Le peuple néglige les cancres et renvoie les intrigants à leurs manigances
Par Mouanis Bekari – Le bras de fer qui oppose le ministère de la Justice et les magistrats, au sujet de leur indépendance et des modalités qui doivent la garantir, nous instruit d’une vérité qui n’a cessé de s’affermir depuis l’entame de cette effervescence que le génie populaire a nommée, par une saisissante concision, le Hirak. Comme toutes les formules appelées à prendre date dans les livres d’histoire, celle-là révèle autant sur les événements qu’elle évoque qu’elle n’en estompe les contours. Les analyses qui prospéreront autour de cet extraordinaire épisode nous dévoileront, peut-être, les ressorts de ce prodige de notre histoire.
Dans l’intervalle, il est loisible d’observer que ce qui se déroule sous nos yeux, tous les jours, depuis neuf mois, et singulièrement le vendredi, est aussi la gestation, in vivo, d’une élite. Non pas dans le sens trivial d’une minorité dominante et prédatrice, mais dans celui, épique et fondateur, d’un accélérateur des énergies et des aspirations. Quel spectacle édifiant que ce peuple que l’on a relégué, rabaissé jusqu’à l’humiliation, proscrit de la vie politique, quasiment avili, et qui, par un haut-le-corps de dégout, s’apprête à mettre à bas un système fondé sur le mépris, la scélératesse et la crapulerie !
Quelle commotion pour ceux qui, occupés à dépecer l’Algérie, sont brutalement mis en demeure par ceux qu’ils croyaient avoir néantisés ! «Mettez la révolution dans la rue, le peuple s’en emparera», disait Larbi Ben M’hidi. Cette exhortation s’adressait à une avant-garde militante, la plus résolue et la plus éprouvée, ce qu’il est convenu d’appeler l’élite. La tranquille assurance de Ben M’hidi résidait dans la proximité qu’il partageait avec le peuple algérien, de son intuition que ce dernier était prêt à reprendre sa marche dans l’histoire, et de la certitude que les convictions de l’élite militante réveilleraient les espérances du peuple. Une foi que le 1er novembre 1954 a consacrée.
Et c’est toute la singularité de la situation actuelle. Aucune élite n’est là pour inspirer les actions du peuple, éclairer les chemins qui mènent à ses aspirations, lui rappeler les priorités de son agenda ; bref, assumer son rôle d’avant-garde. Mais qu’à cela ne tienne ! Puisque l’élite ne vient pas au peuple, c’est le peuple qui ira à l’élite ! Et par un déroutant renversement dialectique, nous voyons, tous les vendredis, le peuple instruire ceux qui convoitent ses suffrages de ses objectifs et de ses priorités. Les cancres sont sobrement négligés (qui se souvient du «panel de dialogue et de la médiation» ?), les intrigants renvoyés à leurs manigances (qui se préoccupent des pitoyables ambitions des résidus des partis de l’ex-«alliance présidentielle» ?). Les autres, tous les autres, sont conviés aux leçons hebdomadaires sur la dignité, l’indépendance, la constance et le courage.
Se pourrait-il, alors, que les magistrats aient retenu les enseignements qui sont dispensés chaque vendredi ? Si tel était le cas, ils cesseraient d’être les auxiliaires, contraints ou dévoués, d’un pouvoir aux abois pour devenir les serviteurs d’une Justice qui dit le Droit. Ils prendraient alors, enfin, la place qu’ils doivent tenir dans l’édifice social promis par Novembre 1954. La prédiction de Ben M’hidi se vérifierait de nouveau, cette fois par l’inversion des rôles, et Novembre 2019 rallierait Novembre 1954.
M. B.
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