Poutine nouveau maître du monde arabe
Par Dr Arab Kennouche – Le spectacle peu reluisant de dirigeants arabes se prosternant devant le maître du Kremlin ou venant chercher conseil presque servilement ne doit étonner personne sur la réalité géopolitique actuelle dans la confrontation entre Russie et Occident par monde arabe interposé. Accuser la Russie d’ingérence ou de tentative d’ingérence relève d’une courte vue de la part des observateurs de la scène politique algérienne qui, au lendemain de la prestation calamiteuse du président intérimaire Bensalah, ont, une fois de plus, après l’épisode de l’accusation infondée de l’ambassadeur de Russie, tenté de faire porter le chapeau de la vilénie à la Russie par des slogans anti-ingérences, répercutés dans le Hirak (ni Paris, ni Moscou, ni Washington). Comme si la Russie, en quelque sorte, détenait une part de responsabilité dans la chienlit politique algérienne des années Bouteflika.
Pourtant, il existe des constantes de la diplomatie russe qui ne place pas le monde arabe stricto-sensu dans son orbite proche d’intérêts stratégiques autant que la Turquie, le Caucase, l’Iran et l’Afghanistan, et la Chine. Le monde arabe est, du reste, dans sa globalité, une entité encore soumise à l’Occident, à quelques exceptions près aujourd’hui après l’effondrement des pays ouvertement opposés à Israël et jadis dénommés Front du refus. La Russie suit donc avec effarement le glissement progressif d’un monde arabe, autrefois plus proche de ses intérêts géostratégiques mais désormais malade de Daech vers un axe Washington-Londres-Tel-Aviv qui comporte encore en son sein de larges segments progressistes, conscients du désastre du salafisme, et dont le seul recours reste l’aide militaire de la Russie.
Dans la gestion des «printemps arabes», on a pu remarquer à maintes reprises la crainte justifiée du Kremlin de l’ambivalence des pouvoirs politiques arabes sur la question islamiste, comme si ceux-ci étaient dépassés par les événements, ou bien s’étaient laissé charmer par les serpents du Golfe, mais qui, finalement, se rendent compte après trente années de salafisme que le contrefort eurasiatique formé de la Russie et de la Chine demeure un rempart solide et nécessaire.
L’Algérie de Bouteflika est un cas typique de l’attitude ambivalente d’un pouvoir qui lorgne sur les succès de la politique étrangère russe autant que sur les pétrodollars des monarchies du Golfe. Dans son œuvre magistrale de 1905, Les bas-fonds, Maxime Gorki semblait poser une question philosophique fondamentale qui n’est pas sans rappeler la situation morale et matérielle des pays arabes actuels : faut-il préférer l’espoir à la vérité ? Les bas-fonds de la société russe prérévolutionnaire sont comme un écho lointain de ce monde arabe qui vit dans le mensonge d’une condition de puissance profane, tout en entretenant l’éternel espoir d’une résurrection islamique qui ne vient jamais. Le cas algérien version Bouteflika-Gaïd Salah est à méditer.
L’espoir d’une résurrection algérienne
Tout l’appareil d’Etat algérien en place actuellement semble vouloir vendre des lendemains meilleurs aux partenaires étrangers de l’Algérie. Le président Poutine ne s’est pas trompé sur le sentiment des dirigeants algériens qui nourrissent l’espoir d’une résurrection ou d’un sursaut national en dehors des conditions posées par le Hirak. L’attitude du président russe, en souhaitant «sincèrement» la réussite de la transition algérienne, fut exemplaire en ce qu’elle dénotait les bonnes intentions de la Russie à l’égard de l’Algérie, sans préjuger de rien. Néanmoins, les mots de Vladimir Poutine ainsi que l’attitude générale relevée dans les communiqués du Kremlin semblaient indiquer, non sans un brin d’ironie, qu’il faut parfois préférer la vérité à l’espoir. C’est tout le mal que Poutine souhaitait à l’Algérie sans interférer, un peu plus de réalisme.
En tentant d’attirer l’ours russe dans le traquenard algérien, les conseillers de Gaïd-Salah ont recherché dans un premier temps un soutien indéfectible pour le processus électoral en cours sous la houlette du secrétaire général du FLN, Mohamed Djemaï, jusqu’à ce que les Russes sentissent les dangers d’une telle prise de position face à l’ampleur des manifestations. Alors que l’état-major de Gaïd-Salah se mit en tête de mettre dans la balance de la collaboration militaire, l’acceptation de l’élection présidentielle de Gaïd-Salah du 12 décembre 2019, le Kremlin finit par comprendre que toute l’ANP n’était pas acquise au vieux général et que l’édifice qu’il construisait ne correspondait pas forcément à la réalité d’une armée non totalement acquise à la cause des élections. Le Kremlin comprend désormais parfaitement que le pouvoir en Algérie joue plusieurs partitions, comme l’atteste la sortie de l’ex-secrétaire général du FLN, Amar Saïdani, homme lige de Gaïd-Salah, offrant presque le Sahara Occidental au Maroc, en recherche d’un autre soutien cette fois-ci, celui de la France. En d’autres termes, la Russie n’a ressenti à aucun moment une démarche sincère et déterminée de la part des autorités algériennes. Alors, wait and see…
La Russie messianique de Poutine
Qu’on se rassure, ce schéma est bien connu des Russes : on lorgne vers la Russie tout en gardant une main tendue aux pétromonarchies en cas de besoin. Il est la matrice pour comprendre la géopolitique arabo-islamique post-conflit syrien. Depuis que la Syrie a été le terrain d’une défaite de l’islamisme salafiste, les pouvoirs arabes ont été forcés de composer d’une manière ou d’une autre avec le maître du Kremlin. Au-delà de la victoire de l’axe Moscou-Damas-Téhéran, le théâtre syrien a démontré ouvertement comment le salafisme armé finit par s’autodétruire en créant de multiples zones de conflit intestinales, comme la lutte à mort entre Al-Nosra et Daech, et que les islamistes ailleurs dans le monde, ont finalement accepté comme une vérité incontournable. Ce retour réaliste a été traduit par des actes concrets en Tunisie et surtout en Turquie, où l’islamisme d’obédience saoudienne, qatarie ou émiratie tend à se convertir en nationalisme. Partout dans le monde musulman, on constate un revirement de position face à la question islamiste qui n’est plus apte à combattre le libéralisme débridé autant que le nationalisme bien pensé le ferait.
En dénonçant les oligarchies au pouvoir, vecteurs des politiques libérales les plus acoquinées à l’Occident et à l’islamisme, les sociétés arabes en Irak, au Maroc, en Algérie, au Liban, tout comme les peuples d’Amérique du Sud (Chili, Venezuela), rejoignent les idéologues du Kremlin qui, depuis des décennies, mettent en garde contre les dérives du libéralisme occidental. Or, seul un retour salutaire à la patrie peut prémunir de telles sociétés contre les affres de la globalisation. En d’autres termes, Poutine avait raison. La Russie serait redevenue le dernier rempart contre la marche forcée du libéralisme sauvage qui semble aujourd’hui revenir au plan politique comme une véritable lutte de classes mondialisée détruisant les fondements de l’Etat.
Que ce soit les clans algériens, le pouvoir multiconfessionnel libanais des Hariri, les Chicago Boys de Kissinger au pouvoir en Amérique latine, tous sont en proie à de violentes contestations populaires du fait de leurs accointances oligarchiques internationales, comme l’Algérie de Gaïd-Salah vendue aux Emirats. Ainsi, la justification d’un nouveau combat patriotique, nationaliste contre l’Internationale islamiste ou libérale s’articule avec la volonté de la Russie de repousser l’ogre libéral occidental. En Algérie, c’est finalement la vérité d’une convergence inéluctable entre patriotes de tout pays qui donne raison à Vladimir Poutine. Le Hirak n’est-il pas ainsi un écho retentissant du mouvement patriotique russe, «Russie Unie» ?
A. K.
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