Que faut-il penser de la désobéissance civile annoncée par le hirak ?
Par le professeur Mohamed Bouchakour – Lors du 24e vendredi de marches populaires, un nouveau slogan a été clamé pratiquement dans toutes les villes du pays : «Elle arrive, elle arrive la désobéissance civile !». Ceci reste de l’ordre d’une annonce dans le cadre d’une joute verbale qui intervient à un moment crucial de la négociation qui se déroule actuellement sous nos yeux, mais à distance, entre les deux détendeurs du pouvoir réel en Algérie : la haute hiérarchie militaire qui l’a toujours contrôlé et la grande masse du peuple qui s’est donné pour projet de se le réapproprier complètement. Dans cette négociation, chaque partie adresse crûment à l’autre ses exigences et ses intentions. En ce début du mois d’août, l’intensité du rapport de forces s’est accrue d’un cran marquant une escalade conflictuelle. Le processus de négociation est entré dans sa phase cruciale, celle qui précède son dénouement.
Dès le mois de septembre, soit un compromis original et salutaire sera enfin trouvé, soit la négociation sera rompue et chaque partie sera alors libre d’en faire à sa tête. En clair, et si tant est que l’objectif du pouvoir réel est vraiment d’organiser rapidement des élections présidentielles, nous irons au pas de charge vers un passage en force pour la tenue de ces élections, dans un contexte de boycott massif doublé d’appels généralisés et assourdissants à la désobéissance civile. Dieu nous préserve de ce scenario catastrophe que rien ne permet d’exclure.
Dans la négociation actuelle, un compromis original et salutaire est-il possible ?
Si l’on revient aux protagonistes en présence, il y a d’un côté le pouvoir réel incarné par la haute hiérarchie militaire. Sa culture prédominante est celle de l’obéissance absolue aux ordres qu’elle dicte. Il est possible que dans le schéma de représentation mentale de quelques-uns de ses membres, le peuple soit assimilé, avec une certaine arrogance, à la troupe. Et même à moins que cela, vu que cette masse de civils est par définition étrangère au «corps», donc une entité «indigne de confiance», voire «suspecte», et pourquoi pas potentiellement «hostile aux intérêts supérieurs de la nation» dont le «seul et unique garant infaillible» reste la haute hiérarchie militaire. Aussi, et à partir de cette mythologie, il serait impératif et urgent d’introniser, comme de coutume, un président de la République en charge de la sphère civile, et remettre du même coup le pays sur les rails de la légalité formelle vis-à-vis du reste du monde, en le dotant d’institutions régulières et officielles. Une fois la situation ainsi «normalisée», le pays serait à l’abri de tous les périls et chacun pourra vaquer à nouveau à ses affaires.
En face, il y a le peuple. Dans sa tête, il a «tué le père» et se considère désormais comme majeur et maître de son sort. Pour lui, la légitimité de ses aspirations profondes et inaliénables passe bien avant le retour à la légalité formelle des institutions. Il est désormais résolu à assumer sa souveraineté et à se doter d’un Etat civil, le sien, authentiquement républicain, au service d’une Algérie libre, démocratique et débarrassée de la rapine et des injustices. Dans cette optique, l’Armée nationale populaire doit se cantonner strictement à ses missions traditionnelles et classiques de défense de la nation.
Dans ce face à face et pour le moment du moins, à la «désobéissance militaire» qui s’est déjà exprimée par le refus de répondre aux aspirations populaires, le peuple vient de brandir la menace de recourir à la désobéissance civile pour contrer les injonctions émanant de la haute hiérarchie militaire.
Le compromis semble à première vue impossible tant les positions en présence sont inconciliables. Il est urgent de sortir de cette guerre de tranchées à distance, et aller vers la recherche raisonnée de la seule issue raisonnable : celle où c’est la vision et la volonté du peuple qui priment sur celles de la haute hiérarchie militaire, car c’est l’armée qui appartient au peuple et doit se mettre à son service. Ainsi va le monde, à moins que l’on ne considère, froidement et non sans un certain cynisme, que c’est l’inverse qui doit prévaloir. La balle est donc dans le camp des décideurs. Ces dernies portent la responsabilité d’adoucir l’intensité conflictuelle du différend national actuel et de faire jaillir du néant un compromis original et salutaire pour le pays. A défaut, nous tous courons tout droit vers une déflagration dont personne ne sortira indemne ; le dernier mot ne pouvant revenir qu’au peuple, quel que soit le prix lourd qu’il aura à en payer.
Comment expliquer les réponses provocatrices de la haute hiérarchie militaire ?
On pourrait percevoir trois éléments d’explication possibles non exclusives l’une de l’autre : tout d’abord, l’Algérie est sur le plan économique et géopolitique un enjeu considérable au niveau régional et international et il est plus que probable que de fortes pressions extérieures soient exercées sur les décideurs du moment. Que ces derniers subissent de subtiles actions d’influence ou reçoivent carrément des injonctions explicites, écouteront-ils seulement leur conscience ?
La réponse à cette question sera fournie sous peu par l’issue du bras de fer qui se déroule actuellement en interne. L’autre élément serait que les détenteurs actuels du pouvoir réel, civils et militaires, tous issus et parties prenantes actives du long règne des Bouteflika, ont des intérêts et privilèges tellement énormes à préserver et des affaires tellement scabreuses à se reprocher, qu’ils n’entendent pas «lâcher le morceau» sur la simple demande de ce qu’ils regardent comme des marches populaires ; des marches certes surprenantes et impressionnantes à leur début, mais qui sont devenues à leurs yeux, au fil des semaines, «banales» et «agaçantes».
Enfin, il est possible aussi que les décideurs en place n’aient pas pris la bonne mesure de la situation. En constatant que les marches populaires ont perdu de leur caractère massif parallèlement au relèvement du niveau des revendications, ils ont pu en déduire que la très grande majorité se contentera de changements de façade agrémentés de mesures spectaculaires et que seule une infime minorité, soupçonnée d’être manipulée, entend se radicaliser et aller vers une remise en cause fondamentale de l’ordre établi. C’est là une perception erronée que les évènements à venir ne manqueront pas de démentir. Il reste que l’annonce par la rue de la désobéissance civile est en fait un addenda qui complète et précise un des slogans emblématiques clamés depuis le 22 février : «Ce pays est à nous et nous en ferons ce que nous en voudrons !». Comprendre implicitement par-là : «Nous en ferons ce que nous en voudrons, advienne que pourra, et non pas ce que vous voulez en faire». Ici, c’est le contrat social en vigueur jusque-là qui vole en éclats.
Faut-il être pour ou contre la désobéissance civile ?
Il y a eu beaucoup de provocations visant à ce que le hirak dégénère en scènes de violence. Jusqu’à présent, elles ont été déjouées. Mais face à l’intransigeance du pouvoir et à ses menaces de plus en plus insistantes, le hirak cherche à présent des formes de résistance et de riposte qui, tout en restant dans le mode «silmiya» (pacifique), puissent faire preuve d’une détermination plus forte et d’une efficacité accrue. La désobéissance civile est un concept de lutte pacifique. Outre la grève «politique», que les plus impulsifs veulent générale, illimitée et tout de suite, la désobéissance civile englobe tout un éventail d’actions de contestation et de résistance qui restent théoriquement envisageables, mais qui toutes exigent sur le plan pratique la réunion de conditions très strictes qui sont actuellement loin d’être réunies. Et il est peu probable que le hirak, en l’absence de structuration et de leaders, puisse les réunir à court terme. Aussi, il faut craindre que toute improvisation ou précipitation véhiculées sur ce terrain par le bouche-à-oreille et par des réseaux sociaux infestés, conduiraient à des échecs contre-productifs, si ce n’est à un chaos national, pour peu que des manipulations malveillantes parviennent à s’incruster et à interférer dans le cours des choses.
Ceci étant, la désobéissance civile reste dans son principe un moyen de lutte pacifique hautement civilisé. Il est, en tout cas, largement préférable à celui des émeutes violentes dont le spectre hante d’ores et déjà la prochaine rentrée. Vu l’exacerbation de la colère sociale sous l’effet du pourrissement de la situation économique, de la persistance insupportable d’un statu quo politique suicidaire et des réponses belliqueuses apportées à la volonté de rupture exprimée par le peuple, il faut craindre le pire à partir de septembre. Si, par malheur, le dérapage vers la violence venait à se produire, il pourrait donner aux partisans de la méthode «dure» l’occasion de lancer, encore une fois, une répression armée féroce contre la population civile et de décréter l’Etat d’urgence pour une durée indéterminée qui plombera définitivement le sort du pays. Un tel scenario consacrerait cette fois-ci un divorce total et irréparable entre le peuple et une armée qui lui sera à jamais étrangère, car devenue antinationale et antipopulaire. Il faut espérer que l’on n’en arrivera pas là et que les tenants du pouvoir auront la sagesse, en toute circonstance, d’écouter leur conscience, à défaut d’avoir écouté, six mois durant, les appels de la rue.
Toute la responsabilité pèse actuellement sur les épaules des partisans de la méthode «douce» pour faire entendre raison à leurs confrères de la méthode «dure» et, ainsi, ouvrir la voie à la recherche d’un compromis original et salutaire dans l’intérêt bien compris de la nation, toutes composantes confondues.
La désobéissance civile présente des risques non négligeables
Alors que les marches hebdomadaires reposent sur une connivence populaire nourrie du vécu collectif et des échanges sur les réseaux sociaux, la désobéissance civile nécessite, elle, une direction et une organisation capables de concevoir, préparer, encadrer, conduire les opérations et de réguler le processus dans le temps et dans l’espace en fonction de ses résultats. A défaut, elle peut être l’objet de toutes les manipulations, provocations et infiltrations possibles, ce qui risquerait de déboucher sur toutes les dérives imaginables, dont celles qui conduiront ou offriront le prétexte pour décréter un Etat d’urgence. C’est donc une forme de lutte à laquelle il ne faut recourir qu’en tout dernier recours et avec beaucoup de préparation, de mesure, de prudence et de sagesse.
Ce qui semble sûr, au demeurant, c’est que la lutte du peuple algérien pour sa libération sociale sera longue, mais que tôt ou tard il aura le dernier mot. Il lui faudra pour cela qu’il s’accroche becs et ongles à son unité, qu’il ne dévie jamais du principe de la non-violence inconditionnelle dans toutes les formes de lutte qu’il adoptera, qu’il se donne l’élite et les moyens nécessaires pour avancer de manière intelligente et efficace et qu’il accepte de mettre le prix qu’il faudra.
M. B.
Pour le Comité de coordination de collectif Notre nouvelle Algérie républicaine (Naré)
Contact : [email protected]
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