Lettre à Monsieur l’Ambassadeur de Russie en Algérie
Par Dr Arab Kennouche – L’Algérie est devenue le centre de l’attention des grandes puissances ces derniers temps. La Russie, par le biais de son ambassadeur à Alger, Igor Belaiev, aurait émis le souhait que le pays se stabilise dans les plus brefs délais, sans savoir véritablement si le secrétaire général du FLN, Mohamed Djemaï, n’aurait pas décidé de transformer «solution» en «élections» dans son compte-rendu final. De son côté, la France a fait savoir par l’intermédiaire de son ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qu’elle souhaitait une orientation vers un «dialogue démocratique».
Il est évident que pour la Russie comme la France, la rhétorique est en train de changer, les deux nations ayant pour crainte essentielle un temps trop long avant la mise en place d’une solution de reconstruction. Or, c’est justement ce que personne ne voit venir au jour d’aujourd’hui au bout de la 28e journée du hirak, et qui se manifeste dans le rapprochement russo-français, suite aux pourparlers entre Poutine et Macron. Si Mohamed Djemaï a certainement insisté sur le terme de «présidentielles», le diplomate russe, lui, a très vraisemblablement voulu exprimer la question du temps et d’une solution dans les brefs délais, ce qui n’implique pas derechef des présidentielles dans les conditions actuelles. La France de Macron adopte enfin une terminologie réaliste, en évoquant un dialogue «démocratique», incluant donc tous les aspects de la liberté d’expression revendiqués par le Hirak. En plaçant le curseur sur les droits du Hirak, la France fait preuve enfin d’un plus grand pragmatisme qu’au début de la crise.
Elections matériellement impossibles
Beaucoup d’acteurs de la crise actuelle, dont Ahmed Gaïd-Salah et les partis de gouvernement, enjoignent au peuple d’aller vers des élections présidentielles à partir du moment où «toutes les revendications du Hirak sont désormais satisfaites». En forçant la main au peuple algérien, le pouvoir commet une grave erreur d’appréciation : si on organise des élections actuellement ou dans un proche délai, ce sera avec les mêmes partis politiques qui ont causé l’implosion du système. Tous les partis actuels, à quelques exceptions près, étant complètement discrédités, cela ne peut conduire qu’au naufrage de l’Algérie.
Lors de sa période de transition, à la chute de l’URSS, la Russie de Poutine s’était bien gardé d’aller aux élections avec les mêmes structures partisanes. De nouveaux partis furent créés en phase avec les transformations idéologiques profondes observées dans la société : c’est sous la bannière d’Edinstvo (Unité) que la patrie russe entama sa transition en 1999. En 2001, un plus grand parti, Edinaya Rossya (Russie unie) incluant Otechestvo (Patrie), Vsya Rossya (Toute la Russie) et Edinstvo permit à Poutine de redresser le pays. Personne ne peut nier qu’organiser des élections «dans les plus brefs délais» sans une reconfiguration majeure de la structure des partis politiques en Algérie conduirait à un échec majeur à terme et serait une menace supplémentaire sur le Hirak, donc sur l’unité de l’Algérie. Et pour cela, il faut du temps. Il est, en effet, impensable de reconduire ces mêmes partis qui représentent dans l’esprit du peuple la quintessence même du clan.
En reprenant l’argumentaire des élections dans «les plus brefs délais», on se contredit sur l’essentiel, c’est-à-dire sur la volonté de lutter contre la corruption endémique car, de fait, si l’on soigne les symptômes du présent, on ne traite pas les causes profondes du passé. De plus, désormais honnis par le peuple, le FLN de Bouteflika et le RND d’Ouyahia n’ont aucune légitimité à présenter de nouveaux candidats qui, même s’ils étaient «propres», et en cas de victoire, jetteraient un froid insupportable sur les espoirs du Hirak. Adopter une telle stratégie de sortie de crise serait improductive, erronée, stupide. Il est évident que des élections rapides telles que revendiquées par l’état-major et certainement une partie du panel de Karim Younès remettrait en selle de vieilles formations non encore épurées des clans. Sans une reconfiguration totale des partis politiques en Algérie, il n’y aura pas de véritable sortie de crise. C’est la solution unique et l’exemple russe l’a bien montré. Si cette solution de reconfiguration partisane se fait «dans les plus brefs délais», comme le souhaite l’ambassadeur Belaiev, tant mieux. De plus, cette solution inclura forcément des «élections présidentielles». Mais, de grâce, ne mettons pas la charrue avant les bœufs !
Une reconfiguration vitale des partis politiques
Si l’on observe la plupart des pays qui ont eu à faire à une implosion de leur système politique, notamment les anciennes démocraties populaires et l’ex-URSS, on note un point commun essentiel : la création de nouveaux partis politiques avec de nouvelles dénominations et de nouvelles élites. Il ne peut en être autrement en Algérie. Non pas que toutes les idées anciennes aient été abandonnées, notamment en Russie, celle de la démocratie sociale ou du socialisme, mais de nouvelles idées ont émergé dans le peuple, de nouveaux sentiments, comme le sentiment religieux orthodoxe dans la Russie de Poutine. Obligation fut faite de remodeler les partis, d’assainir le champ politique, d’opter pour une refondation nationale. Une telle refondation a été conduite par une main de maître en Russie, celle de Vladimir Poutine.
En Algérie, nous sommes à la recherche d’un tel personnage. Poutine a bien lutté contre la «îssaba» locale, les oligarques tels Khodorkovski et Berezovski parce qu’il était différent d’eux, provenait d’une autre source de pouvoir, agissait dans le cadre de la préservation des intérêts de la nation russe. En Algérie, ceux qui se proposent de lutter contre la corruption sont des membres de partis de gouvernement qui ont vu croître ce phénomène et ont participé à son développement. Poutine aurait-il pu abattre les oligarques des années 1990 tout en étant membres actifs des partis politiques qui les représentaient, ou bien mieux encore, membres des directoires des grandes entreprises pétrolières qu’ils géraient avec des capitaux britanniques ? Quelle légitimité aurait obtenu Poutine aux yeux du peuple s’il avait appelé à sa rescousse un membre d’Open Russia, ou un conseiller d’Ioukos pour lutter contre les oligarques ?
L’Algérie est bel et bien en période de transition. Le système a implosé, il faut le remodeler. La question du temps est accessoire si un esprit de refondation nationale anime «enfin» tous les acteurs de la crise actuelle. La pléthore de partis politiques clientélistes qui existe actuellement doit disparaître au profit de partis nouveaux. Nous avons besoin d’architectes avant tout qui bâtiront une Algérie bien plus solide que la meilleure des «élections présidentielles dans les plus brefs délais».
A. K.
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