Conditions pour le transfert du pouvoir de l’armée aux civils
Par Youcef Benzatat – L’institution militaire en Algérie se présente comme une force prétorienne au service de ses chefs, qui font et défont les pouvoirs pour la seule motivation du maintien de leur hégémonie politique sur la société. Elle se place donc au-dessus des institutions civiles et occupe des fonctions différentes de celles de défense nationale contre la volonté populaire. L’institution militaire jouait de manière permanente le rôle de parti politique de substitution par le truchement du FLN dans un premier temps, ensuite par les partis de l’alliance présidentielle en affaiblissant les capacités politiques des partis d’opposition.
Elle a étendu son rôle professionnel de la défense nationale à l’ordre intérieur en contrôlant l’Etat et en maintenant l’ordre dans la société. Cette expansion de rôle a empêché le développement d’institutions civiles. Dans ces conditions, le principal défi qui se pose au processus de transition démocratique en cours est d’arriver au contrôle de l’armée par des civils pour permettre à la société de s’organiser et d’élire librement ses représentants.
Or, l’intrusion de civils dans les affaires internes de l’institution militaire est perçue comme une ingérence étrangère à son corps constitué. L’image que se fait l’armée d’elle-même est de se considérer comme intouchable et comme le seul représentant légitime de la Révolution de Novembre, en s’autoproclamant en tant que «famille révolutionnaire» dont l’image est profondément enracinée dans l’histoire nationale et les traditions militaires. Au point de faire passer pour un traître quiconque s’aventure à contester cette image hégémonique devenue, au demeurant, presque sacralisée.
Quelle stratégie adopter dans ces conditions pour vaincre la résistance des militaires à se soumettre au commandement d’un gouvernement civil démocratique ?
La mise en application d’un plan de transition démocratique, appliqué lui-même à l’armée, dépend à priori de nombreux facteurs.
Le facteur inconditionnel pouvant rendre cette transition démocratique possible est la mobilisation des forces du changement autour d’un projet de démocratisation, dont le consensus et la cohérence interne doivent être sans failles pour pouvoir vaincre la résistance du commandement de l’armée. Car l’existence d’une forte coalition politique très structurée et ancrée profondément dans la société n’est pas sans influencer la résistance du commandement de l’armée à se soumettre à la réforme que cette dernière lui imposerait.
L’avènement d’une telle coalition dépend elle-même de deux facteurs essentiels : l’éveil politique du peuple et sa mobilisation, déjà acquise et qui est incontestable depuis le déclenchement du processus révolutionnaire du 22 Février, ainsi que le retour de l’élite de la démission. Par élite, il est fait allusion ici aux intellectuels et aux différents spécialistes, dont l’apport d’expertise dans l’édification d’un Etat souverain est incontournable. Les personnalités nationales qui ont servi un moment ou un autre le système de pouvoir qui a dominé la société depuis l’avènement de l’indépendance nationale seront plus un obstacle qu’un véritable atout à la transition vers un Etat civil, tels qu’Ahmed Taleb Ibrahimi, Mouloud Hamrouche, etc. Car leur culture politique et le lien émotionnel qui les relie avec l’ancien système sont incompatibles avec la transition vers un nouveau paradigme du vivre-ensemble. Leur vision politique est profondément ancrée dans des réflexes patriarcaux et conservateurs qui sont les principales catégories sur lesquelles reposent l’autoritarisme et le totalitarisme.
Dans l’éventualité où l’armée s’engage sur la voie de la violence pour tenter de contenir cette initiative, la mobilisation du peuple autour de l’élite pourrait se prolonger dans la forme d’une contestation pacifique illimitée, jusqu’au renoncement de l’armée à son obstination, car la volonté de cette initiative est celle d’un peuple uni autour d’un leadership, qui ne laisserait aucune place au bricolage politique des militaires.
Dès lors que cette première étape aura été accomplie, se pose la question de comment vaincre la réticence de l’armée au contrôle gouvernemental démocratique civil. Dans ce cas, la réticence de l’armée sera vaincue principalement par la perception de compétence du leadership de la coalition civile dans des tâches essentielles.
Cette compétence est exprimée dans des facteurs comme la vision en profondeur du développement de la société, la stratégie pour la réaliser, les opérations et les tâches spécifiques à accomplir, y compris pour ce qui relève de la qualité d’un plan de réforme militaire pour la réalisation du changement dans l’armée par l’amélioration de son cadre professionnel et de la revalorisation du statut de son personnel. Car, pour les militaires, il n’y a rien de plus important pour le rétablissement de leur dignité institutionnelle que la professionnalisation militaire.
La démocratisation de l’armée ne peut être effectuée efficacement que s’il y a un contrôle politique clair et ferme par le pouvoir civil. Ce contrôle politique implique la démobilisation de l’armée et la restauration de l’autorité de civils au pouvoir. Dans ce cas, la coalition de démocratisation devrait montrer aux militaires les effets positifs des politiques de démobilisation et les effets négatifs des rôles et fonctions non professionnelles (sécurité intérieure et police politique). La redéfinition institutionnelle de l’armée comme un atout national dépendra de cette démobilisation.
La réussite de la redéfinition du rôle et la capacité du leader politique à maîtriser efficacement la résistance militaire, par la professionnalisation de l’armée, signifie la dépolitisation de leur chaîne de commandement et la réorientation de leur mandat de l’ordre interne à la défense nationale exclusivement.
Pour achever la transition démocratique, le nouveau pouvoir civil doit introduire un changement constitutionnel quant au contrôle politique présidentiel de l’armée, en lui octroyant la capacité de nommer le haut-commandement dans chacune des forces et de pouvoir forcer la démission de ses membres hostiles au changement, en les remplaçant par des cadres loyaux. Mais ce contrôle politique serait inefficace s’il n’est pas complété par une direction forte pour la professionnalisation de l’armée, fournie par l’autorité civile.
De l’ouverture du débat avec les cadres de l’armée disposés au changement autour de ces deux facteurs cruciaux, qui sont la professionnalisation de l’institution militaire et la constitution d’un pouvoir civil porteur d’un projet de développement intégré de la société, dépendra la réussite de la transition démocratique et le transfert du pouvoir des militaires aux civils.
Y. B.
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