Du rôle des Emirats dans la crise algérienne
Par Dr Arab Kennouche – La gravité de la situation politique en cours en Algérie doit nous permettre de jeter un nouveau regard sur le haut degré de trahison de l’ex-président déchu à l’endroit de l’ANP. Dans l’histoire de l’Algérie contemporaine, depuis l’indépendance, peu de présidents peuvent, en effet, se targuer d’avoir mis en prison directement ou indirectement deux grands responsables militaires de la sécurité nationale au grade de général, d’avoir forcé à l’exil un ancien chef d’état-major et membre du HCE, d’avoir mis sous les barreaux ou forcé à la retraite de nombreux chefs de Région militaire, sans compter un nombre encore impressionnant de hauts responsables de la police, des douanes ou de la justice civile et militaire dont des ministres en instance de procès.
Pire qu’une hécatombe, le couple Gaïd-Salah-Bouteflika aura été le pire ennemi de la stabilité institutionnelle du pays, au point où, aujourd’hui, personne ne peut dire comment la situation évoluera. S’il est vrai que l’Algérie a connu pendant une vingtaine d’années, un développement phénoménal de la corruption que l’actuel chef d’état-major fait mine de vouloir juguler, en raclant de fond en comble plus maladroitement qu’adroitement, il faudra tout de même s’atteler un jour à rouvrir le dossier des rapports ANP et présidence de la République ces vingt dernières années, non plus cette fois-ci dans le volet corruption, mais plutôt dans celui des choix stratégiques hasardeux d’un Bouteflika, vieil ami des Emirats Arabes unis.
Le couple infernal qui s’est permis l’emprisonnement de deux généraux-majors du DRS, événement aussi brutal que révélateur d’une vision stratégique alignée sur Abu-Dhabi, devra un jour justifier des bienfaits d’une relation incestueuse avec cette monarchie du Golfe – rencontre cruciale entre le ministre de la Défense émirati Hamad Mohammad Al-Routhaïmi et Gaïd-Salah du 25 février 2015 –, qui a étendu sa sphère d’influence sur tout le pourtour nord-africain par une diplomatie des petits-pas, souvent concrétisée par des contrats d’armements – comme celui de véhicules tous-terrains Nimr dont on se serait bien passé – et qui visent à terme, une inféodation et une installation définitive de bases militaires en Algérie. Si on peut comprendre la démarche d’Abdelaziz Bouteflika de rendre l’ascenseur à ses anciens parrains du Golfe, contre les intérêts suprêmes de l’Etat algérien, il semble plus difficile d’accepter qu’un chef d’état-major puisse, de la sorte, laisser la porte entrouverte aux émirs félons du Golfe, qui de fait ne font que de l’entregent et de la sous-traitance pour la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.
Cela commence, en effet, par des véhicules tous-terrains, mais on ne sait jamais comment cela se termine. Prêter autant de puissance aux Al-Nahyane, qui disposeraient d’une industrie militaire, c’est méconnaître l’histoire de ces Etats fédérés créés de toute pièce par la perfide Albion pour diviser la Péninsule arabique jadis en quête de reconnaissance. Il est donc pour le moins douteux de voir un chef d’état-major se rendre presque chaque année à la foire d’exposition d’armes locales – il participe à l’ouverture même du salon IDEX 2019 du 15 au 21 février avant de rentrer précipitamment sur Alger suite aux manifestations –, qui n’a aucun intérêt stratégique pour l’ANP si l’on considère les types d’armes exposées ; de l’artillerie légère qui ne sert que de prétexte pour de plus grandes réalisations comme l’implantation définitive de bases américaines sous bannière émiratie.
Encore une fois, une telle démarche serait en parfait accord avec la personnalité d’un Abdelaziz Bouteflika qui, très tôt, a donné à comprendre aux Algériens, en nommant son frère conseiller à la Présidence, que sa famille comptait avant tout, bien avant les intérêts stratégiques de l’Algérie. Mais comment donc un général de l’ANP a-t-il pu être berné en allant signer des contrats d’armement chez une monarchie belliciste qui agit en Libye voisine ? Il se peut bien que l’intérêt ne fût que financier et que le prétexte de cet achat dût consolider les relations marchandes entre les deux Etats, surtout dans l’implantation réciproque de banques. C’est ce que semble révéler une sombre affaire de banque algérienne affiliée à la Sonatrach (la BEA en l’occurrence) et actionnant à Abu Dhabi, par le biais d’une banque partenaire (ARBIFT), afin de permettre le transfert vers l’émirat d’importantes sommes en devises qui, à ce jour, restent introuvables.
Quelle que soit l’issue de cette affaire, une question fondamentale se pose au sujet du degré de compromission du commandement de l’ANP et de ses intérêts stratégiques avec un Etat ennemi par la force des choses. Plus précisément visé, l’état-major devra un jour justifier de ces achats d’armements inutiles et dispendieux, dont on peut penser sans exagération aucune, qu’ils furent le prélude à de plus grandes compromissions, comme l’atteste la diplomatie active des Emirats, notamment dans la corne de l’Afrique, au «Somaliland» (base militaire implantée).
Il est connu que Gaïd-Salah maîtrise encore mal les ficelles de la géostratégie internationale et est peu habitué des politiques d’achat d’armements. Ancien commandant des forces terrestres durant la décennie noire, il est un homme de terrain complètement déconnecté des enjeux internationaux qu’il a dû abandonner à son chef direct, l’ancien président déchu. En se précipitant à Abu Dhabi, le chef d’état-major s’est retrouvé jeté dans la gueule du loup sans le savoir, croyant tout simplement avoir à faire à bien plus petit que lui, un prince émirati, sans grand danger, omettant de voir l’armada américaine nichée en embuscade. Aujourd’hui, l’état-major algérien semble phagocyté par Abu-Dhabi à qui il est lié par des engagements dont on ne peut cependant qu’émettre l’hypothèse d’accords profonds de nature politique et économique. En ce sens, Abdelaziz Bouteflika, fin connaisseur de la scène proche-orientale contrairement à son chef d’état-major, a trompé l’armée en l’impliquant dans une relation incestueuse.
Aujourd’hui, personne ne connaît exactement le degré de trahison ou de compromission né de cette relation, mais il faut rappeler que cette relation a été longue, profonde et jalonnée d’accords militaires. Or, pour qui s’intéresse un tant soit peu à la capacité de nuisance des Emirats, on ne peut s’abstenir de penser que l’Algérie a été piégée au point qu’aujourd’hui, ces micro-Etats savent imposer leur point de vue dans le jeu algérien du hirak.
Est-il donc permis de penser que Gaïd-Salah est pieds et poings liés avec Abu-Dhabi, de sorte que sa marge de manœuvre est excessivement réduite dans la crise politique actuelle ? Doit-il encore donner des gages du régime Bouteflika – dont il est le symbole par excellence dont les Algériens exigent le départ – aux princes d’Abu Dhabi ? Autant de questions insolubles pour le moment, mais qui expliqueraient en partie l’attitude incohérente du pouvoir en place devant l’exaspération des manifestants du hirak.
A. K.
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