Pourquoi Gaïd-Salah convenait à Bouteflika
Par Ahmed Khadri – Hegel disait que la vérité est dans la totalité. Pour comprendre la scène politique actuelle en Algérie, il faut plus qu’auparavant appliquer cet adage philosophique et remonter dans un premier temps à la grande fracture des années 90 afin de mieux voir les scissions politiques actuelles. La crise de 1992 met déjà en jeu un clivage idéologique essentiel entre démocrates, républicains et islamistes. Ce clivage historique est encore patent en Algérie sous des formes diverses, étant l’essieu essentiel des comportements politiques qui ont une certaine signification idéologique et une incidence sur le cours des événements politiques. Pour simplifier sans dénaturer, l’Algérie eut à se déterminer selon deux projets de société : l’un islamiste dans ce qu’il a de plus rétrograde (obscurantisme et retard technologique) entièrement soumis à l’Occident, selon les modèles déjà en cours dans le Golfe. C’était le projet du FIS. Le deuxième camp est représenté par une vision moderne de la société basée sur la construction d’un véritable Etat de droit et sur un islam éclairé, qui propulse la société vers une indépendance totale des moyens économiques et technologiques de l’Occident. C’était la raison d’être du HCE (Haut Comité d’Etat), mais également de pans entiers de la sécurité nationale, depuis les GLD, l’armée et les services de sécurité, sans oublier tout un peuple jamais convaincu par le projet intégriste.
Les deux pôles majeurs : l’Algérie ou l’Occident
Ces deux axes idéologiques sont encore déterminants même s’ils scindaient déjà la société algérienne avant même l’irruption du mouvement du hirak du 22 Février. Les indépendantistes trouvent un écho plus lointain dans l’opposition frontale à l’Occident que constituent les exemples russe, chinois, nord-coréen, iranien et vénézuélien. Les islamistes de l’ancien FIS et de leurs avatars trouvent, eux, leurs relais occidentaux aussi bien en Arabie Saoudite qu’au Qatar, aux Emirats et en Turquie. Ce sont deux visions de la société en opposition totale. Le hirak du 22 Février est donc un nouvel écho de la lutte des démocrates des années 1990. En ce sens, il s’inscrit dans la démarche historique du premier camp des républicains de l’armée qui ont instauré le multipartisme en Algérie avant que Bouteflika ne vienne tout détruire. En Algérie, contrairement à d’autres pays plus monolithes, l’infiltration occidentale par le FIS a été signifiante même si elle a été vaincue militairement. Feu Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’ANP dans les années 1990 n’avouait-t-il pas que si l’hydre islamiste était vaincue militairement, son idéologie ne l’était sans doute pas ? La réflexion lucide du chef de l’armée algérienne conduit tout naturellement à analyser le rôle incident d’Abdelaziz Bouteflika dans la gestion de la défaite militaire du FIS.
L’ex-président Abdelaziz Bouteflika n’appartient pas au clan des républicains-démocrates. Il appartient à la deuxième mouvance occidentaliste et islamiste. Il ne s’est jamais caché de ses craintes vis-à-vis d’un système de pensée qu’il renie foncièrement : la démocratie. Autoritaire, autocrate, se complaisant dans un arabo-islamisme anti-progressiste, fataliste, intéressé, il fut appelé pour éteindre définitivement le feu à la maison Algérie sur le mythe politique de Boumediene et en utilisant les deniers de la manne pétrolière. Contre lui, des personnes de haut rang, issues de tous les milieux sécuritaires et politiques, des historiques qui connaissaient parfaitement le personnage et qui subodoraient le danger d’une telle venue. Et c’est ici qu’il faut s’attarder sur un facteur supplémentaire de la crise en cours, le profil psychologique même des décideurs politiques.
Hybris et sans foi ni loi
En général, il existe deux types psychologiques prépondérants dans l’exercice du pouvoir : l’un conçoit le pouvoir comme une fin en soi, une fin qui justifie tous les moyens : Bouteflika et Gaïd-Salah appartiennent à cette catégorie psychologique. Pour le deuxième type, le pouvoir n’est qu’un moyen qui reste soumis à l’intérêt suprême de la nation. Khaled Nezzar en est un exemple : il démissionne de l’état-major en 1992 et quitte toute fonction politique en 1993 à seulement 56 ans. Il n’existe pas d’autre type que ces deux-là, avec des variantes plus prononcées. En faisant venir Bouteflika, certains décideurs ont commis une erreur d’appréciation fatale en sous-estimant l’hybris d’un personnage comme Abdelaziz Bouteflika. Très vite installé au pouvoir, l’ex-président fait le nettoyage et installe des proches aux postes stratégiques. Il fait preuve d’un profond népotisme contre toute attente. Pourtant rappelé par des républicains légalistes, Bouteflika se retourne vite contre eux en aménageant une place de choix à Ahmed Gaïd-Salah, qui devient chef des armées.
Pourquoi Ahmed Gaïd-Salah ? La raison essentielle est une fois de plus de nature psychologique. Ahmed Gaïd-Salah est un ambitieux avant tout dont la vision politique est très limitée : sans conviction idéologique, il convient parfaitement à un Abdelaziz Bouteflika très soucieux de faire un nettoyage en profondeur selon l’axe occidentalo-islamiste que nous avons décrit plus haut, auquel Gaïd-Salah ne peut que se soumettre, n’étant pas politisé. Mais tout comme on avait sous-estimé l’hybris d’un Bouteflika, ce dernier commit aussi une erreur fondamentale, ne voyant pas chez Gaïd-Salah l’ambition politique calquée sur des intérêts matériels que celui-ci affirmait de plus en plus. Bouteflika a, en effet, été doublé par Gaïd-Salah qui, de fait, partage le même profil psychologique que lui. Les deux personnages refusent de lâcher le pouvoir qu’ils ont obtenu par tous les moyens. L’union de deux ambitieux fut assez positive pour leurs propres intérêts, mais ce qui devait arriver arriva.
L’éclatement et le reniement du maître était la fin naturelle de calculs démesurés : en rejoignant l’axe islamo-occidental, Gaïd-Salah s’aperçut vite de sa trahison dogmatique des tenants de la démocratie et de son rôle instrumental dans l’éradication des artisans de l’arrêt du processus électoral pour sauver la République en 1992. C’est au moment où Bouteflika voulut s’en débarrasser que celui-ci s’aperçut de son erreur de calcul, sous-estimant une fois de plus l’ambition démesurée de son chef d’état-major. Il est évident que lors même d’un cinquième mandat, Gaïd-Salah n’aurait pas fait long feu. Bouteflika, toujours dans sa quête effrénée de puissance et d’invulnérabilité, ne pouvait que nommer un militaire de sa région au poste suprême de commandement. Un Abdelghani Hamel par exemple. Il est impossible de penser le contraire, d’autant plus que le président déchu avait verrouillé tous les postes régaliens. L’hybris de Gaïd-Salah en décida autrement en détruisant Hamel et les résidus du bouteflikisme idéologique.
Un troisième axe ?
Ainsi est apparu un troisième axe. Né de la scission avec les Bouteflika, l’Algérie politique tangue aujourd’hui entre trois pôles de décision, le pôle républicain démocrate, le pôle islamo-occidental et celui que constitue désormais le clan Gaïd-Salah, qui n’est pas à proprement parler un pôle idéologique comme nous le verrons. Gaïd-Salah étant une scission du bouteflikisme, il faut se demander ce que sous-tend son action politique actuelle. Il est évident que l’homme se cherche une idéologie, une troisième voie, ne pouvant plus se justifier auprès du hirak républicain qui le rejette malgré une grande campagne de récupération en cours (opération mains propres), et ni auprès des islamistes. Lorsqu’une faction politique dissidente entre dans une seconde dissidence, il peut soit tenter de revenir vers sa souche d’origine, soit rechercher une nouvelle autonomie. N’oublions pas, en effet, que Gaïd Salah a été un acteur du redressement républicain contre les hordes islamistes avant de rejoindre l’axe bouteflikien. Mais il fut également un acteur majeur du démantèlement du DRS, deux perfidies qui ne laissent d’autre solution politique que celle d’une troisième voie.
Laquelle ? C’est toute la question du moment. Du point de vue de l’islam, on a vu qu’un premier axe la concevait comme celui d’une religion éclairée : islam progressiste, rationnel, sortant des abîmes du temps pour l’ancrer dans une renaissance humaniste ; c’est le camp des démocrates et des républicains. Islam soumis à l’appréciation de l’Occident, wahhabite et fataliste, avec un penchant pour une réhabilitation du Messalisme, c’est le camp de Bouteflika. La vision islamiste de Gaïd-Salah revient, elle, vers un fondamentalisme de l’association des oulémas d’Ibn Badis, dans une version écumée des visées assimilationnistes à la France contre l’indépendantisme du FLN. Autant dire que l’entreprise est périlleuse. Peu importe, il faut, de toute façon, une nouvelle idéologie pour se maintenir au pouvoir et, surtout, un visage. Mais lequel ?
Dans sa nouvelle voie, Gaïd-Salah semble avoir favorisé deux personnages : Ahmed Taleb Ibrahimi et Ali Benflis. Ils pourraient, selon ses concepteurs, représenter cette fameuse troisième voie, anti-wahhabo-messaliste et également anti-islam des lumières. Une forme de traditionalisme dont le cœur aurait une teinte nationaliste, voire «djazaïriste». De quoi satisfaire pas mal de monde dans une philosophie du «moindre mal». Ou d’un retour aux sources de l’idée nationale. Il est évident que Gaïd-Salah évolue dans un trou de souris dans la mesure où il doit affronter la mouvante islamiste «internationaliste», jadis couvée par Bouteflika, et le courant nationaliste moderne des historiques, avec comme représentant majeur l’ONM. Une telle configuration à trois pôles laisse peu de chance à Gaïd-Salah de réussir. Très décrié dans le hirak, et pour cause, tout acte politique émanant de lui comme la désignation d’un candidat de l’armée est vouée à l’échec. C’est ce qu’un Ahmed Taleb Ibrahimi a certainement compris mais qu’Ali Benflis tente d’occulter à soi-même, tellement désireux de reprendre une revanche sur l’histoire. Car, en définitive, comment peut-on faire confiance à un homme qui fait feu de tout bois et dont l’envergure politique ne se limite qu’à des considérations conjoncturelles ?
En politique, et parmi même les plus machiavéliques, il faut un certain degré de visibilité et de stabilité institutionnelle, sans quoi, tout l’Etat s’effondre : l’Algérie de Bouteflika et de Gaïd-Salah suit une logique d’effondrement étatique. Comment, en effet, interpréter la mise à l’écart des généraux du DRS avec l’aide de Gaïd-Salah par les Bouteflika et, dans un deuxième mouvement, le choix d’un rapprochement sans vergogne vers le camp républicain et les généraux du DRS pour tenter de déloger le chef d’état-major ? Dans la gestion de la crise, Gaïd-Salah a commis des erreurs fatales, notamment des emprisonnements de personnes emblématiques et une atteinte au peuple du hirak même. N’ayant pas cette assise populaire, il est condamné à terme. Lui reste la solution d’un président de transition qui organise sa sortie avant que le peuple ne le déloge par la force de sa détermination à aller jusqu’au bout de sa révolution.
A. K.
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