De l’urgence de doter le Mouvement populaire d’un management moderne et performant
Par Boudjema Tirchi – Lors d’une rencontre dans le cadre du Hirak, le jeune Amine K., dit «El Che», me persuada de lire Les Conditions de la renaissance de Malek Bennabi, qui était pour moi un intellectuel «islamiste» dépourvu d’intérêt. Finalement, je découvre un scientifique ouvert sur l’universalité et qui proposait de pertinentes idées. L’ouvrage est vite dévoré et à trois reprises relu afin de mieux saisir les théories. Surtout les trois «richesses permanentes» qui présentent avec le Monde à 3 + 1 dimensions (de votre serviteur) de curieuses ressemblances. Enfin, avec ces outils, on analyse la «révolution du sourire» déclenchée par les indignés.
L’ouvrage de Bennabi (éditions Anep, 2011) est subdivisé en deux parties.
La première aborde le présent et l’histoire des peuples musulmans (page 23).
«Stade épique guerrier et traditions» (23). C’était l’ère du sommeil dans lequel seul le lien tribal subsistait avec parfois de remarquables chefs, tel l’Algérien Abdelkader ou le Rifain Abdelkrim. Cette période prit fin avec le lever du jour annoncé par Djamel-Eddine du haut des montagnes d’Afghanistan.
«Stade politique et idée» (27). Vers 1922, la voix d’El-Afghani eut un écho en Algérie grâce à Ben Badis qui semait les idées du «réveil» d’un peuple endormi.
«Stade de l’idole» (33). Selon Bennabi, avant ce «réveil», l’idole régnait en maîtresse à l’ombre des zaouïas où des âmes crédules allaient quêter des amulettes et des barakas. En 1936, les Oulémas participèrent au Congrès musulman algérien, à Paris, en transformant leur association en mouvement politique organisé. L’auteur en fut révolté, affirmant que le virus politique avait alors succédé au virus maraboutique, sans la moindre transformation du milieu ou des idées.
La seconde partie concerne l’avenir (43).
«De l’entassement à la construction» (45). En partant des lois de la «chimie biologique» et de la «dynamique spéciale», il proposa une théorie de l’évolution des sociétés : «Civilisation = Homme + sol + temps.» Cette découverte est, pour l’auteur de ces lignes, la pierre angulaire de l’ouvrage car elle rappelle les éléments fondamentaux (espace, temps, force et mystère) que nous verrons plus loin. Pour Bennabi, la pensée religieuse est le catalyseur indispensable à la synthèse de ces trois richesses, mais avec une différence entre les cycles d’évolution des sociétés occidentale et musulmane. D’ailleurs, il affirma que les peuples musulmans n’étaient guère en 1948 (année de rédaction de l’ouvrage), mais en 1367 de l’Hégire. Après cela, il fixa deux conditions pour la renaissance de la société algérienne.
«Examen de la première condition. Conformité de l’histoire avec le principe coranique» (57). Il nous rappelle que là où le cycle de la civilisation commence, il y a les trois «facteurs temporels», mais qui sont insuffisants, car il manque la synthèse «bio-historique» de ces éléments. En interrogeant l’histoire, il constata que l’origine de l’expansion des civilisations islamique et chrétienne provenait de l’essor d’une idée religieuse. Il fut conforté en cela par un penseur allemand : «J’étais, en fait, convaincu par la brève explication du rôle qu’accomplit l’idée religieuse dans l’histoire ainsi que par les opinions de H. Keyserling sur le sujet et sur lesquelles je me suis fondé. Je veux parler de ses conclusions sur le rôle de l’idée chrétienne dans la civilisation occidentale.» (17)
«Examen de la deuxième condition. Possibilité de l’application du principe coranique actuellement. […] Ainsi donc, pour réaliser la synthèse nécessaire comme solution du problème algérien, synthèse de l’Homme, du sol et du temps, il faut le catalyseur d’une religion qui transforme l’âme musulmane, c’est-à-dire, selon le mot de Keyserling, lui donne le principe du sens.» (65)
«L’influence de l’idée religieuse dans la formation de la civilisation.» (69) Dans ce chapitre, l’auteur aborde le «cycle d’une civilisation» qui se compose de trois phases : au départ, les individus sont au stade instinctif. Grâce à l’idée religieuse, ils «refoulent» le règne des instincts au profit de l’esprit conscient (l’auteur utilise des termes de la psychanalyse freudienne) : c’est le début de la civilisation. La deuxième phase gère ce changement. La troisième étant le déclin : le retour à l’état instinctif.
La suite de l’ouvrage propose des moyens à développer afin d’augmenter l’efficacité de la synthèse «bio-historique» des trois «richesses permanentes» : l’Homme, l’orientation, la culture, l’alphabétisme, l’éthique, l’esthétique, la technique, etc. Mais cette efficacité est contrariée par «le coefficient colonisateur» et «le coefficient autoréducteur» : notre «colonisabilité».
Après ce bref tour d’horizon de l’ouvrage, la première idée qui vient à l’esprit est comment ce géant de la pensée n’est-il pas suffisamment étudié, médiatisé dans son propre pays ?
Cependant, deux remarques s’imposent : d’abord, le «coefficient colonisateur» paraît désuet aujourd’hui car la dictature de l’indigène n’a rien à envier à celle du colon étranger : le «coefficient oppresseur» semble plus indiqué ; ensuite, l’exclusivisme de l’idée religieuse dans la synthèse de la civilisation : c’est un des moyens, mais pas le seul. Surtout qu’elle possède une restriction reconnue par l’auteur : «La coïncidence de ces deux dates [psychologique et chronologique] est exceptionnelle pour la civilisation musulmane, qui le doit à la conscience vierge de toute empreinte antérieure qu’elle a trouvée chez le bédouin d’Arabie. […] Ce n’est que lorsqu’il touchera les consciences vierges des primitifs du nord de l’Europe [1000 ans après J.-C.] que le christianisme déterminera ce potentiel spirituel qui est la source de toute civilisation.» (62) C’est-à-dire que l’idée religieuse est surtout efficace avec des peuplades «primitives».
La théorie de John A. Toynbee (cité dans l’ouvrage) n’est guère dépourvue d’intérêt : la civilisation est une réponse à un «défi» géographique ou climatique (même s’il existe d’autres «défis»).
Bennabi vomissait les marabouts et leurs zaouïas, mais également les «intellectomanes politiciens» qu’il tenait pour responsables de la stérile phase «boulitique». C’est peut-être pour cela qu’il demeura figé en gare, regardant passer le train de la Révolution algérienne, l’une des plus grandes du XXe siècle. Ce n’était guère avec les armes des Oulémas (enseignement de la langue arabe et du Coran) qu’on aurait sorti la 4e puissance mondiale d’alors, aidée par l’Otan. Il est vrai que les «Badissis» n’avaient nullement revendiqué l’indépendance : ils se contentaient de l’intégration au sein de la France. Tandis que leur enseignement déracinait les Algériens de leur élément afin de les arrimer au Moyen-Orient : leur religion « islahiste» combattait l’islam humaniste de nos ancêtres ; leurs enseignants d’arabe littéraire étouffaient nos langues maternelles. Ayant été un de leur élève (vers 1960, à la Medersa de la Scala, à El-Biar, sur les hauteurs d’Alger), ils nous interdisaient de parler en derdja (arabe dialectal) qu’ils désignaient avec mépris par le nom «el-barbariya». Voyons maintenant les similitudes entre les théories de Bennabi et le monde à 3 + 1 dimensions.
Cette «trouvaille» est le fruit du hasard, alors que je cherchais les raisons de mon échec professionnel. Fin 1997, je sabordai l’entreprise de bâtiment créée à Boumerdès faute de marchés, après une expérience de deux années. Fortement déçu et un peu vexé, je m’accordai un congé sabbatique de six mois (au 4e étage de la cité Sbaat, à Rouiba) afin de cerner les causes de mon désarroi, en révisant des ouvrages de psychanalyse, comptabilité, marketing et management. Au bout de quatre mois, je découvris l’espace, le temps et la force : ce qui m’incita à explorer d’autres sujets, telle la théorie de la relativité ; le mystère sera découvert sept ans après. Voici un aperçu des éléments fondamentaux du monde à 3 + 1 dimensions.
Espace matériel : les terres (le «sol» de Bennabi), les mers et les airs. Espace spirituel : les points cardinaux sont constitués des quatre fonctions de Jung, opposées deux à deux (sensation-intuition et sentiment-pensée, introverties et extraverties) ; le centre du croisement des fonctions : le Moi (Freud) ; les rivages peu profonds : l’Inconscient personnel (Freud) ; les profondeurs des entrailles de la Terre ainsi que l’immensité de l’Univers : l’Inconscient collectif (Jung), le domaine des images archétypiques, aisément accessibles aux peuples dits «primitifs» (terrain de prédilection de la pensée religieuse de Bennabi). La première dimension obéit aux lois de la vérité et de la lucidité.
Temps : semblable à la définition donnée par Bennabi. La seconde dimension obéit à la loi de l’évolution.
Force (ou Energie) matérielle : celle du corps, mais également de l’argent et d’autres ressources. Force spirituelle : l’élan vital qui nous anime pour ressentir, penser, parler et agir. Celle-ci ressemble à l’«Engagement» de Bennabi. La troisième dimension obéit à la loi de la fructification.
Mystère (ou Dieu). Le terme «Mystère» est emprunté au psychanalyste suisse Carl Gustav Jung : il désigne la puissance divine ressentie, mais inexpliquée. Ce que Cheikh Khaled Bentounès, guide de la zaouïa Alawya de Mostaganem, nomme Allah. Cette dimension ressemble à un halo qui englobe les trois autres. Son centre est le point de rencontre des douze qualités opposées (le mandala et le Soi de Jung), dont les deux façades du Moi qui pilote notre destin. L’idée religieuse de Bennabi y trouve naturellement sa place. La quatrième dimension obéit à la loi de l’harmonie.
On retrouve le «Sol» et le «Temps» de Bennabi, mais pas l’«Homme», car les éléments sont éternels tandis que les êtres sont éphémères. Ces derniers ont juste pour rôle l’accomplissement de leur mission en étant dans le sens de la vie.
Le sens de la vie (Alfred Adler et Paul Diel). C’est l’assimilation des lois des éléments fondamentaux afin de réaliser convenablement la mission vitale, en satisfaisant harmonieusement les besoins en richesses essentielles par l’activation performante de l’élan vital.
Mission vitale (Diel). Assurer la survie (besoins de base), puis le développement (besoins sublimes) afin d’atteindre le stade de l’«individuation» (Jung) ou «ihsân» (Bentounès). Cela consiste à être en accord avec soi-même, avec les autres pour être en accord avec le Mystère (Dieu). Tout cela en tenant compte de la phase de son cycle de la vie (naissance, croissance, développement, mort). Ce dernier est valable pour un produit (marketing) ou une civilisation (Bennabi).
Besoins essentiels (Diel). Ils dérivent de la pyramide des besoins de Maslow modifiés par le manager Mohed Altrad. Pour survivre et se développer, l’individu et l’espèce ont besoin de quatre richesses essentielles : Matière, Esprit, Autrui, Grandeur. Leur satisfaction harmonieuse conduit au stade de l’«individuation» ou «ihsân».
Activation performante de l’élan vital (Diel). C’est l’utilisation convenable de la science du management (Information, Planification, Action, Evaluation) afin de satisfaire nos besoins en richesse essentielles.
Cette théorie universelle concernait les individus, car destinée à la psychothérapie. Mais après la découverte de l’œuvre de Bennabi, elle semble indiquée pour comprendre les sociétés. Prenons le cas de la «révolution du sourire» en cours dans notre pays.
L’élément déclencheur (catalyseur) n’était guère la «pensée religieuse» de Keyserling et Bennabi. La réponse à un «défi» de Toynbee était plus proche de la réalité. Selon la méthode de l’harmonie des Besoins, nous étions scandalisés par les adorateurs du Cadre et humiliés par les images dégradantes du Présidant. Pour rétablir notre équilibre, nous devions satisfaire un besoin spirituel : la dignité (au Soudan, c’était un besoin matériel : prix du pain). Pour cela, on utilisera un management instinctif en planifiant directement le but : «Non au 5e mandat». La phase Action débuta le 22 février. Grâce à une forte mobilisation et des attitudes ayant suscité l’admiration du monde entier, le 2 avril, le Hirak obtint gain de cause en chassant l’intrus.
On a chanté et dansé toute la nuit. Le lendemain, on planifie un nouveau but en criant : «Yetnahaw gaâ !» (ils partent tous). Après un minimum de dignité, on exige la démocratie. C’est le passage d’une communauté archaïque où règne la loi du plus fort à une société civilisée, régie par les droits et les devoirs. La tâche est ardue, car elle exige de nous tous un changement de mentalité, comme recommandé dans ce verset : «Dieu ne change rien à l’état d’un peuple que celui-ci n’ait d’abord changé son état d’âme.» (Coran). (30).
Au début, l’enfant assouvit instinctivement ses désirs. L’éducation (dans le sens large) consiste à maîtriser les instincts et à développer la conscience afin de sortir de l’animalité pour intégrer l’humanité. Cela donnera naissance aux deux aspects du Moi : le sublime qui accomplit sa mission vitale en satisfaisant ses Besoins essentiels ; l’archaïque au service de l’image de l’ego (persona, anima ou animus de Jung) qui obéit aux quatre fausses motivations (Diel) : vanité, culpabilité, accusation et sentimentalité. Notre changement consistera à surmonter les instincts, l’égoïsme et l’égocentrisme afin d’agir consciemment en faveur de la collectivité : «… La naissance en Algérie du sens “ collectif ” à partir duquel commence l’histoire et la mission d’un peuple.» (28).
Cette évolution concernera d’abord les élites, car l’urgence est dans la création d’une structure provisoire afin de doter le Mouvement d’un management moderne, performant. Les leaders (surtout les jeunes) qui immergeront seront les cadres de la nouvelle République. Si nous persistons dans ce statu quo, l’échec sera au rendez-vous. En effet, malgré le changement de but, nos moyens de lutte demeurent identiques. Tandis que le système, vieux de 57 ans, dispose d’un plan : s’appuyer sur le panel pour «élire» rapidement un pantin qui lui assurera la pérennité.
Pour terminer, les notions du Monde à 3 + 1 dimensions sont divulguées pour la première fois. Elles étaient destinées à améliorer la «synthèse des écoles», élaborée en 1970 à Paris par Madeleine et Yves Dienal, mes défunts psys. Sans répondant de mon environnement, elles étaient délaissées depuis cinq ans. C’est pour cela que je remercie infiniment «El Che» qui m’a éclairé l’esprit en me faisant découvrir Malek Bennabi. Ce dernier m’a déçu avec le second ouvrage : Le Phénomène coranique, car je ne suis guère branché sur ce sujet. Laissons le dernier mot à ce digne fils de l’Algérie : «Quoi qu’il en soit, c’est en achevant sa propre renaissance, en s’acheminant, elle-même, vers le progrès moral et scientifique que l’Algérie pourra contribuer efficacement à l’édification de la cité humaine.» (167)
B. T.
Auteur de Réplique au Livre noir de la psychanalyse
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