Ahmed Benbitour à Algeriepatriotique : «Le temps n’est plus au dialogue»
«Avec la rentrée sociale, on aura une explosion plus importante du mouvement populaire», prédit l’ancien chef du gouvernement. Pour Ahmed Benbitour, plus les symboles de l’ancien régime retardent leur départ, plus les exigences se multiplient et plus il sera difficile d’arriver à une solution. «Sans changement de tout le système de gouvernance, nous allons vers une catastrophe», alerte-t-il.
Algeriepatriotique : Différentes initiatives s’organisent pour enclencher le processus d’une sortie de crise. Vous en êtes absent. Pourquoi ?
Ahmed Benbitour : D’abord, il faut bien comprendre que je ne suis pas contre les initiatives. Toutes les initiatives sont bonnes, mais elles doivent converger vers une solution. A mon avis, pour que ces initiatives convergent, il faudrait qu’aussi bien les gens du hirak que les gens du pouvoir – ce sont les deux forces qui sont en présence aujourd’hui – désignent une équipe qui analyse ces différentes initiatives, pour mette en place une initiative optimale qui devrait déboucher sur une négociation des modalités de changement de système de gouvernance puisque c’est ce que demande le hirak depuis le 22 février. C’est le changement de tout le système de gouvernance qui est réclamé. Je ne suis pas présent parce que je n’en vois pas la raison, d’autant que j’ai expliqué ma propre vision des choses, donc je n’ai pas besoin d’aller vers une initiative.
Votre nom a été cité parmi la liste des 23 personnalités dont Karim Younès voudrait qu’elles rejoignent le panel proposé par Bensalah…
Que les choses soient claires. Je n’ai pas été invité, ni moi ni les personnes qui ont été citées dans la liste. C’est une liste qui a été rendue publique à la suite d’une réunion de ce panel, dont je ne me considère pas concerné. Non pas parce je n’ai pas été invité, mais parce que, encore une fois, je crois que le temps n’est plus au dialogue. Aujourd’hui, les positions sont claires. Le hirak demande le changement de tout le système de gouvernance. Le système de pouvoir n’a pas, jusqu’à aujourd’hui, répondu. S’il y a une réponse, ce sera pour une négociation sur les modalités de changement de système de gouvernance. S’il y a cette volonté d’aller vers une négociation des modalités de changement de système de gouvernance et que le hirak a besoin de conseils, de consultation, je suis prêt à apporter ma consultation et mon conseil, mais sans aucune manière me substituer au hirak. Le hirak est là, c’est lui qui monte en force. Il faut l’aider à monter en force et à concrétiser sa demande essentielle qui est le changement de tout le système de gouvernance.
Pensez-vous que l’objectif de ce panel n’est pas de changer le système de gouvernance ?
Vous pouvez avoir un objectif, mais en ayant les mauvais instruments. Aujourd’hui, le panel ne prend pas les instruments qu’il faut. Nous n’avons pas une idée ni de la finalité ni de l’objectif du panel. Nous ne savons pas qui est derrière : est-ce un panel qui a émergé comme cela où bien a-t-il été désigné par des autorités ? Nous n’en savons rien. S’il est désigné par les autorités, que les choses soient claires et, à ce moment-là, ce sera la négociation plutôt que le dialogue. S’il est sorti d’un quelconque groupe, quelle autorité, dans ce cas-là, aurait-il pour mettre en œuvre les solutions qu’il dégagera ? Je crois que, malheureusement, à cet instant où nous nous parlons, le panel n’est pas dans la voie de sortie de crise ; y participer n’apporterait pas grand-chose.
Le mouvement de contestation populaire en est à son cinquième mois et le pouvoir est toujours entre les mains des symboles de l’ancien régime. Comment expliquez-vous cela ?
Il faut bien comprendre que tous les gens qui sont au pouvoir aujourd’hui étaient pour un 5e mandat. Qu’est-ce qui a changé essentiellement ? C’est le 22 Février qui a tout basculé. Les gens sont sortis pour réclamer le changement de tout le système de gouvernance. Nous sommes en phase de construction de rapports de force et il arrivera un moment où le rapport de force sera en faveur du hirak et, c’est à ce moment-là seulement que se déclenchera le processus de changement de système de gouvernance. Il ne faut pas s’inquiéter. Il y a du travail bien fait par le hirak.
Exemple : si nous revenons en arrière et analysons la situation de la société avant le 22 février, nous dirons qu’elle souffrait de cinq maux : la perte de la morale collective, la violence qui devient un instrument privilégié de règlement de conflits entre les individus, entre des groupes d’individus et entre des individus et l’Etat, la corruption généralisée, l’individualisme et le fatalisme. Après cinq mois de hirak, nous pouvons dire aujourd’hui que ce dernier a démontré que ces maux ne sont plus là. C’est un élément très intéressant et très positif. Les gens, à travers le monde, disent que les Algériens se montrent très organisés, très disciplinés et unis, et cela est un point très positif en faveur de hirak. Il ne faut pas dire que le hirak n’a rien amené ; il a amené déjà cet élément important. Ce résultat positif, il faudra bien le comptabiliser en faveur du hirak, lequel doit être encouragé pour continuer, pour construire un rapport de force qui finira par amener les tenants du pouvoir à négocier le changement.
Le statu quo voulu par le pouvoir ne risque-t-il pas d’affaiblir le hirak, selon vous ?
C’est clair ! Nous sommes en construction de rapport de force, donc chacun veut affaiblir la force de l’autre et c’est normal. [Ils] (le pouvoir, ndlr) avaient espéré que le Ramadhan allait les affaiblir. Cela n’a pas marché. Ils espèrent que le hirak s’essoufflerait pendant cet été mais cela ne marchera pas, parce qu’à partir du moment où le hirak a imposé sa présence, le nombre de personnes, qu’ils soient un million ou neuf cent mille, n’est pas important. L’important est qu’ils soient là. Je suis persuadé qu’après les vacances et avec la rentrée sociale, on aura une explosion plus importante du mouvement populaire.
Des personnalités qui ont donné leur accord pour participer au panel sont jetées en pâture à la vindicte populaire alors même que leurs choix ne sont pas ceux du pouvoir. Pourquoi le fait d’être pour le dialogue est-il synonyme de trahison ?
Les points de vue sont divergents. Aujourd’hui, la difficulté est que nous avons deux rapports de force : le système de pouvoir et le hirak. Le hirak, jusqu’à aujourd’hui, n’a pas désigné d’une façon claire ces porte-parole, de ce fait, n’importe qui peut parler en son nom. Que des gens veuillent faire avancer les choses en participant à une discussion, c’est une bonne chose à enregistrer. Il faudrait juste analyser toutes ses initiatives, ses mouvements et dialogues pour en faire émerger la solution et faire aboutir la solution vers le changement de système de gouvernance.
On a l’impression que le mouvement populaire refuse de désigner ses représentants, refuse le dialogue…
Non, le hirak ne refuse rien. Aujourd’hui, il est en train de construire un rapport de force. Tant que le rapport de force n’a pas amené les tenants du pouvoir à dire qu’ils sont prêts à négocier, cela ne servirait à rien de choisir des personnes et les jeter à la vindicte populaire pour rien. C’est une très bonne stratégie du hirak de n’avoir pas encore désigné de représentants. Lorsque le pouvoir sera prêt, je suis sûr qu’à ce moment-là, le hirak désignera ses représentants.
Il y a plusieurs initiatives qui naissent chaque jour afin de trouver une solution acceptée par les deux parties. Pourquoi ces initiatives n’arrivent-elles pas à être regroupées en une seule pour leur donner plus de poids face au pouvoir ?
Je ne pense pas, non. Les initiatives, plus elles sont larges, mieux c’est. Il faudrait que le hirak, d’un côté, et les tenants du pouvoir de l’autre, désignent une équipe qui doit analyser toutes ces initiatives et en faire sortir l’initiative optimale qui servirait à un point de départ, à des négociations pour le changement.
Toutes les initiatives proposées par la société civile et les partis politiques posent des préalables non négociables avant tout dialogue avec le pouvoir en place qui les ignore. Comment expliquez-vous cette attitude des décideurs actuels ?
Tous les décideurs actuels étaient là avant le 22 février. Ils étaient là pour un 5e mandat. Aujourd’hui, il y a un changement imposé par le hirak et je pense qu’ils ne sont pas encore arrivés à la conclusion que leurs propres intérêts – ceux du pays sont clairs et nets – feraient qu’ils partiraient le plus tôt possible. Parce que plus on retarde [leur départ], plus les exigences se multiplient et plus il sera difficile d’arriver à une solution pour eux d’abord, avant de parler de solution pour le peuple. Pour ce dernier, sans changement de tout le système de gouvernance, nous allons vers une catastrophe.
L’état général du pays est inquiétant à plus d’un titre, alertent de nombreux observateurs : économie bloquée, droits de l’Homme bafoués, médias muselés… Quelle analyse faites-vous de cette situation ?
J’ai déjà expliqué que la société souffrait de cinq maux que j’ai décrits auparavant. Lorsqu’on regarde le système du pouvoir, ce dernier se caractérise par trois éléments. Le premier est l’autoritarisme : vous êtes avec moi en applaudissant sinon je vous considère contre moi et je mobilise tous les moyens pour vous faire taire. Ce qui fait que la hiérarchie de l’Etat n’est pas informée de la situation réelle du pays. Chose qui constitue un grand handicap pour la haute hiérarchie. Cela peut expliquer le comportement actuel de ceux qui étaient déjà là avant le 22 février et qui sont toujours là. Le deuxième élément est le patrimonialisme : il y a un chef entouré de cinq courtisans qui se font la guerre pour lui plaire et bénéficier de ses largesses. La société est considérée comme étant arriérée politiquement, par conséquent, un gap se creuse entre gouvernants et gouvernés. Le troisième élément est le paternalisme : le chef dit «je suis le père du peuple et en tant que père du peuple, ma relation sera avec le peuple». Ce qui fait que toute institution intermédiaire qu’il s’agisse du Parlement, du gouvernement ou des administrations, plus elles sont faibles, mieux le chef se comporte avec son peuple. Consciemment ou non, il affaiblit les institutions. Ces trois éléments sont dans la nature du pouvoir : manque d’information, gap entre gouvernés et gouvernants et institutions affaiblies et tout cela mène vers un Etat déliquescent.
Avant d’expliquer ce qu’est un Etat déliquescent, il faut dire que le hirak a amené des solutions au sujet de ces questions précises. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus parler d’autoritarisme. Nous avons le droit de parler et cela est un élément important en faveur du hirak qu’il ne faut pas négliger.
Mais la presse reste muselée…
Muselée, peut-être, mais il y a quand même des modes d’expression. Ce n’est plus comme auparavant ou lorsque vous parliez, vous étiez totalement écarté. Aujourd’hui, nous pouvons parler dans certaines conditions et c’est déjà un point acquis. Le deuxième point en faveur du hirak est celui-ci : qui pourrait venir aujourd’hui dire qu’il est le père du peuple ? Personne.
Il faut bien considérer le travail qui est fait en faveur du hirak, aussi bien dans la société que dans le système du pouvoir, mais un travail qu’il faudra capitaliser.
Je reviens à la situation du pouvoir. L’état de ce dernier fait que nous sommes arrivés à un Etat déliquescent. Les critères scientifiques définissant un Etat déliquescent sont cinq. Le premier est l’institutionnalisation de l’ignorance scientifique et de l’inertie. Moins vous avez de savoir scientifique, moins vous êtes capable d’engagement et plus vous avez de chance de monter dans la hiérarchie de l’Etat. Le deuxième critère d’un Etat déliquescent est le culte de la personnalité. Le troisième est l’institutionnalisation de la corruption. Cette dernière devient une institution et non un comportement. Ce qui fait qu’on ne peut ne pas lutter contre la corruption sans changer les institutions. Le quatrième critère est le nombre restreint d’individus qui prennent des décisions stratégiques au téléphone à la place des institutions habilitées. Le cinquième et dernier critère est l’émiettement des pôles au sommet de la hiérarchie de l’Etat. Ils sont d’accord pour le gâteau mais pas sur son partage. Malheureusement, ces cinq critères sont bien présents. Nous sommes dans un Etat déliquescent par définition scientifique.
Je viens à l’économie. L’économie algérienne fonctionne essentiellement avec les recettes de l’exportation des hydrocarbures. Le budget de l’Etat fonctionne avec la fiscalité ordinaire et la fiscalité pétrolière laquelle est plus sur les recettes d’exportation des hydrocarbures. La Banque centrale a un monopole sur l’exportation des hydrocarbures. Pour bien clarifier la question, disons qu’une société pétrolière nationale exporte pour 100 millions de dollars de pétrole. Le client enverra un chèque de 100 millions de dollars une fois son pétrole réceptionné. La Banque centrale a le monopole sur la devise. Le chèque va directement à la Banque centrale qui va le transformer en dinar. Si nous avons un dollar à 70 DA, 100 millions de dollars donneraient 7 milliards de dinars. Si nous avons un dollar à 110 DA, les 100 millions donneraient 11 milliards de dinars. Le fait de changer le taux du dinar donnerait l’illusion que les recettes sont passées de 7 à 11 milliards alors que c’est toujours la même chose. Cette méthode qui a été utilisée un certain temps donnait des prix élevés à l’importation. Comme nous importons 75% des calories que nous consommons, ce que nous importons à 1 dollar, nous la payions 70 dinars, aujourd’hui, nous la payons 110 dinars. Cela [leur] a paru difficile et ils ont décidé de passer à une autre formule. On est passé à une loi qui amène la Banque centrale à honorer les chèques du Trésor sans considération de ses avoirs. C’est ce qu’on a appelé la loi du financement non-conventionnel. Si les produits sont disponibles sur le marché, il y aura moins d’inflation. Mais lorsque les produits ne seront plus disponibles, cela donnerait une grande inflation.
Maintenant, qu’en est-il de la situation économique en général ? L’Algérie a connu une aisance financière exceptionnelle. Nous avions des réserves de change pour couvrir trois années d’importation sans rien à exporter. Nous avions un taux d’épargne de 50% du PIB, c’est-à-dire que lorsqu’on produit 100 dinars, 50 dinars restaient en épargne. C’était un chiffre extraordinairement élevé. Nous avions un taux de thésaurisation de 20%. Ce qui veut dire que lorsqu’on produisait 100 dinars, 20 dinars restaient dormants. C’était une situation exceptionnellement favorable à l’investissement. Nous avons utilisé beaucoup plus pour les importations pour faire en sorte que l’économie devienne dépendante de l’extérieur.
Gardez à l’esprit que la facture d’importation est passée de 12 milliards de dollars en 2001 à 68 milliards de dollar en 2014, ce qui nous donne un taux de 560 % d’augmentation. Auxquels il faut ajouter les 8 milliards de dollars de bénéfices des sociétés étrangères, ce qui fait que nous sommes à 76 milliards de dollars. Or, nous sommes en baisse de volume d’exportation des hydrocarbures en production, avec pour conséquence une baisse des volumes d’exportation depuis 2006. Entre 2006 et 2011, le volume d’exportation a baissé de 25% alors que les prix ont augmenté de 77%. La facture était en augmentation, ce qui donnait l’illusion qu’on était dans l’aisance financière. Depuis 2014, nous continuons à être dans la baisse du volume et du prix également. Ce qui fait que les recettes en 2013 étaient de 63 milliards de dollars. En 2016, elles étaient de 27 milliards de dollars. Elles resteront au niveau de ce chiffre.
Notre dépréciation est à 76 milliards de dollars, quel que soit l’effort qui va être entrepris, nous arriverons peut-être à 5 ans, il restera un déficit annuel de 20 à 25 milliards de dollars qui est pris sur les réserves de change. Ce qui fait qu’en 2022, les réserves de change seront épuisées et nous aurons un très sérieux problème d’importations pour couvrir les besoins de consommation et de fonctionnement de l’économie. Et, à ce moment-là, le financement monétaire devient très fortement inflationniste.
Percevez-vous des indicateurs qui montreraient que les initiatives politiques pourraient déboucher sur des solutions sérieuses de sortie de crise ?
Je pense que le hirak est là pour le changement de tout le système de gouvernance et le changement de système de gouvernance viendrait par une négociation et non pas par un dialogue. C’est une négociation entre deux rapports de force. Essayons de revenir à 1961. Si le FLN avait dit aux Français «on va dialoguer» ou avait accepté l’idée de dialogue proposé par le général De Gaule, on ne serait pas indépendants. Le FLN a dit non, «nous allons négocier l’indépendance ; on négocie avec vous les modalités de votre départ». Et c’est ce qui s’est passé. Il y a eu un départ par étapes. Celui de l’administration, de l’armée et ainsi de suite. Quand vous voulez changer, il faut négocier les modalités de changement.
Propos recueillis par Mohamed El-Ghazi
Comment (90)