Octobre 1988 : début du massacre et du dépeçage de l’Algérie
Par Mesloub Khider – «Oui, Messieurs, c’est la guerre entre les riches et les pauvres : les riches l’ont voulu ainsi ; ils sont en effet les agresseurs. Seulement ils considèrent comme action néfaste le fait que les pauvres opposent une résistance. Ils diraient volontiers, en parlant du peuple : cet animal est si féroce qu’il se défend quand il est attaqué», Louis-Auguste Blanqui, 1805-1881.
Avec l’intronisation du colonel Chadli Benjedid à la présidence, l’Algérie entamait sa mafieuse conversion à l’économie de marché, dans le sillage du libéralisme conquérant propulsé par Reagan et Thatcher. En effet, encensé par le capital international, Chadli impulsait une politique de libéralisation de l’économie, notamment par les fameux plans de restructurations. En bon suppôt du capital, sans avoir été contraint par le FMI, Chadli infligeait au peuple algérien une véritable cure d’amaigrissement sociale par l’instauration du régime draconien d’«ajustement structurel», expression euphémistique économique pour désigner un ensemble de dispositions drastiques destinées à libéraliser l’économie par le démantèlement de toutes les fonctions régulatrices de l’Etat. Cette politique de libéralisation est une véritable opération de privatisation clanique des pans entiers des entreprises publiques, offertes aux convoitises rapaces des classes parasitaires rentières algériennes et aux capitalistes étrangers. De surcroît, en dévoué valet de la finance internationale, Chadli s’était même engagé à rembourser fidèlement la dette de l’Algérie auprès des banques, même au prix de l’appauvrissement de son peuple.
De fait, la politique d’ajustement structurel a eu pour conséquence des restrictions des dépenses publiques, autrement dit des licenciements massifs d’agents publics, des réductions des budgets alloués à la santé, à l’éducation, aux services sociaux et aux subventions alimentaires. Mais aussi l’abandon de tous les contrôles dans la production agricole et industrielle, ouvrant ainsi une voie royale à la privatisation incontrôlée, anarchique, clanique, mafieuse de toutes les infrastructures publiques du pays livrées à la prédation des oligarques du sérail étatique algérien. Ainsi, le patriotisme économique de Boumediene sera jeté aux orties par les oligarques cosmopolites algériens propulsés aux commandes de l’Etat, ces ennemis de la nation algérienne.
A la faveur de l’effondrement des prix du pétrole en 1986, cette politique de restructuration économique s’accélérera avec, comme corollaire, l’aggravation de la crise. Au reste, le désengagement de l’Etat des secteurs vitaux comme la santé, l’alimentation, le logement, occasionnera une dégradation dramatique des conditions sociales de la population laborieuse algérienne : raréfaction des produits alimentaires, tels que le pain, la semoule, la viande ; pénurie de logements ; coupures d’eau permanentes durant des mois ; chômage massif, surtout pour la jeunesse. Dès l’aube, de longues files d’attente fleurissaient devant les faméliques magasins dans l’espoir de se procurer du pain et de la semoule, deux essentiels aliments de base de survie.
A cette époque d’enrichissement mafieux frénétique, face aux classes populaires algériennes paupérisées se dressait la bourgeoisie parasitaire étatique repue, encartée au parti unique du pouvoir, appuyée sur une féroce dictature militarisée. Au reste, les bureaucrates du FLN et certains officiers de l’armée, patrons officieux de l’appareil économique, profitaient largement de la crise pour s’enrichir grâce à la spéculation sur les denrées alimentaires importées, denrées délibérément stockées pour être revendues à des prix prohibitifs sur le marché noir.
En réaction à la détérioration dramatique de ses conditions sociales, le prolétariat usinier et inactif algérien, pour la première fois depuis l’indépendance, fera une entrée historique fracassante sur la scène sociale. D’abord par les grèves ouvrières massives, ensuite par les émeutes. Plus radicalement que lors des mouvements de révolte de 1980, 1985 et 1986, la contestation sociale de 1988 a pris une dimension plus subversive. Plus dangereuse pour l’ordre établi. Surtout par l’éruption massive de la classe ouvrière algérienne. Effectivement, dès septembre 1988, des grèves se déclenchaient dans toute la zone industrielle de Rouiba-Réghaïa, villes situées à 30 km d’Alger. La grève a atteint en particulier la Société nationale des véhicules industriels (ex-Berliet). Elle s’est étendue à toute l’agglomération algéroise, aux entreprises d’Air Algérie, aux Postes et Télécommunications et autres secteurs. Puis aux grandes villes de l’Est et de l’Ouest. Entre fin septembre et début octobre 1988, l’Algérie était en proie à une déferlante vague sociale inédite. Ainsi, exaspérées par la misère, le chômage, les pénuries, la hogra (déni de justice) et les répressions quotidiennes, les classes populaires algériennes paupérisées prenaient d’assaut la rue et l’usine pour concrétiser la critique en acte d’un Système abject.
De manière générale, ces mouvements sociaux et émeutes d’octobre 1988 s’inscrivaient dans une conjoncture d’agitation ouvrière croissante, provoquée par l’aggravation de la crise économique. En effet, au cours des trois dernières années, l’Algérie, tributaire exclusivement des recettes pétrolières, avait été confrontée à une baisse de plus de 40% de son budget à la suite de la chute vertigineuse des cours des hydrocarbures. Aussi les revenus de l’Etat avaient-ils considérablement décliné. Crise aggravée par la politique criminelle de la bourgeoisie étatique algérienne de l’époque, totalement soumise à l’ordre capitaliste international. Le régime bourgeois bureaucratique du FLN, réputé pour sa servile fidélité en matière de remboursement de ses créances, consacrait annuellement 60% du budget national au service de la dette, alors que la population laborieuse algérienne était plongée dans une effroyable misère.
Dans un climat de profonde souffrance sociale, les premiers signes de révolte ont débuté dès le mois de juillet, avec les protestations contre le rationnement de l’eau et les pénuries alimentaires. Ces protestations seront aussitôt étouffées par la police. Début septembre, la tension s’étendait à la ville d’Annaba où des ouvriers ont détruit des réfrigérateurs destinés à l’exportation, réfrigérateurs qu’ils ne pouvaient se payer. Ensuite, les grèves se sont multipliées dans plusieurs autres villes. Au demeurant, un mot d’ordre de grève générale pour le 5 octobre circulait dans tout le pays.
Curieusement, c’est dans cette conjoncture survoltée de grèves ouvrières massives et de démarrage imminent de la grève générale qu’éclateront à partir du 5 octobre les émeutes.
En effet, dans la soirée du 4 octobre 1988, des manifestations, constituées principalement de jeunes, sont déclenchées à Alger pour protester contre les pénuries et la hausse des prix. Le lendemain, les manifestations dégénéreront en émeutes. Les jeunes afflueront massivement des quartiers de Bab El-Oued, Belcourt, El-Biar, vers le centre-ville d’Alger. Les principales artères commerciales sont saccagées. Les émeutiers se sont attaqués aussi aux bâtiments publics, ont saccagé des mairies et des sièges du FLN.
Pillages, destructions de magasins et d’édifices publics, perpétrés par des milliers de jeunes chômeurs, auxquels se sont mêlés des provocateurs de la police secrète et des intégristes, nouvellement propulsés sur le devant de la scène pour contrer les forces progressistes algériennes.
Dans la foulée, l’armée est intervenue pour se positionner sur les endroits stratégiques. Le 6 octobre, l’état de siège est décrété. En dépit de l’état de siège, la révolte s’est prolongée. Des barricades enflammées sont dressées. Les émeutes s’étendront aux principales villes algériennes.
Au cours de ces révoltes, les forces de l’ordre donneront l’assaut, tireront à balles réelles sur les manifestants. On déplorera plusieurs morts et blessés. Aux revendications légitimes «du pain et de la semoule» exprimées par les classes populaires algériennes affamées, le régime de Chadli les a choyés à coup d’arrestations massives et revigorés à coup de militarisation du travail et, plus tard, alimentés d’islamisme.
Si les mouvements de grèves ouvrières massives inédites avaient eu un caractère spontané et donc inorganisé, les émeutes semblaient, dès la première heure, selon les observateurs, avoir été préméditées et organisées par le régime. D’une part, pour désamorcer préventivement la grève générale annoncée, par le dévoiement de la révolte sociale sur des actions anarchiques improductives et destructrices, en l’espèce les émeutes ; d’autre part pour justifier le bain de sang et la nécessité des «réformes démocratiques» à engager afin d’éliminer les factions de d’Etat trop liées à l’armée et au FLN, devenues inopérantes au point de vue des intérêts du capital national approprié par les nouvelles factions bourgeoises prédatrices, impatientes de faire main basse sur les richesses nationales.
Ces émeutes seraient l’œuvre d’un complot ourdi par un clan du régime contre un autre clan en vue de l’écarter du pouvoir.
Au reste, ces émeutes ont été largement relayées par les médias algériens et étrangers afin d’occulter l’envergure des mouvements de grèves. De toute évidence, ces émeutes, œuvres de jeunes désœuvrés, sans perspective d’avenir, n’ont nullement constitué le prolongement rationnel des grèves ouvrières. Mais leur nihiliste antithèse. Les émeutes servent uniquement les intérêts des possédants, de l’Etat, pour justifier les restrictions de liberté mais aussi servir les règlements de comptes pour les factions bourgeoises du pouvoir.
En s’attaquant uniquement aux symboles de l’Etat, en recourant aux pillages et aux destructions aveugles, ces émeutes n’ont contribué absolument pas au développement de la conscience de classe, au renforcement de la lutte ouvrière, à la naissance d’organisations sociales et politiques défendant les intérêts des classes populaires, à l’éclosion de la démocratie. Ces émeutes ne sont porteuses d’aucune perspective historique. Ce sont des feux de paille qui n’embrasent jamais la bourgeoisie (le capital), mais immolent en revanche les classes populaires, en réduisant en cendres leurs revendications sociales, en ensevelissant leur projet d’émancipation, en entravant l’émergence de la démocratie sociale.
Au final, l’ordre dominant du régime bourgeois du FLN a été rétabli, au prix de morts, de blessés, d’arrestations, d’incarcérations. Certes, Chadli s’est engagé à ouvrir le processus de démocratisation du pays. Même les imams se sont invités au banquet macabre officiel pour appeler la population algérienne à l’apaisement, non sans avoir oublié de la convier à instaurer une «république islamique». La suite, tout le monde la connaît. En guise de démocratie, l’Algérie a été plongée durant trente ans dans l’enfer du terrorisme islamiste et la dictature mafieuse du régime prédateur de Bouteflika. Durant trente ans, l’Algérie a été prise en otage par les forces obscurantistes islamistes meurtrières et les forces étatiques mafieuses despotiques.
L’histoire nous enseigne que les serments démocratiques des classes dirigeantes ne constituent que le prélude à des massacres futurs perpétrés au nom de la «défense de la nation» ; classes possédantes qui n’ont à offrir que misère, plomb et mitraille aux classes populaires.
«Pour les prolétaires qui se laissent amuser par des promenades ridicules dans les rues, par des plantations d’arbres de la liberté, par des phrases sonores d’avocat, il y aura de l’eau bénite d’abord, des injures ensuite, de la mitraille enfin, de la misère toujours» (Auguste Blanqui).
M. K.
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