Pourquoi le chef d’état-major a décapité le système de sécurité nationale
Par Ahmed Khadri – Le procès des élites sécuritaires algériennes marque une date historique dans l’Algérie post-indépendance. Ce n’est pas moins de trois généraux, dont un ancien chef d’état-major, qui sont visés par le biais d’un procès politique, parodie des plus grands règlements de comptes que l’histoire mondiale nous a légués. Le jugement du tribunal militaire de Blida fera date non pas uniquement en frappant les esprits du commun des mortels, mais également parce qu’il autorise un démantèlement complet des structures de sécurité patiemment bâties par deux personnages clés de la sécurité nationale, les généraux Mediene et Tartag.
Pourtant, à y regarder de près, on ne peut que les considérer comme des victimes collatérales d’un régime politique dont le centre de gravité était bel et bien Abdelaziz Bouteflika et Ahmed Gaïd-Salah. Aujourd’hui, ces deux hommes sont encore en liberté malgré leur position centrale dans la constitution des «îssaba» (clans) depuis 1999. Surtout, ils semblent tous deux avoir passé l’écueil des procès Sonatrach I et II visant explicitement l’ancien ministre de l’Energie Chakib Khelil, membre éminent du clan qui court toujours malgré un mandat d’arrêt international.
Au moment où le chef d’état-major s’évertue à vouloir nettoyer subitement l’Algérie de son plus grand mal, la corruption mafieuse et endémique, nous sommes en droit de reposer une question fondamentale : pourquoi Gaïd-Salah n’a-t-il pas arrêté Chakib Khelil sur la base des pots-de-vin constatés par des juges milanais entre 2007 et 2010, de la même façon qu’aujourd’hui il arrête à tout bout de champ une partie du gotha oligarchique proche du clan présidentiel ? Une autre question encore plus grave : pourquoi Gaïd-Salah, qui s’érige aujourd’hui en «Monsieur Propre», pour ne pas dire «Monsieur Algérie», n’a-t-il pas suivi les conclusions du dossier Sonatrach et les preuves irréfutables fournies par son directeur, aujourd’hui derrière les barreaux, pour procéder à la comparution devant les juges algériens de Chakib Khelil entre autres ? Amnésie ou complicité aujourd’hui occultée ?
Deux poids, deux mesures
On sait, sans trop conjecturer, que l’ex-DRS gênait les affaires du clan présidentiel au moment où celles-ci florissaient, lors du boom pétrolier des années 2000 avec un baril à plus de 140 dollars. Lors de l’éclatement de l’affaire Sonatrach en 2013, on pensait en Algérie que le mal ne concernait qu’un ministère ou un groupe de personnes restreint sans lien avec les hautes sphères de l’Etat. Comme si Chakib Khelil avait agi en solo sur la scène internationale, dans le dos même du président. Bouteflika aurait même poussé des cris d’orfraie en apprenant que son ami d’enfance lui avait planté un couteau dans le dos en se délectant des revenus de la Sonatrach. Le président de la République l’aurait alors volontairement exilé afin d’étouffer l’affaire et préserver l’honneur de la nation.
Nous savons aujourd’hui que cette version des faits ne correspond pas à la réalité d’un réseau de corruption qui impliquait l’ensemble du clan présidentiel, y compris l’état-major de l’ANP. D’où cette alliance entre leurs deux chefs principaux, aujourd’hui encore en liberté, Abdelaziz Bouteflika et Gaïd-Salah et leur action concertée de destruction du dossier Sonatrach, en mettant sur la touche tout l’appareil judiciaire de l’ex-DRS ainsi que son chef, le général Toufik.
Que le président de la République à l’époque n’ait pas réagi en voulant défendre son ami d’enfance Chakib Khelil passe déjà pour un acte de haute trahison en soi au regard des textes constitutionnels. Mais, qu’aujourd’hui, le chef d’état-major s’en prenne à ceux-là mêmes qu’il aurait dû écouter pour sévir et protéger les intérêts stratégiques de la nation relève d’un degré de trahison encore plus grave, puisqu’il justifie le phénomène de corruption de ministres régaliens comme celui de l’Energie. La justice expéditive de Gaïd-Salah jette donc un éclairage nouveau sur l’implication directe de l’état-major, du moins dans ses éléments bouteflikiens, dans ce qu’il est convenu de désigner comme l’une des plus viles supercheries judiciaires de l’histoire contemporaine de l’Algérie. A moins que Gaïd-Salah ne cache d’autres dossiers non moins graves et importants, l’impliquant directement lui et sa famille au point où il aurait tout intérêt à écraser l’ancien DRS par tous les moyens avant qu’il ne soit trop tard. Il l’avait déjà fait en 2015 en poussant à une retraite forcée le général Mediene.
Qui est la «véritable» îssaba ?
Dans ce contexte effervescent de justice expéditive, on ne comprendra jamais pourquoi les tenants du pouvoir politique de l’époque, dont Gaïd-Salah, ne s’étaient pas rendus actifs lorsque les dossiers arrivaient sur leur bureau. Et l’on comprendra encore moins pourquoi un tribunal militaire comme celui de Blida semble ne pas considérer l’inaction du commandement de l’armée devant le flagrant délit. S’agissant d’une entreprise vitale pour le pays, il est outrageant de constater que le chef d’état-major n’ait pas suivi à l’époque les investigations et les recommandations des services de sécurité pour l’intérêt de la nation, ce que les juges militaires de Blida ont sciemment occulté. Ceci appelle deux interrogations : Gaïd-Salah est-il le personnage approprié pour défendre les intérêts suprêmes de la nation, aujourd’hui ? Deuxièmement, le chef d’état-major est-il en mesure, sur le plan de la légitimité, d’organiser des élections présidentielles en Algérie, au moment où l’on constate amèrement que le haut commandement militaire de l’époque a failli à sa mission de protéger les intérêts vitaux du pays ?
On ne peut, non plus, s’empêcher de faire un rapprochement entre les affaires juteuses que l’ANP à créer en partenariat avec des sociétés émiraties et les affaires I et II de la Sonatrach. Dans les deux cas de figure, des joint-ventures ont été créées afin de mieux dissimuler des sommes colossales versées en pots-de-vin. Si, effectivement, l’état-major de l’ANP a perçu de l’argent sale dans ses projets de véhicules militaires, on comprendrait pourquoi le général-major Gaïd-Salah a fermé les yeux sur les dossiers Sonatrach I et II impliquant l’ensemble du clan présidentiel.
Somme toute, il reste très peu d’éléments pouvant conduire à affirmer la probité du chef d’état-major de l’armée, surtout dans ce contexte prochain d’élections présidentielles menacées de boycott généralisé. En décapitant les structures essentielles de la sécurité nationale, de sorte à effacer un passé douteux des grands acteurs du clan, le chef d’état-major risque essentiellement de se retrouver lui-même confronté un jour à ce deux poids et deux mesures qu’il a établi pour se protéger. Aussi ne peut-on que condamner toute personne qui se présenterait à de telles élections sous le couvert et la protection d’un homme qui a grandement attenté à la sécurité du pays, situation actuelle que les Algériens ont de la peine et une immense tristesse à évacuer.
Comment donc un Tebounne ou un Benflis pourraient-ils présenter leur visage au peuple algérien quand, dans le même temps, ils cautionneraient l’action politique d’un chef d’état-major, ancien protecteur de Chakib Khelil ? L’avenir nous le dira.
A. K.
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