L’occultée de la deuxième République
Par Kaddour Naïmi – Qui pourrait expliquer pour quel motif, en Algérie, les «experts» en tous genres ont noirci, et continuent à noircir, des tonnes de livres, de revues, de journaux, de blogs, etc. concernant la forme politique la plus convenable, «démocratique», disent-ils tous, sans jamais pas même faire allusion à l’autogestion ? Pour qui l’ignore – car l’argument fut et demeure occulté totalement –, cette autogestion avait surgi dans le pays au lendemain de l’indépendance. En l’absence, d’une part, des propriétaires et des cadres techniques et administratifs d’entreprises, agricoles et industrielles et, d’autre part, en l’absence d’un Etat nouveau pas encore formé, des travailleurs ont su s’organiser en comités de gestion, puis non seulement ils ont pu produire, mais encore avec une productivité meilleure par rapport à la période où ils n’étaient que des esclaves salariés.
Ce fait, aussi surprenant que considérable, fut calomnié par les dirigeants mêmes du nouvel Etat constitué et par leurs fonctionnaires les plus importants, au point que, par la suite, l’expérience autogestionnaire fut, dans le meilleur des cas, oubliée et, dans le pire, considérée comme un échec caractérisé par le «désordre», la «gabegie» et l’«anarchie», alors que ces derniers caractérisent le système capitaliste, qu’il soit de forme privée ou étatique. Preuves en sont, pour le capitalisme étatique, l’échec lamentable des pays dits «socialistes» et, pour le capitalisme privé, les «crises» cycliques, les guerres économiques et militaires, le ravage des ressources de la planète, sans oublier les luttes incessantes des producteurs salariés contre leur réduction à la pire des exploitations.
Mais combien connaissent la vérité ? Que l’autogestion ne fut pas une «utopie» d’aventuriers, mais une réalité de producteurs exploités ; qu’elle ne fut pas un « échec», mais une réussite concrète. Et combien savent comment l’autogestion fut éliminée ? Par la répression bureaucratique, les licenciements, les arrestations, les tortures si pas plus grave encore.
Nous voici, donc, une soixantaine d’années après, dans une situation où l’on ne parle plus de l’expérience autogestionnaire, mais seulement de la Guerre de libération nationale. Pourtant, l’expérience autogestionnaire des travailleurs après l’indépendance fut l’unique suite logique de la lutte armée, car elle fut une libération sociale et la meilleure imaginable, aussi inattendue que réelle.
On parle également, toutefois rarement, des assemblées de village en Kabylie, comme forme de démocratie directe, et du mouvement citoyen de 2001. Mais, encore une fois, pourquoi on n’évoque jamais l’expérience autogestionnaire ? Au point qu’au temps d’Ahmed Ouyahia comme Premier ministre, on parla de minoteries et de briqueteries déclarées, déficientes, pour les confier à des… privés. Bien entendu, on sait lesquels : ceux du système. Dernièrement encore, on lisait dans la presse que certaines petites unités industrielles étaient mal gérées et, donc, idem : privatisation, c’est-à-dire très probablement au profit du système.
Mais, pourquoi ne pas confier ces unités productives à leurs travailleurs, au moins dans un premier temps, pour vérifier leurs capacités autogestionnaires ? Pourquoi l’Etat dit «démocratique et populaire» favorise-t-il par principe les privés au détriment des travailleurs ?
La question
Posons-nous cette question qui ne s’adresse pas aux adorateurs du «divin marché» capitaliste et de son «progrès fantastique» (prétendant comme bénéficiaires tous les citoyens, alors que la réalité prouve le contraire), ni aux croyants au «capitalisme d’Etat», prétendument socialiste (déclarant comme bénéficiaire le peuple, alors que les expériences à ce sujet montrent que les seuls bénéficiaires furent les membres des oligarchies étatiques régnantes), ni aux ignorants qui s’illusionnent que l’existence de «pauvres» et «riches» (entendons exploiteurs et exploités) est dans la «nature» humaine, ni à ceux qui justifient par une volonté divine la même division, ni aux désillusionnés qui n’attendent rien du peuple, considéré «taré», puisque démuni de diplômes universitaires, ni enfin à ceux qui traitent l’autogestion d’«archaïque», de chose «passée», alors qu’ils ignorent totalement de quoi il s’agit, à part que ce fut une initiative de travailleurs, ce qui, pour ces désillusionnés «élitistes», est inconcevable. Il y a, enfin, ceux qui affirmèrent que l’autogestion fut l’œuvre de «pieds rouges» (communistes) étrangers, manipulant les travailleurs algériens. Evidemment, pour les auteurs de cette allégation, les travailleurs étaient incapables, par eux-mêmes, de prendre l’initiative de s’autogérer.
La question donc s’adresse à tous ceux, «experts» ou pas, qui se professent les plus «démocratiques», «progressistes» et «partisans» du peuple. Et voici la question : pourquoi, dans les débats en cours sur la forme de société répondant aux intérêts du peuple en Algérie, à ma connaissance, aucun de ces intervenants n’a évoqué la période autogestionnaire, pas même seulement pour la rappeler comme faisant partie de l’histoire du peuple algérien, afin d’exprimer à son sujet un jugement à propos de la meilleure forme à donner à ce qui est appelé la «deuxième République» en Algérie, censée, pourtant, résoudre tous les maux du pays, sur la base de la volonté du peuple, donc des travailleurs producteurs de richesse ?
La vérité
Pourtant, si on prend la peine de savoir ce que fut réellement l’autogestion algérienne, on s’apercevrait qu’elle fut l’embryon d’où pouvait naître une authentique démocratie réellement au service du peuple. En effet, l’autogestion instaura la coopération entre les producteurs, en éliminant l’exploitation économique de la part d’un propriétaire privé, donc elle élimina la base même économique de tout système exploiteur. Par conséquent, cette mesure supprima la hiérarchie autoritaire distinguant celui qui décide et commande sur celui qui se contente d’exécuter, donc toute forme de domination politique. Et, comble de l’hérésie de toute mentalité autoritaire hiérarchique : l’expérience autogestionnaire démontra qu’il n’est pas indispensable d’avoir un Etat autoritaire et oligarchique pour produire économiquement de la meilleure manière possible, mais simplement de disposer d’institutions non élitistes, non parasitaires (donc gaspilleuses), mais efficaces, au service réellement du peuple producteur de richesses.
Que l’on prenne la peine de voir la carte des entreprises autogérées juste après l’Indépendance, et leur extension maximale, qu’on sache ce que fut la production réalisée, qu’on lise les procès-verbaux des assemblées d’autogestion et l’on comprendra que si l’oligarchie «indigène» du nouvel Etat ne s’était pas opposée à l’autogestion (en l’«embrassant» par les décrets de mars 1963, pour mieux l’étouffer), cette autogestion aurait pu être la base pour édifier une société réellement «par le peuple et pour le peuple», une démocratie réellement populaire. Et que l’on apprenne, à l’opposé, alors que les combattants de l’intérieur manquaient d’armement pour poursuivre la lutte anticoloniale, comment l’oligarchie qui s’est formée déjà à la frontière marocaine de l’Algérie a plongé le pays dans la dictature, masquée de démagogie populiste socialisante, en laissant les vautours s’emparer de tout ce qu’ils pouvaient, à commencer par les biens dits «vacants», ensuite par l’obtention de privilèges divers illégitimes, vautours qui formèrent la base sociale de soutien de cette oligarchie inédite autochtone, laquelle eut l’imposture de se réclamer des martyrs tombés au combat pour la libération non seulement nationale mais sociale (Charte de la Soummam) du peuple algérien.
Rappelons à la mémoire…
Le déclenchement de l’insurrection armée anticoloniale fut l’initiative d’un groupe de citoyens, jeunes et socio-économiquement modestes. Ils reçurent les quolibets des «bien-pensants» petits-bourgeois et bourgeois dans le pays, évidemment arrogants et méprisants, qui les traitèrent d’«irréalistes», d’«aventuriers». Ces critiqueurs rejoignirent l’insurrection seulement quand ils comprirent qu’ils allaient rater le train.
Quant à l’autogestion, elle fut une initiative de simples travailleurs. Là fut l’hérésie pour le même genre de petits-bourgeois, bourgeois et aspirant à l’être, y compris ceux «socialisants», «nationalo-populistes». Comprend-on, alors, la menace ? Le peuple travailleur prenait en main l’économie défaillante et avec succès ! Et qui dit économie, dit pouvoir. C’était enlever aux aspirants voleurs, accapareurs et exploiteurs toute espérance d’exploiter la sueur du peuple et de profiter des ressources économiques du pays indépendant. Dès lors, il fallait absolument éliminer cette autogestion. Et ils réussirent par la bureaucratie, sinon la violence. Résultat : la longue chaîne de misères, d’humiliations, de terreur dont la conséquence logique fut l’apothéose de corruption rapace et mafieuse que fut le régime Bouteflika, où dominèrent des escrocs sans vergogne et de tout acabit, du haut au bas de l’échelle sociale. Est-ce un hasard si c’est cet homme même qui, juste avant l’Indépendance, alla soudoyer les dirigeants de la Révolution prisonniers en France et convainquit l’ambitieux de pouvoir, Ben Bella, de se joindre à l’autre ambitieux, le colonel Boumediene, pour plonger le pays dans la dictature militaire avec toutes ses conséquences : désastre économique, régression sociale et culturelle, sans oublier la décennie sanglante, suivie par les vingt années de filouterie et d’escroquerie du système et de ses complices étrangers, sous le règne de celui qui se faisait appeler «Fakhamatouhou» (Son Excellence) ? Alors, l’Algérie montra ce qu’elle contenait de pire, de plus vile, de plus sale, de plus antipatriotique, de plus harki aux néo-colonialismes ; bref, de plus abject, au point de rendre le citoyen ordinaire algérien honteux de lui-même, parce que détroussé de sa simple dignité, honteux de se dire algérien, parce que spolié de ses droits légitimes de citoyen.
Le jugement
Que ceux qui jugeraient que ces propos ont le défaut d’être marqués de «radicalisme» inapproprié, vieillot et dépassé (d’autres ajouteraient «outrancier»), expliquent comment instaurer une République réellement démocratique, au bénéfice du peuple tout entier, sans supprimer l’exploitation économique de l’être humain par son semblable. Quant à la fable hollywoodienne du pauvre vendeur de lacets de chaussures dans les rues de New York, qui devient, à force de travail et d’intelligence, propriétaire milliardaire d’usines de chaussures, tout esprit non infantile sait que pour y parvenir, il faut une dose indispensable de ruse, de combines et d’exploitation de la sueur d’autrui. Mais ces moyens sont «légaux» puisque accomplis dans le système capitaliste où «que le meilleur gagne !» ; en réalité, le plus filou.
En Algérie, on sait, depuis l’Indépendance, comment l’on devient propriétaire d’un moyen collectif de production : généralement par le vol, la corruption et la violence, permis et protégés par des fonctionnaires de l’Etat qui en tirent leurs dividendes. Le système serait-il né uniquement avec l’avènement de Bouteflika comme chef d’Etat ? Avec, lui ne s’agit-il pas simplement de sa manifestation la plus arrogante, la plus parasitaire et la plus mafieuse dans l’accaparement des richesses du pays ? L’apparition de ce système ne remonterait-elle pas, en fait, à l’assassinat de Larbi Ben M’hidi et d’Abane Ramdane, suivi par l’enterrement de la Charte de la Soummam et poursuivi par un putsch militaire qui permit d’occuper l’Etat, et, juste après, d’éliminer l’autogestion, puis de la faire oublier complètement par les fameuses «trois révolutions» : «réforme» agraire (avec les villages et marchés du fellah, inopérants parce que conçus par une caste autoritaire et hiérarchique) ; gestion «socialiste» des entreprises (qui transforma les syndicats en courroie de transmission des ordres venus d’en «haut») et «révolution» culturelle (ou l’héritage arabo-islamique servit à conditionner le peuple pour mieux l’asservir) ? Tous ces échecs ont justifié, par la suite, l’instauration du «libéralisme» dans sa forme capitaliste la plus mafieuse et dont quelques représentants, privés et étatiques, sont désormais connus officiellement.
Reconnaissons que sur cette planète souffle le vampire d’un capitalisme débridé de jungle et de western, totalement psychopathe (1). Est-ce là un motif pour le laisser investir la patrie des chouhada du 1er Novembre 1954 et des autres chouhada victimes de la dictature qui s’ensuivit, ainsi que la patrie de celles et ceux qui en sont à leur cinquième mois de manifestations pacifiques, en brandissant les portraits notamment d’Abane Ramdane et de Larbi Ben Mhidi ?
Après ce qui vient d’être dit, pourrait-on espérer que cet article susciterait quelque réaction ? Il a le défaut d’être écrit par un ordinaire citoyen qui, fait aggravant, ose jeter un pavé dans la mare des «experts» qui se déclarent «patriotes», «démocrates» et «progressistes». Pourtant, qu’est donc l’intifadha actuelle du peuple sinon une autogestion (malgré les tentatives manipulatrices d’officines internes ou étrangères) d’un mouvement populaire qui veut l’application réelle du principe inscrit sur les frontons publics, «par le peuple et pour le peuple», et, donc, l’application réelle de la définition de la nation : «démocratique et populaire» ?
K. N.
(1) Voir John Perkins, Les confessions d’un assassin financier. Il écrit dans sa préface : «Les assassins financiers sont des professionnels grassement payés qui escroquent des milliards de dollars à divers pays du globe. Ils dirigent l’argent de la Banque mondiale, de l’Agence américaine du développement international (US Agency for International Development – USAID) et d’autres organisations humanitaires vers les coffres de grandes compagnies et vers les poches de quelques familles richissimes qui contrôlent les ressources naturelles de la planète. Leurs armes principales : les rapports financiers frauduleux, les élections truquées, les pots-de-vin, l’extorsion, le sexe et le meurtre. Ils jouent un jeu vieux comme le monde, mais qui a atteint des proportions terrifiantes en cette époque de mondialisation. Je sais très bien de quoi je parle, car j’ai été moi-même un assassin financier.» Et, en Algérie, l’on s’étonne des méfaits du régime Bouteflika, en croyant mieux faire avec le capitalisme.
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