Les tambours de la guerre dans le Golfe persique et en Méditerranée
Par S. Bensmail – Depuis le retrait brutal et inattendu de Washington des accords sur l’enrichissement nucléaire de l’Iran, dit JCPOA (ou PGAC en français), le changement de doctrine du pouvoir iranien à son égard – et à celui de ses ennemis en général – indique sa prise de conscience que ceux-ci ne respectent au fond que la force(1).
Ce changement de posture est considérable dans les rapports de force internationaux. Il rebat les cartes de la compétition des puissances mondiales et régionales dans une vaste reconfiguration géostratégique née du refus de la loi (extraterritoriale) de la «Nation exceptionnelle» et «indispensable» – par un nombre grandissant d’Etats.
Cette hostilité grandissante des Anglo-saxons et de leurs «alliés-obligés» à l’égard de Téhéran – qui s’est, de l’avis des institutions et des experts internationaux de l’AIEA(2), plus que conformé aux termes de l’accord nucléaire et a manifesté une grande patience –, a contribué à souder les Iraniens autour de leur élite dirigeante, à rapprocher davantage les soi-disant «modérés» des «radicaux»(3).
La colère face à la puissance étasunienne, cynique, cruelle et menteuse(4), et à l’Occident en général, est en effet désormais majoritaire dans le pays et il serait erroné de croire que seuls le Hezbollahi, le Regimey, le Bassidji ou la Tchadoori seront les défenseurs de la patrie en cas d’agression.
Ce bras de fer poursuivra l’orientation de l’Iran (et d’autres pays sur la sellette ou plus ou moins liés) vers la Chine et la Russie, au détriment d’une Europe toujours dépendante et sans moyens. Les Etats, de plus en plus nombreux, qui refusent l’hégémonie transatlantique – issue de la destruction de l’empire ottoman, de la domination anglaise des mers puis, quelques siècles plus tard, de l’implosion du bloc de l’Est –, les accompagneront sans doute(5). Ce qui confirmera les propos, peu écoutés alors dans les milieux occidentaux concernés mais si sûrs de leur puissance, de Kishore Mhbubani, dans «The New Asian Hemispher : The irresistible shift of global power to the East»(6).
Comme l’analyse Elijah J. Magnier, l’un des meilleurs spécialistes du monde chiite, «Trump reconnaît ne comprendre que le langage des chiffres et de l’argent. La réponse de l’Iran au chantage étasunien incarne la perception que ce monde ne respecte que la force, le refus de se contraindre à la coercition et la puissance morale de la résistance.»(7).
Citant un général du CGRI, ce fin connaisseur rapporte dans un autre de ses textes : «L’Iran n’acceptera jamais d’être privé de ses missiles parce qu’ils sont la garantie de sa sécurité et de celle de la région. Aujourd’hui, l’Iran est beaucoup plus fort, il bénéficie du soutien de sa population et l’harmonie règne entre les dirigeants politiques et militaires. Nous ne nous soumettrons pas et nous ne négocierons pas avec Trump tant que des sanctions planent sur nos têtes. Le monde doit s’attendre à d’autres surprises dans les jours à venir parce que les Iraniens refusent de mourir de faim. Nous n’avons plus peur de la guerre, pas même d’une guerre d’envergure contre une superpuissance.» (8).
L’imam et guide suprême Ali Khamenei a récemment déclaré aussi : «(…) Les Etats-Unis devront savoir que ces actes hostiles à notre égard ne resteront pas sans réponse. La nation iranienne n’est pas du genre à rester les bras croisés et à subir les coups sans rendre la pareille. (…) (Les sanctions) pourront réduire la dépendance de notre pays à la vente du pétrole dans sa forme actuelle, ce qui s’inscrira dans le sens de nos intérêts à long terme (…). Par le passé, les ennemis ont à maintes reprises tenté de nuire à l’Iran, pays à qui ils reprochent sa quête de justice et son capital de sympathie auprès d’autres peuples. Mais ces tentatives ont fait toutes long feu. A présent, ils en sont venus à nous menacer économiquement. Ils prétendent vouloir nous mettre à genou. Mais qu’ils le sachent, la nation iranienne n’a jamais plié l’échine tout au long de sa longue histoire. L’Iran ne se résignera jamais.» (9).
Selon lui, si le dirigeant américain propose maintenant le dialogue à l’Iran, après avoir opté pour des «pressions maximales – qu’il poursuit toujours –, c’est pour «désarmer la nation iranienne et neutraliser les éléments de la puissance de l’Iran. (…) Les Américains ont peur de la puissance de la nation iranienne et préfèrent éviter toute confrontation directe avec l’Iran. C’est pourquoi ils proposent hypocritement le dialogue pour désarmer la nation iranienne et neutraliser les éléments de la puissance de l’Iran.» (10).
Refusant de fléchir face à l’Hégémon ou de subir le même sort que le Salvador, la Serbie ou plus récemment l’Irak ou la Libye, Téhéran s’est vue contrainte de se défendre par une «contre-pression maximum», au risque d’une escalade. Le pouvoir iranien estime, en effet, que les masques sont tombés, après une première période trumpienne (11), et qu’une guerre est déjà menée contre son pays depuis avril 1979.
Il souhaite toutefois éviter autant que possible la guerre, mais l’on peut conjecturer que, si Donald Trump s’assure de la victoire aux prochaines présidentielles, une fenêtre de tir pourra éventuellement s’ouvrir réellement, au-delà des provocations verbales – comme juste après le second mandat de Barack Obama. Dans ce cas, son aile belliciste, représentée par Bolton et Pompeo, devra à nouveau être neutralisée comme elle l’a été lors de l’annulation de dernière minute (par Donald Trump) de l’attaque en rétorsion de la destruction de son drone – annulation à la suite de la retenue de Téhéran face à un avion d’espionnage Poséidon US (avec ses 38 personnels) (12).
Confirmant le choix de la riposte dure, le 6 août, le président Rohani recevait son ministre des Affaires étrangères. Il y a affirmé : «L’année dernière, lors d’une rencontre avec vous et les ambassadeurs, j’ai dit que la paix avec l’Iran est la mère de toutes les paix ; eh bien, la guerre avec l’Iran est aussi la mère de toutes les guerres. Si vous cherchez la sécurité, si vos soldats dans la région veulent la sécurité, [sachez que] la sécurité s’obtiendra en échange de la sécurité. Vous ne pouvez pas vous permettre de porter atteinte à notre sécurité et vous attendre à ce que votre sécurité soit assurée. (…) Vous avez réalisé aujourd’hui que nous sommes puissants, que nous sommes capables de mettre en œuvre nos paroles (…).» (13).
- Zarif, qui rencontra récemment le patron de la force Al-Qods – signe fort à l’adresse de la coalition en formation – conclut sur la question de la sécurité maritime et de la piraterie exercée par Londres contre le pétrolier iranien Grace 1 : «Cela faisait longtemps que les pétroliers britanniques ne respectaient pas nos lois et ignoraient nos avertissements dans le Golfe persique. Nous laissions passer beaucoup de ces infractions puisque nous étions en temps de paix. Mais, aujourd’hui, votre comportement n’est pas amical et, par conséquent, nous ne ménagerons rien s’agissant du respect de la loi.» (14).
Le 15 août, nous apprenons qu’en dépit de la demande du département américain de la Justice de prolonger la détention du pétrolier iranien, la Cour suprême de Gibraltar a autorisé son départ. Et M. Zarif de tweeter : «Having failed to accomplish its objectives through its #EconomicTerrorism
— including depriving cancer patients of medicine — the US attempted to abuse the legal system to steal our property on the high seas. This piracy attempt is indicative of Trump admin’s contempt for the law. »
Le jeu dangereux continue donc, les Etats-Unis voulant arraisonner (plus ou moins directement) le pétrolier qui vient d’être libéré après 45 jours de détention illégale, l’Iran promettant une riposte militaire. Sur ce plan, le Moyen-Orient est la région qui voit de grands chamboulements sur le terrain : la résistance yéménite et l’armée vient de frapper un centre pétrolier majeur de l’Arabie Saoudite avec plusieurs drones, sur plus de 1 500 km de profondeu, ce qui pourrait accélérer la défaite de l’agresseur –, la ville hautement protégée de Khan Cheikhoun près d’Idlib vient de tomber sous le coup du général syrien Soheil Hassan et le très écouté (même par les Israéliens, conscients de la propagande des politiciens de Tel-Aviv) Hassan Nasrallah, du Hezbollah, promet à Tsahal une riposte jamais imaginée.
Du nord de l’Iran au sud du Liban et du Yémen, toutes les forces de «l’Axe de la résistance», désormais renforcé, se préparent à riposter en coordination à une agression sur l’une de ses composantes ou alliés.
En ce qui concerne le bras de fer Etats-Unis-Royaume Uni et Iran, ce scénario que nous voyons se dérouler sous nos yeux, fait d’actes illégaux, de renforcement des sanctions, d’attaques plus ou moins clandestines et de menaces de frappes imminentes, ouvre davantage la voie à la guerre commerciale et son prolongement militaire.
Les prochains mois risquent de nous réserver quelques grandes surprises, bonnes et mauvaises, tant sur le plan des flux maritimes (et de l’accès aux ressources en énergie) que sur celui des rapports internationaux.
- B.
(1) Jean-Luc Baslé, «Quand les Etats ne respectent plus les traités, le droit international et la parole donnée (…), la tension monte et les Etats se déclarent la guerre», https://reseauinternational.net/quand-les-etats-ne-respectent-plus-les-traites-le-droit-international-et-la-parole-donnee-la- tension-monte-et-les-etats-se-declarent-la-guerre/?share=reddit&nb=1
(2) A quinze reprises, l’AIEA a confirmé la vocation exclusivement pacifique de ce programme. L’Iran a soulevé l’énigmatique décès de l’ex-directeur de l’AIEA, Yukia Amano – celui-ci a semblé avoir refusé de propager des allégations concernant le programme nucléaire iranien, selon certaines sources.
(3) «Aucune voix en Iran n’appelle à la chute du régime en place malgré la pression maximale» (https://www.bloomberg.com/news/articles/2019-06-26/u-s-maximum-pressure-worked-on-iran-before-it-may-not-again)» des Etats-Unis. Le président iranien a fait preuve d’une «patience extrême» en attendant 14 mois avant de faire un premier pas légitime en vue de se retirer partiellement de l’accord sur le nucléaire. Rouhani s’est ensuite tourné vers une «stratégie de confrontation», puis a adopté une stratégie de «riposte équivalente» contre toute attaque. Le corps des gardiens de la Révolution iranienne n’aura pas besoin de slogans religieux cette fois- ci, parce que tous les Iraniens, peu importe leur ethnicité, sont unis derrière leurs dirigeants contre les Etats-Unis. Trump a réussi à unir les pragmatiques et les radicaux sous une même bannière… contre lui», Elijah J. Magnier, https://ejmagnier.com/2019/07/17/quest-ce-qui-rend- liran-assez-fort-pour-sopposer-a-une-superpuissance-comme-les-usa/ (https://ejmagnier.com/2019/07/17
(4) De l’aveu même de Mike Pompeo, patron du département d’Etat, à propos de ses anciennes activités comme chef de la CIA – c’est dire –, Pompeo vient de proposer, il y a quelques jours, de «venir discuter avec Téhéran» !
(5) «Pendant sa présidence du groupe des Brics en 2020, la Russie a l’intention de soutenir l’initiative chinoise de promouvoir le format Brics+, qui consiste à créer une sorte de club des amis du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud.» in «Pour la création d’un club des amis du groupe des Brics», https://fr.sputniknews.com/presse/201908081041899326-pour-la-creation-dun-club-des- amis-du-groupe-des-brics/
(6) Public Affairs, 2008.
(7) Ibid.
(8) Lire l’excellent article d’Elijah J. Magnier sur son blog, «Du Global Hawk au P-8 Poseidon», 28 juin 2019.
(9) Irib, «Que l’Amérique s’attende à notre riposte !», 24 avril 2019.
(10) Ali Khamenei a qualifié les sanctions américaines de «cas d’injustice flagrante (…). Le peuple puissant de l’Iran résistera avec force, en s’appuyant au secours divin et poursuivra son mouvement jusqu’à la réalisation de tous ces objectifs». «Le Leader reçoit les responsables du pouvoir judiciaire», Press TV, 26 juin 2019.
(11) Qui s’est déclarée, dès 2009, en commission parlementaire pour l’annihilation de l’Iran, qui attendait probablement une certaine normalisation et qui représentait mieux que le danger pathologique d’Hillary Clinton.
(12) Selon Elijah J. Magnier, qui a ses sources fiables auprès du CGRI, «l’Iran a évité de justesse une guerre totale au Moyen-Orient grâce à la décision du commandement central et du contrôle opérationnel de son armée et du corps des Gardiens de la Révolution iraniens (Pasdaran) de ne pas abattre un avion de guerre de renseignement, de surveillance et anti-sous-marin de type P-8 Poséidon, de la marine américaine», «Du Global Hawk au P-8 Poseidon», 28 juin 2019.
(13) http://parstoday.com/fr/news/iran-i80697-la_mère_de_toutes_les_guerre.
(14) Ibid.
Comment (11)