Vaincre n’est pas convaincre
Par Kaddour Naïmi – Le titre est emprunté à la fameuse déclaration du philosophe Miguel De Unamuno, face aux militaires fascistes qui avaient envahi l’université dont il était le recteur, durant la guerre civile espagnole. De Unamuno leur avait dit : «Vous avez vaincu, mais pas convaincu !».
De fait, après quelques décennies de dictature militaire fasciste (1), couplée avec un obscurantisme religieux médiéval, le peuple espagnol a reconquis son droit à une démocratie, certes bourgeoise capitaliste, mais néanmoins libérée du hideux et mortifère fascisme, avec l’emprise cléricale sur laquelle il se basait : la carotte sinon le bâton.
Partout et toujours dans le monde, quand des autorités censurent, interdisent, bloquent des médias d’information ou de culture, certes, ces autorités montrent qu’elles possèdent la force, mais disposent-elles du droit et de l’intelligence ?
Le droit
Le droit est celui déclaré par la Charte des Nations unies, paraphé par les nations qui en font partie. Ce droit reconnaît et légitime l’une des conquêtes de l’humanité, marquant son caractère civilisé, à savoir le droit d’expression et d’accès libre dans le domaine de l’information et de la culture.
Les autorités étatiques qui entravent ce droit, d’une part, sont en contradiction avec la Charte signée par l’Etat qu’ils incarnent, d’autre part, généralement, avec la propre Constitution de cet Etat. Mais il est vrai que les oligarchies ne s’embarrassent jamais du droit puisqu’elles sont nées et existent essentiellement par la force. On est donc en présence du «droit» que permet la force et non pas de la force que légitime le droit. Voir les développements à ce sujet sur le classique «Le Prince» de Machiavel.
L’intelligence
Les autorités qui interdisent des publications informatives ou culturelles peuvent objecter que les interdictions qu’elles ont prises contre ces publications se justifient parce que ces publications diffusent de fausses informations et des valeurs négatives. Soit ! Supposons qu’en effet, ces publications agissent ainsi.
Si les autorités déclarent verbalement que leur peuple est intelligent et sait distinguer le faux du vrai, pourquoi lui interdire l’accès à ces publications diffusant le faux ? N’est-ce pas, alors, impliquer que ce peuple n’est pas, en réalité, capable de distinguer le faux du vrai ? Et s’il en est incapable, à qui la faute ? N’est-ce pas à un système étatique incapable de fournir au peuple les instruments cognitifs indispensables pour distinguer le faux du vrai ? Et quel genre d’Etat agit ainsi sinon un Etat qui ne voit pas d’intérêt à ce que le peuple soit en mesure de distinguer le faux du vrai ? Et pourquoi cet Etat agit ainsi sinon pour dominer ce peuple ? Et pourquoi veut-il le dominer sinon pour l’exploiter et en tirer des privilèges illégitimes ?
Obscurité et lumière
Un Etat représentant réellement son peuple, croyant sincèrement à sa maturité citoyenne, ne doit-il pas recourir uniquement à la conviction et non pas à l’interdiction en matière informationnelle et culturelle ? Et dans le cas où cet Etat craint que le peuple soit manipulé par des publications hostiles, la meilleure solution est-elle d’interdire ces publications ? Dès lors, comment le peuple saura connaître et distinguer le faux du vrai ? Un peuple auquel n’est permis que l’accès à ce que l’Etat veut bien lui faire connaître, ce peuple peut-il croire à ce que cet Etat lui dit ?
La meilleure manière de combattre des productions informationnelles ou culturelles jugées négatives ou hostiles n’est-il pas de leur permettre d’exister et cela pour deux motifs ? Le premier est de permettre au peuple de connaître ces publications et d’apprendre à en reconnaître leur négativité vis-à-vis du peuple et de sa patrie. Le second motif est de stimuler la critique publique de ces productions jugées négatives et donc favoriser l’exercice de la saine critique de la part du peuple. En effet, le moyen de montrer la négativité de certaines informations et idées n’est-il pas de ne pas les cantonner dans l’obscurité et dans la clandestinité, mais de les livrer à la lumière et à la publicité, et cela afin de démasquer leur négativité ? Rappelons la fameuse déclaration (citation de mémoire, fidèle à la substance quand pas aux mots exacts) : «Je suis prêt à donner ma vie afin que la personne qui n’est pas d’accord avec moi aie le droit de parler !». L’auteur de cette assertion fut l’un de ceux qui avaient contribué à cette splendide époque de l’humanité, appelée «illuminisme» en France. Son nom : Voltaire, le combattant acharné de l’obscurantisme et du despotisme sous toutes leurs formes, alors féodales.
Bataille et guerre
De ces quelques brèves considérations, ne faut-il pas conclure que jamais, au grand jamais vaincre par la force de l’interdiction, ce n’est pas convaincre ? Qu’au contraire, c’est seulement montrer la faiblesse dans le domaine des idées de celui qui interdit, parce qu’il est incapable de répondre publiquement à ces publications ou parce qu’il craint que ces publications révèlent des choses qui remettent en cause la légitimité de celui qui interdit ? Ne doit-on pas en conclure que des autorités légitimes et représentatives réellement du peuple n’ont nul besoin d’interdire, mais de laisser leurs adversaires libres de s’exprimer, afin de montrer leur négativité ? Pour vaincre de manière rationnelle et légitime, la seule méthode n’est-elle pas de savoir convaincre ? Et, pour en être capable, ne faut-il pas avoir de son côté le droit, celui authentique qui s’exerce au réel bénéfice du peuple et de la patrie où il vit ? La vérité ne se dégage-t-elle pas dans la confrontation publique, libre et démocratique ? N’est-ce pas là le signe de l’intelligence d’un peuple et, par conséquent, de ses représentants légitimes ? Enfin, interdire l’expression et l’accès libres en matière d’information n’est-ce pas gagner seulement une bataille en croyant faussement gagner la guerre ? En effet, la vérité ne finit-elle pas triompher toujours, même si elle a besoin de temps, quand bien même cela prendrait des décennies ?
La preuve de l’intelligence d’un peuple, c’est qu’il finit tôt ou tard par connaître la vérité, et cela en confrontant les idées et les informations contraires. Aucun peuple ne veut être vaincu, mais seulement convaincu et, pour l’être, seule la confrontation publique des idées opposées est opérante. Dans le monde, des siècles d’esclavagisme, puis des siècles de féodalisme, puis quelques siècles de capitalisme et, enfin, quelques décennies de totalitarisme fasciste et «socialiste» étatique ne sont-ils pas des leçons suffisantes ?
En Algérie, cent trente-deux ans de colonialisme étranger, plus de cinquante ans de colonialisme indigène et six mois de manifestations populaires ne sont-ils pas des leçons suffisantes ?
K. N.
(1) Qui élimina dans le sang, avec le soutien des staliniens, il faut le préciser, l’autogestion paysanne, ouvrière et administrative.
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