemi est l’ignorance, ce fléau qui nous maintient englués dans le sous-développement.
L’heure est à l’invention, ensemble, de nouveaux compromis, de nouvelles médiations sociales qui permettront, d’un côté la libération des énergies de la société, de l’autre leur mobilisation dans le cadre d’un projet centré sur le travail qui fasse monter notre capacité à créer des richesses et améliore nos conditions de vie. Cela revient, je le crois, à redonner vie à l’esprit du 1er Novembre 1954 au sein des générations actuelles. Alors, s’il vous plaît, arrêtons les déchirements qui épuisent l’Algérie et mettons-nous à table pour retrouver, ensemble, les chemins du progrès social pour tous !
R. H.
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