Comment vaincre les oligarchies liguées
Par Kaddour Naïmi – Les banalités élémentaires ont le défaut d’être oubliées quand pas occultées, bien que certaines aient une importance décisive. C’est le cas de la solidarité. Cependant, celle-ci se manifeste de diverses manières, selon l’agent social qui y recourt.
Oligarchie
Les membres des oligarchies, partout et toujours, savent pratiquer la règle de la solidarité. Même quand ces oligarchies sont composées de groupes (clans) aux intérêts contradictoires, ces dernières font tout pour maintenir leur solidarité. Elle est rompue uniquement quand les contradictions entre les composantes de l’oligarchie deviennent insoutenables. Dès lors, la composante la plus puissante – économiquement, donc militairement – se débarrasse de la composante devenue un obstacle. Ainsi, la solidarité redevient la règle au sein de la composante victorieuse. Jusqu’à ce que, au sein même de celle-ci, les vulgaires appétits en matière d’enrichissement opposent, de nouveau, les uns aux autres, donnant, alors, naissance à de nouvelles contradictions. Et le conflit éclate, encore une fois, portant à la création de composantes nouvelles, aux intérêts opposés. Alors, le même processus de confrontation se déclenche, pour aboutir à la victoire d’une composante de l’oligarchie, parce qu’elle détient les deux leviers fondamentaux de la guerre sociale : l’économie et les armes.
C’est, par exemple, ainsi que se comprennent les dominations oligarchiques nationales, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Chine, et partout ailleurs, dont l’Algérie. C’est également ainsi que se comprennent les oligarchies mondiales, constituées par des groupes comme le G7 (ou 8, etc.), le groupe dit de Davos, le Conseil de sécurité de l’ONU, etc.
La solidarité, quoique relative, est donc l’un des éléments stratégiques de la domination oligarchique, tant au niveau national qu’à celui international.
Peuple
Au contraire, au sein des peuples, au niveau national comme à celui international, la solidarité, partout et toujours, est difficile à concrétiser. Deux motifs expliquent cette carence.
Le premier est extérieur. Toujours et partout, au niveau national comme international, l’oligarchie dominante applique systématiquement et résolument la règle en ce qui concerne le peuple : «Divide ut regnes» (diviser pour régner). Le théoricien le plus représentatif des oligarchies l’exprima par la formule «Divide et impera» (Machiavel). La procédure consiste à créer le plus possible de tensions, de conflits, allant jusqu’à la confrontation violente au sein du peuple (au niveau national) et entre les peuples (au niveau international). Cette procédure est la meilleure garantie d’existence dominatrice d’une oligarchie. Cette dernière le sait parfaitement et agit en conséquence.
L’oligarchie cause les conflits principalement en manipulant des contradictions secondaires au sein du ou des peuples. Ainsi, l’oligarchie manipule les aspects suivants, au sein d’une nation ou entre les nations : 1) l’ethnie (ou la race) ; 2) les croyances spirituelles (religions monothéistes, ou doctrines spirituelles là où les premières sont inexistantes) ; 3) civilisationnels. Ce processus se manifeste par la présentation d’une ethnie, d’une croyance religieuse ou spirituelle et d’une civilisation comme «supérieures» à d’autres, décrétées unilatéralement comme «inférieures», «barbares», donc représentant une «menace» pour l’ethnie, la croyance religieuse ou spirituelle et la civilisation proclamées arbitrairement comme les seules valables.
Les appareils de conditionnement idéologique des oligarchies étant dominantes, les conséquences de ce bourrage de crâne sont les conflits et oppositions au sein du peuple d’une nation et entre les peuples des diverses nations, et tout cela au bénéfice des oligarchies. Ces oppositions se manifestent par des conflits larvés, jusqu’à éclater en guerres civiles et en massacres de masse d’où les membres de l’oligarchie sortent toujours gagnants. Un propriétaire d’usine d’armement durant la seconde boucherie mondiale déclara : «Quand les bombes d’avion explosent et le sang coule, les dividendes augmentent !»
L’Algérie n’échappe pas à cette procédure oligarchique, et cela depuis l’indépendance nationale. Du sang coulé durant la Guerre de libération nationale, du sang coulé lors du putsch militaire de l’été 1962, du sang coulé par la suite, notamment en octobre 1988, en 2001 et durant la «décennie noire», qui donc a profité en termes d’enrichissement illégitime et illégal ? N’est-ce pas les membres de l’oligarchie ?
Encore aujourd’hui, en cette phase salutaire d’intifadha populaire, l’oligarchie régnante actionne ces deux leviers : l’ethnicisation (notamment au sujet de l’emblème amazigh) et la religion (avec les récentes mesures contre des églises en Kabylie). Un troisième moyen est mis en œuvre, lui aussi classique, partout dans le monde et depuis toujours : un pseudo-patriotisme consistant à accuser de «trahison envers la nation» tout opposant aux décisions prises par les détenteurs du pouvoir étatique. Quel meilleur et plus significatif exemple que de constater l’emprisonnement de l’exemplaire et symbolique frère Lakhdar Bouregaâ, alors que tellement de membres de l’oligarchie régnante continuent à jouir de leurs illégitimes privilèges ?
Malheureusement, une frange – non négligeable – du peuple tombe dans le piège fabriqué par l’oligarchie. C’est le résultat d’un systématique et permanent bourrage de crâne des appareils de propagande oligarchiques, créant une désolante carence de conscience sociale adéquate. Aux citoyens résignés et indifférents (1), il faut ajouter la non négligeable armada de harkis de l’oligarchie, achetés avec plus ou moins de postes administratifs, donc de salaires et de privilèges, du plus haut au plus bas de la hiérarchie sociale.
C’est là le motif interne de la carence de solidarité au sein et entre les peuples. Certes, l’intifadha populaire actuelle en Algérie est le produit d’une positive et impressionnante solidarité entre hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, citoyens démunis et ceux jouissant d’une relative aisance, résidents au pays et dans la diaspora. Mais les faits répressifs contre des militants du Mouvement populaire prouvent qu’il faut davantage de solidarité pour que l’action libératrice pèse de manière décisive dans le rapport de force l’opposant à l’adversaire oligarchique. L’un des moyens pour y parvenir a été indiqué à plusieurs reprises : c’est la constitution de comités populaires de base autogérés partout sur le territoire national.
Aspects fondamentaux
Pour construire la stratégique solidarité populaire, il s’agit donc de démontrer et de convaincre le(s) peuple(s) que ce qui les constituent en premier lieu, ce ne sont pas l’ethnie, la croyance spirituelle, le degré de civilisation ou le pseudo-patriotisme, mais le fait que le peuple est d’abord et principalement formé de citoyens économiquement exclus des richesses nationales, donc exploités ; politiquement exclus de la gestion de la société, donc dominés ; idéologiquement interdits de libre expression, donc aliénés. Qu’enfin ces trois aspects sont intimement liés et se conditionnent totalement l’un l’autre.
D’ailleurs, les oligarchies fournissent l’exemple à ce sujet. En effet, au niveau d’une nation comme à celui international, les membres de l’oligarchie ne se solidarisent pas sur une base ethnique, religieuse-spirituelle, civilisationnelle ou patriotique, mais sur le fait que ces membres des oligarchies sont économiquement exploiteurs, politiquement dominateurs et idéologiquement hégémoniques. Les institutions oligarchiques déterminantes sont les multinationales et, ne l’oublions jamais, ces dernières ont comme base fondamentale non pas uniquement des propriétaires connus, mais la masse des actionnaires, du possesseur de la plus grande part d’action à celui qui en détient la plus petite.
Voilà pourquoi des oligarchies de diverses idéologies – mais toutes exploiteuses – se solidarisent contre leurs peuples : sionistes israéliens, wahhabites saoudiens, émiratis, états-uniens, européens, algériens, asiatiques agissent de manière solidaire, en considérant leurs autres contradictions comme secondaires.
Il reste donc aux peuples d’apprendre au mieux possible la leçon. Ils doivent comprendre que s’ils parviennent à éliminer le système basé sur l’exploitation économique, la domination politique et l’aliénation idéologique, alors les distinctions et conflits de nature ethnique, spirituelle, civilisationnelle et patriotique trouveront de justes solutions, bénéfiques à tous sans exception, parce que la solidarité suppose la liberté et l’égalité authentiques entre les citoyens au sein et entre les nations, et parce que ces trois caractéristiques assureront une vie collective harmonieuse où chacun trouvera son légitime intérêt.
Bien entendu, la conscientisation du peuple à son indispensable solidarité exige une action organisée (notamment, des comités autogérés populaires de base), patiente en termes de temps, intelligente sur le plan pédagogique et, parfois, des risques d’emprisonnement et autre.
En ce qui concerne le peuple algérien, la question ayant besoin de réponse est celle-ci : sœur citoyenne, frère citoyen ! Qu’es-tu d’abord ? Un Kabyle, un Arabe, un Chaoui, un Mozabite ou autre encore ? Un musulman (sunnite ou chiite ou autre encore) ou non musulman ? Ou, plutôt et d’abord, tu es un «mahgour» (2) parce que ta force de travail n’est pas rétribuée à sa juste valeur mais sert à enrichir un membre de l’oligarchie, parce que ta part de gestion de la société dont tu fais partie t’est reniée pour te réduire à un «béni-oui-oui » de décisions prises autoritairement par une minorité d’oligarques, parce que ton droit à la connaissance t’est dénié pour te cantonner à l’obscurantisme le plus débile qui fait de toi un vulgaire harki néo-colonisé ? Par conséquent, de quel genre de solidarité as-tu besoin pour devenir un membre d’une société libre, égalitaire et solidaire, caractéristiques fondamentales d’une authentique démocratie ?
Durant l’infâme et criminelle colonisation, française, le peuple algérien a pu vaincre parce qu’il s’est d’abord et principalement défini comme colonisé, au-delà de ses autres caractéristiques ethniques et religieuses. A présent, le peuple vaincra s’il parvient à se définir d’abord et principalement comme néo-colonisé par une oligarchie autochtone, au-delà des aspects ethniques et religieux caractérisant le peuple.
Avec la délicatesse indispensable (car l’intifadha populaire c’est aussi changer en positives et créatrices nos propres manières de communiquer avec les autres), là sont donc les questions concrètes que chacun de nous doit poser aux membres de sa famille (dont certains sont des policiers, des gendarmes et des soldats), à ses amis, à ses collègues de travail, à toute personne avec laquelle s’établit un contact. Le mieux, pour mener à bien cette conscientisation citoyenne, est – il faut le répéter et le souligner encore et toujours – de constituer des comités populaires autogérés de base, partout. Bien entendu, il faut y réunir toutes les diverses opinions visant à l’authentique démocratie, et neutraliser les habituelles infiltrations (autochtones ou étrangères) tendant à semer confusion et division. Alors, les actions des militants dans les réseaux sociaux auront tout leur positif impact pour obtenir les droits légitimes proclamés par l’intifadha populaire.
Au «diviser pour régner» des oligarchies, il s’agit de répliquer par «se solidariser pour démocratiser» (dans le sens d’autogérer). L’unité la plus large, le front le plus solide, dans le cadre de la démocratie la plus autogérée, pour le but principal qu’est l’émancipation du (des) peuple(s) de tous les maux qui les affligent, voilà, partout et toujours, des éléments fondamentaux pour sortir l’humanité de l’affligeante et psychopathe préhistoire oligarchique, pour construire une société où l’humain manifestera ce qu’il a de meilleur en termes de bonté et de beauté. N’est-ce pas là qu’est l’authentique civilisation ?
K. N.
(1) Une contribution précédente suggéra des groupes sociaux avec lesquels il est stratégique de concrétiser cette solidarité. Voir http://kadour-naimi.over-blog.com/2019/10/resignes-et-indifferents-l-enjeu-de-l-intifadha-populaire-algerienne.html
(2) Maltraité et humilié. Lors de la présentation de la pièce de l’auteur de ce texte «Al-hnana ya ouled !» (La tendresse ô enfants !), au Festival international du théâtre de Béjaïa, en novembre 2012, quand le personnage de l’ouvrier ivre s’écria «yahia hizb al-mahgourine !» (vive le parti des maltraités-humiliés), le public manifesta son accord par de très vifs applaudissements.
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