Changement social et intégrité individuelle
Par Kaddour Naïmi – Dans ma jeunesse, après avoir participé activement au soulèvement populaire-estudiantin de Mai 68, en France, son échec m’obligea à m’efforcer d’en comprendre les motifs (1). Ce constat me porta plus loin : comprendre d’une manière générale l’échec des révolutions populaires (2). Comme, à présent, j’essaie de comprendre dans quelle mesure l’actuel mouvement populaire en Algérie risque d’échouer dans son objectif fondamental : changer de système social. En addition à ce que mes textes précédents ont déjà exposé (3), voici un aspect complémentaire : la relation entre un mouvement social et l’individu en tant que tel qui y participe.
Vers la fin de 1968, le hasard m’a mis entre les mains une brochure intitulée «Qu’est-ce qui te fait courir, camarade ?». Ecrite par une personne ou un collectif d’auteurs ayant gardé l’anonymat, cette brochure m’a beaucoup éclairé. Voici ce que j’en ai tiré, sur la base de mon expérience militante personnelle.
Ce qui fait courir la majorité des «camarades», autrement dit des personnes qui déclarent, plus ou moins clairement et honnêtement, contribuer à un changement radical (4) de système social, ce qui les fait courir donc n’est pas en réalité de contribuer à la réalisation de ce système radical. Les motifs réels de ces «camarades» est d’abord d’investir dans le mouvement collectif pour leurs propres intérêts individuels, et cela de deux manières.
Conscience et… inconscience ?
La première est consciente. Ces personnes ambitionnent de devenir des leaders, d’une part, adorés comme «géniaux» et «sauveurs» et, d’autre part, pouvant tirer de cette position élitaire hiérarchique des bénéfices vulgairement matériels, tels bureau de travail, voiture et chauffeur de service, salaire et avantages particuliers, bref devenir des personnes privilégiées. Pour y parvenir, bien entendu, ces personnes combattent pour un système où la hiérarchie sociale et l’autoritarisme qui va avec demeurent. Certains embelliront ce système d’expressions pompeuses, telles «dictature du prolétariat» ou «démocratie populaire». En réalité, il s’agit de d’établir une nouvelle caste pour laquelle le radicalisme qu’est l’autogestion sociale généralisée est considéré comme «anarchie», «désordre», «non productivité», etc. En fait, ces «camarades», visant à diriger, sont conscients que leur intérêt de caste (dirigeante) est incompatible avec l’autogestion sociale où tous les membres de la collectivité sociale, – de manière libre, égalitaire et solidaire – contribuent au fonctionnement de tous les domaines sociaux : économique, politique et intellectuel (5).
Cependant, il est possible que ces camarades, ou certains d’entre eux, agissent de manière autoritaire et hiérarchique sans s’en rendre clairement compte. Ils sont persuadés d’être animés de bonnes intentions. En effet, pour parler uniquement des plus significatifs, peut-on nier qu’un Karl Marx, un Lénine, un Mao Tsé Toung ou un Fidel Castro ont agi de manière consciente pour s’ériger en caste étatique (6) ? Cependant, leurs adversaires anarchistes (7) les avaient critiqués, avertis et ont même prédit l’échec de leur action, parce que le «radicalisme» de ces dirigeants «géniaux» et «omniscients» restait emprisonné dans la mentalité autoritaire hiérarchique (8). Cette mentalité est caractéristique de l’histoire de l’humanité, une fois constituées des agglomérations, et cela depuis l’Antiquité. L’histoire a désormais montré qui avait tort et qui avait raison. Cependant, la mentalité hiérarchique autoritaire est encore tellement ancrée dans les esprits des «réformateurs» et «révolutionnaires» qu’on en est encore à considérer les théories et pratiques autogestionnaires comme des utopies ou des conceptions qui menacent l’«ordre» social. Or, celui-ci n’est-il pas basé, en réalité, sur le désordre constitué par l’exploitation économique de la majorité des citoyens par une minorité oligarchique ?
Est-ce un hasard si les marxistes, depuis toujours, ont violemment nié l’existence de la psychologie, parce qu’elle accorde de l’importance à l’inconscient et au subconscient ? En effet, c’est précisément dans ces domaines psychiques que demeure la mentalité autoritaire hiérarchique. Du point de vue psychique, d’où vient cette mentalité, sinon d’un ego excessif et égoïste, parce qu’au lieu de servir la collectivité comme simple membre, cet ego se sert de la collectivité pour s’auto-ériger (et se faire ériger par sa «cour») en «Leader Génial», «Père des Peuples», «Timonier», «Lider Massimo», etc. en réprimant violemment toute contestation de ce leadership. D’où l’on comprend la peur qu’ont des dirigeants de ce genre vis-à-vis de la psychologie car elle révèle les ressorts cachés (inconscients) de leur action «révolutionnaire». Ecartons tout malentendu. Ces leaders ont grandement contribué à un changement social, ont accepté d’énormes sacrifices mais, une fois au pouvoir, ils imposèrent à leur peuple leur propre schéma, une forme inédite de hiérarchie autoritaire dont ces leaders étaient les chefs incontestés et, cela, par la terreur. Ils la justifiaient comme action contre les «contrerévolutionnaires» mais les faits prouvés montrent que cette répression s’exerçait tout autant, quand pas davantage, sur les citoyens qui dénonçaient la transformation du processus de rupture sociale révolutionnaire en système totalitaire conservateur, de type hiérarchique autoritaire.
Cette mentalité hiérarchique autoritaire est à tel point puissante que les plus révolutionnaires, comme ceux évoqués plus haut, n’ont jamais admis que leurs actes étaient animés de telle manière à créer une caste inédite. Ils parlaient de la nécessité d’un ordre social et de discipline ; cependant, comme par hasard, cet ordre et cette discipline s’exerçaient au détriment du peuple. Les écrits théoriques de ces dirigeants se sont efforcés de toutes les manières pour justifier la nécessité de la hiérarchie et de l’autorité comme moyens pour construire la société «idéale» pour laquelle ils déclaraient combattre. Mais quand on a constaté la justesse des vues de leurs adversaires. Proudhon refusa de collaborer avec Marx, en déclarant qu’il était contraire à la création d’une nouvelle «église» et d’un nouveau «dogme» ; Bakounine déclara que le plus pur et le mieux intentionné révolutionnaire, une fois au pouvoir, se transforme rapidement en le plus cruel des dictateurs. Ce fut le cas ! J’en ai personnellement beaucoup souffert, dans mon adolescence, car j’avais commencé par être marxiste-léniniste-maoiste-guévariste. C’est ma participation au soulèvement social de Mai 1968 qui m’a éclairé sur mon erreur. Endoctriné par mon marxisme, j’ambitionnais à devenir un leader «sauveur du peuple». Alors qu’il faut rendre leader le peuple lui-même, par la pratique de l’autogestion. L’«Internationale», écrite par un ouvrier cordonnier, le chante : «Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes. Décrétons le salut commun.» Autrement, c’est l’échec : soit le mouvement est écrasé par une oligarchie traditionnelle déjà existante, soit il est manipulé pour accoucher d’une oligarchie inédite mais, en pire, car elle prétend représenter le peuple. Qu’on le veuille ou pas, n’est-ce pas là une réalité, partout et toujours dans le monde ?
Les «buffles du peuple»
Reste, parmi les «camarades», une infime minorité. Ils «courent» réellement pour les intérêts authentiques du peuple, parce qu’ils s’y reconnaissent entièrement. L’un d’eux, un écrivain chinois nommé Lou Xun, utilisa même cette significative métaphore, se déclarant «le buffle du peuple». Et non pas son «cavalier» (son chef). Ma pratique personnelle m’a, hélas, montré combien trop nombreux sont les «camarades» qui combattent pour un changement social où ils deviennent des membres d’une caste privilégiée. De fait, examinons toutes les expériences révolutionnaires dans le monde : la majorité des ex-combattants révolutionnaires se transforment en «bureaucrates», «intellectuels», «experts», «écrivains», «artistes», etc., bref en membres d’une nouvelle caste au détriment du peuple. Et c’est précisément cette caste qui cause la faillite de l’entreprise authentiquement révolutionnaire, au point que celle-ci finit, quelques années ou décennies après, en un capitalisme dans une sauce plus ou moins officiellement déclarée.
Quand les militants ayant participé à des soulèvements populaires expliquent leurs échecs par le manque, d’une part, d’organisation autonome et, d’autre part, d’individus formés au service du peuple, ils disent ceci : la majorité des détenteurs de savoir, même s’ils agissent au sein d’un soulèvement populaire, en réalité servent leur propre compte individuel. La preuve ?… Jamais ils ne parlent d’autogestion sociale, jamais ils ne parlent et agissent pour la formation d’une organisation autonome des citoyens et de représentants issus d’elle. Le cas le plus ahurissant est celui-ci : les dirigeants du parti bolchevique, Lénine et Trotski en tête, fêtèrent l’anniversaire de la Commune de Paris de 1871 au moment même où l’armée «Rouge», commandée par le second, et sous l’ordre du premier, massacra les militants des Soviets libres, sous prétexte qu’ils étaient des «contrerévolutionnaires», alors que ces Soviets étaient, exactement, des répliques de la Commune de Paris ! Dès lors, faut-il s’étonner des impostures de «leaders» de calibre inférieur ? Dès lors, on comprend qu’est-ce qui fait courir les «camarades» et, par suite, jusqu’à présent l’échec des mouvements sociaux visant réellement à l’appropriation et à la gestion du pouvoir par le peuple lui-même, à travers ses institutions réellement autonomes et de ses mandataires réellement représentatifs.
«Et à l’aurore, où est l’espoir» ? (9)
Les désolantes constatations qui viennent d’être exposées signifient-elles jeter l’éponge, perdre tout espoir ou, pis encore, mépriser le peuple ? Que non ! Simplement, le processus d’émancipation de l’humanité vers son autogestion a besoin de temps ainsi que de conditions matérielles et, surtout, psychiques et éthiques (morales, si l’on veut). Attendre, comme affirment les marxistes, que les contradictions s’aiguisent dans l’économie pour arriver à une rupture sociale, cette hypothèse a montré, désormais, que ce facteur, bien qu’important, n’est pas suffisant.
Ce n’est pas un hasard si les marxistes ont très peu écrit sur la «morale» et l’«éthique», tandis que les autogestionnaires l’ont fait davantage. Et quand les marxistes ont écrit sur la morale, le constat est lamentable (Trotski) ; au contraire, qu’on lise l’ouvrage de Kropotkine sur le même thème.
Voilà pourquoi, personnellement, je considère l’humanité encore dans sa phase primitive, celle où dominent la hiérarchie et l’autorité. Et que cette humanité entrera réellement dans la civilisation, au sens le plus correct et noble du terme, seulement quand la partie exploitée économiquement, dominée politiquement et aliénée idéologiquement comprendra les illusions de tous les systèmes sociaux jusqu’ici existants, pour essayer, non pas le «modèle» ou les «recettes» proposés par des «savants» et «experts» en tout genre et de toute couleur politique mais d’exercer le pouvoir «par le peuple et pour le peuple» de manière véritable, concrète. Cette pratique s’appelle autogestion sociale. Ne doit-on pas, ainsi, conclure : «Révolutionnaires ! Encore un effort pour oser non pas vous servir du peuple, mais le servir !» Car plus il sera libre et solidaire, plus vous le serez. Dans ce but, ne faut-il pas accorder toute leur importance, outre à l’économie, à la politique et à l’idéologie, également et tout autant à l’éthique et à la psychologie, aussi bien collectives qu’individuelles ? Pour revenir au mouvement populaire algérien actuel, où en sommes-nous dans ces domaines ?
K. N.
(1) Voir «Liberté solidaire : la traversée de Mai 68 par un jeune Algérien» in http://www.kadour-naimi.com/f_sociologie_ecrits-mai-68.html
(2) Voir «Autogestion et hétéro-gestion : du processus de rupture révolutionnaire au système conservateur totalitaire. Etude comparative Russie-Algérie», in http://www.kadour-naimi.com/f-societe-autogestion-heterogestion-revolution.htm
(3) In http://kadour-naimi.over-blog.com/
(4) Constatant l’actuelle totale confusion de certains termes, il est indispensable de rappeler chaque fois ce qui est entendu, ici, par «radical» : abolir le salariat, parce que basé sur l’exploitation de la force de travail intellectuel et physique, au bénéfice du travail coopératif solidaire. 2) Donc, abolir le fonctionnement politico-juridique et la production idéologique qui justifient ce fonctionnement économique, au bénéfice d’une autogestion sociale généralisée.
(5) Dans ce cas, dire «idéologie» serait impropre. La définition exacte de celle-ci est la production d’idées qui ne correspondent pas à la réalité matérielle et sociale mais sont exprimées pour justifier de manière extrascientifique des faits.
(6) Et non pas seulement «bureaucratique», comme le prétendait Troïtski, lequel, professant, lui aussi, une idéologie autoritaire hiérarchique, ne voyait dans le «stalinisme» qu’une exubérance administrative et non pas un système social inédit où la bureaucratie n’est que l’un des aspects et non l’unique.
(7) Précisons que ce terme tellement galvaudé et manipulé équivaut, en théorie et en fait, essentiellement à l’idéal d’autogestion sociale.
(8) Signalons, néanmoins, deux leaders qui constituent l’exception à la règle consistant à profiter de la position sociale acquise pour s’ériger en dictateur accroché au pouvoir : Gandhi et Nelson Mandela.
(9) Titre d’un poème de Nazim Hikmet, ayant servi également de titre à l’une de mes pièces théâtrales, voir http://www.kadour-naimi.com/f-aurore_espoir.htm
Les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.
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