Attention aux belles déclarations !
Par Kaddour Naïmi – Dans un texte précédent (1) fut évoquée l’absence totale du thème de l’autogestion dans les débats sur la deuxième République espérée en Algérie. Deux faits, survenus par la suite, obligent à y ajouter des considérations.
D’un «représentant»
Dans une publication (2), on lit ces déclarations de Karim Younès, coordinateur de l’instance de dialogue et de la médiation : «Nous ne représentons ni le hirak ni le pouvoir». Soit. Mais, alors qui ? La réponse se trouve dans l’extrait suivant de la même déclaration : «A cet effet, nous appelons à l’union des forces patriotiques et démocratiques pour qu’éclose le génie libérateur du peuple algérien au service d’un Etat de droit qui repose sur une économie sociale de marché qui consacre le mérite tout en protégeant les plus démunis».
Donc, Karim Younès représente un capitalisme qui se voudrait «protecteur» des «plus démunis». Et comment y parvenir ? Par le «génie libérateur du peuple algérien». Si on comprend bien cette assertion, le «génie libérateur du peuple algérien» travaillerait pour une économie de marché, autrement dit, un système qui en ferait des exploités. Evidemment, M. Younes a le droit de vouloir cette option et de la présenter à sa manière un peuple se «libérant» en instaurant le capitalisme ! Cependant, ce choix et la manière de le présenter appelle des remarques.
Remarquons d’abord la manière, typique d’une certaine caste élitiste et élitaire, non pas algérienne, mais mondiale : commencer par évoquer le «génie libérateur d’un peuple» pour justifier le système capitaliste. Soit M. Younes ignore les contradictions contenues dans ce qu’il dit, soit il veut berner le peuple.
Où donc existe actuellement ce genre d’«économie sociale de marché» ? En Finlande, dans les pays scandinaves, en Suisse ? Dans ces nations, les «plus démunis», le «peuple», se considèrent-ils réellement «protégés» ?
Troisième remarque. Un coordinateur de dialogue et de médiation a-t-il le droit de proclamer un choix en faveur d’un choix économique ? Ne doit-il pas, au préalable, s’informer sur ce que veut le peuple qui manifeste depuis plus de cinq mois ? Ne doit-il pas s’assurer si ce peuple opte pour un système où ce qu’on appelle les «démunis», plus exactement les exploités économiquement, sans oublier les exclus du système économique, comme les chômeurs – indispensable masse de manœuvre dans le système capitaliste pour disposer d’une pression sur les travailleurs en ce qui concerne leurs revendications salariales –, seraient «protégés» au lieu d’être les protagonistes du système social nouveau qui éliminera cette catégorie ?
Quatrième remarque. Que signifie une économie «sociale» ? L’adjectif semble beau, sonne bien à l’oreille, mais quel en est le contenu réel ? S’agirait-il de capitalisme «social», autrement dit, la concession d’os à ronger pour les «démunis» afin de les dissuader de se révolter ?
Et pourquoi dire «marché» au lieu de «capitaliste» ? N’est-ce pas là une tartufferie, une tromperie ? Et encore : un système social qui a besoin d’une «protection des plus démunis», quelle est sa nature, sinon de menacer ces démunis puisqu’il faut, alors, les «protéger» ? Quant à ce système de «marché» qui «consacre le mérite», sait-on ce que signifie ce mot «mérite» dans une économie capitaliste ? Généralement, n’est-ce pas la ruse, la filouterie, le vol légalisé ? Est-ce donc pour ce système-là que le peuple algérien occupe la rue depuis plus de cinq mois ?
Mesures pour pallier les déficiences
Un autre fait est à signaler. On lit dans les journaux que les autorités étatiques sont préoccupées par le fonctionnement des unités économiques dont les propriétaires se trouvent actuellement en prison. Juste préoccupation. Mais, quand, quelque temps à peine après l’indépendance nationale, des entreprises économiques avaient renvoyé leurs propriétaires, y compris les cadres administratifs et techniques, n’est-ce pas les travailleurs mêmes de ces entreprises qui ont repris la gestion, et cela avec succès, quoi qu’en disaient les ennemis de cette autogestion, ennemis non seulement capitalistes, mais tout autant les nouveaux détenteurs du nouvel Etat, pourtant proclamé «démocratique et populaire» ?
Pourquoi ne pas confier, aujourd’hui, la gestion de ces entreprises privées à leurs travailleurs, d’autant plus que sont présents les cadres aussi bien administratifs que techniques ?
Ajoutons cet autre argument en faveur de cette option autogestionnaire. Entre un patron privé et une propriété collective autogérée par ses employés et travailleurs, qui est susceptible de gabegie, de gaspillage, de pots-de-vin, de causer des obstacles à une production nationale autonome pour privilégier l’importation, afin de bénéficier de versements de grosses sommes d’argent dans des comptes off-shore ?
Clarifications
Ecartons de faciles et opportunistes malentendus. Le problème débattu ici concerne la propriété des moyens collectifs de production et non la propriété strictement individuelle qui satisfait des besoins tout autant strictement individuels.
Le plaidoyer ne vise pas à reproduire les «modèles» passés, dits «socialistes». Non seulement ils eurent l’échec qu’ils méritaient – parce que gérés par des oligarchies étatiques –, mais ils furent les impitoyables destructeurs de toute forme d’autogestion économique et sociale par et pour le peuple, dont ces «modèles» se proclamaient soi-disant «représentants».
En Algérie, l’autogestion collective fut éliminée par le capitalisme étatique, maquillé en «socialisme», imposé par Ben Bella et consolidé par le colonel Boumediene.
Les propos tenus dans cette contribution n’affirment nullement que l’autogestion est le modèle idéal, mais prône simplement l’introduction ce système social dans la discussion publique, non seulement entre «experts» de l’«élite», mais également au sein du peuple, à travers la création de comités de discussion et de réflexion. N’est-ce pas cela la démocratie authentique, c’est-à-dire par et pour le peuple ?
Première ou dernière roue de la charrue ?
Au lecteur de conclure : un médiateur, Younès, d’une part, et, d’autre part, des détenteurs de l’Etat qui optent pour le capitalisme, quel que soit le maquillage («social») dont on veut l’embellir, en ignorant totalement l’alternative autogestionnaire, ne devraient-ils pas, si réellement ils veulent tenir compte de l’avis du peuple, lui demander son avis à ce sujet ? Bref, le peuple est-il la première ou la dernière roue de la charrue qu’est la communauté nationale ?
Attention donc aux belles déclarations verbales en faveur du peuple et des «démunis» ! Les plus belles proclamations se fracassent toujours en révélant leur imposture quand elles sont examinées en considérant la réalité qui les contredit. Et la réalité est celle-là : de quel droit un être humain prend possession – généralement de façon illégitime, mafieuse – d’un bien de production collectif et réduit un autre être humain, tout un peuple, à une marchandise ? Si le système esclavagiste puis féodal furent décrétés comme éternels par ceux qui en profitaient, mais furent éliminés par les luttes des peuples qui en étaient les victimes, est-il censé de prétendre que le système capitaliste, lui, durera éternellement ? Un idiot mandarin, professeur dans une université des Etats-Unis, a déclaré, voici peu de temps, la «fin de l’histoire». Les peuples, dont l’université est la vie, lui ont démontré le contraire.
«Erga omnes» !
En alternative au système capitaliste, n’est-il pas, alors, non seulement permis mais un devoir de reposer la question de l’autogestion collective, non pas comme «modèle prêt-à-penser» et «prêt-à-appliquer», mais comme source concrète d’inspiration pour trouver ce que la raison et l’exigence de justice indiquent ? Plus jamais d’exploitation économique, mais une coopération économique. Plus jamais de domination politique, mais un consensus réellement démocratique donc populaire. Plus jamais de conditionnement idéologique et culturel aliénant, mais une recherche sereine et objective des valeurs permettant l’établissement d’une humanité proclamant sur ses édifices publics : liberté, égalité, solidarité, en mettant ces mots en pratique.
Utopie ? Les privilégiés des systèmes esclavagiste puis féodal le déclaraient. Les peuples leur ont donné tort. Quel devin, aujourd’hui, prétendrait que les peuples ne finiront pas par donner tort aux tenants du capitalisme, y compris «social», en instaurant l’autogestion collective ?
Sans doute, du temps sera nécessaire, des luttes populaires également. Autrement, où mènera le capitalisme sinon aux guerres, dont la dernière sera nucléaire, laquelle fera disparaître l’espèce humaine tout entière ? Les oligarques ont partout et toujours opté pour ne disparaître qu’en faisant disparaître avec eux ceux qui les contestaient, «après moi, le déluge !»
L’autogestion collective est source de coopération pacifique, libre et égalitaire entre les peuples. Celui qui objecterait que «l’humanité est trop mauvaise, par nature, pour parvenir à cette utopie !», qu’il prenne la peine de connaître le chemin parcouru par cette humanité depuis l’esclavage jusqu’à aujourd’hui. Il apprendra, par exemple, quel était le mot d’ordre de la première révolte d’esclaves, dirigée par Spartacus, contre le système qui les opprimait : «Erga omnes» (pour tous !).
K. N.
(1) « L’occultée de la deuxième République, in https://www.algeriepatriotique.com/2019/08/09/une-contribution-de-kaddour-naimi-loccultee-de-la-deuxieme-republique/
(2) https://www.tsa-algerie.com/pour-karim-younes-le-hirak-doit-se-poursuivre-pour-maintenir-la-pression/
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