Comment appliquer le principe «par et pour le peuple» ?
Par Kaddour Naïmi – La contribution précédente (1) sur l’institution des comités populaires a suscité des interrogations. Un lecteur les résume ainsi : «Que vont faire ces comités élus ? Est-ce qu’ils vont désigner une instance collégiale pour conduire la transition ? Est-ce qu’ils vont décider eux-mêmes de quelle transition il s’agit (Constituante ou amendement de la Constitution) ? Qui va désigner le gouvernement provisoire ? Qui va se charger de modifier la Constitution : des experts crédibles ou une instance particulière désignée pour ce rôle ? Est-ce qu’il faut aller à la présidentielle sans changement de Constitution, et c’est au futur Président de se charger des modifications à réaliser ? Qu’en est-il de la feuille de route : qui doit la rédiger ou est-elle inutile ?»
A toutes ces questions, la réponse est simple à deux conditions : d’une part, examiner l’histoire sociale des peuples, en particulier comment furent réalisés les changements sociaux radicaux (révolutions) et, d’autre part, se préoccuper non pas d’une vue à court mais à moyen et long terme.
Alors, se présente la problématique des comités populaires. Ils indiquent des assemblées, constituées par la libre décision de citoyens qui se considèrent égaux en droits et en devoirs, et solidaires entre eux. Leur but fondamental est la création d’institutions en mesure de gérer la société dont ces citoyens font partie, cette gestion étant la plus démocratique possible, donc une autogestion sociale généralisée ? Cette expression contemporaine équivaut à l’anglais self-government et au principe «par le peuple et pour le peuple».
Toutes les questions évoquées au début de ce texte devraient être de la compétence (discussions et décisions) des comités populaires, en partant de ceux géographiquement locaux jusqu’aux intermédiaires pour aboutir à un comité (assemblée) national.
Citoyens et experts
Des élitistes objecteront que certains problèmes, trop «complexes», ne peuvent être exposés, discutés puis les solutions décidées par des citoyens non experts. La réponse à cette objection revêt deux formes.
D’une part, là où des experts sont indispensables, ils seront sollicités pour intervenir, mais – là est le point fondamental caractérisant l’authentique démocratie – ces experts assumeront un rôle strictement consultatif, la décision appartenant au comité populaire, à ses niveaux respectifs.
D’autre part, les phénomènes de révolution sociale, partout et toujours, y compris l’Algérie, montrent ceci : durant ces moments particuliers d’ébullition sociale, la conscience citoyenne, en incluant celle du moins instruit et du moins averti des réalités sociales, cette conscience se révèle meilleure. Preuve significative : suite au déclenchement de l’intifadha populaire, un nombre appréciable de citoyennes et citoyens, auparavant ignorants et désintéressés de tout ce qui concernait la gestion de la société, se sont mis à vouloir comprendre puis à discuter de Constitution, de modèle social, de corruption mafieuse au sein de l’Etat, de loi sur les hydrocarbures, etc.
Décisions
Au sein des comités populaires, quelle que soit l’importance géographique, la prise de décision devrait préférer l’unanimité. A défaut de celle-ci, aux membres des comités de choisir quelle majorité est nécessaire pour adopter les décisions de manière à leur donner une concrétisation effective.
Bien entendu – et ce n’est pas là un défaut mais une caractéristique de la démocratie –, les discussions peuvent nécessiter du temps. Eh bien, la démocratie authentique exige ce prix.
Mandataires
Les décisions devraient être concrétisées par des représentants, là encore, quelle que soit l’importance géographique du comité populaire.
Cependant, tout représentant, une fois élu démocratiquement, recevra un mandat strictement impératif. Ce dernier signifie que le représentant est susceptible d’être révoqué à tout moment, si les membres du comité populaire estiment qu’il n’a pas correctement respecté et exécuté le contenu de son mandat.
Autre aspect fondamental : tout représentant accomplira sa fonction soit de manière bénévole, soit, en cas de nécessité, en bénéficiant d’un salaire, lequel ne devrait absolument pas être supérieur à celui d’un ouvrier moyen. Cette procédure est la seule qui écarte tout opportuniste, tout carriériste qui exploiterait sa fonction pour acquérir des privilèges. Car c’est ainsi que se forme l’oligarchie, partout et toujours.
Facteur temps
Certains jugeront que l’institution de comités populaires exigerait énormément de temps, lequel est pressant car l’économie est en difficulté, les ennemis du peuple aux abois, et le risque de vide institutionnel dangereux.
Répondons que si le peuple le veut, ces comités populaires se créeront dans un laps de temps extrêmement court, et que leur travail se réalisera dans un délai raisonnable… Encore faut-il que le travail de ces comités populaires ne soit pas entravé d’une manière ou d’une autre, et s’il l’est, que les membres des comités populaires sachent comment neutraliser ces obstacles.
Caractéristique fondamentale
Partout dans le monde, en considérant l’histoire de tous les changements sociaux voulant éliminer un système social oligarchique pour le remplacer par un autre authentiquement au service du peuple, on constate que l’élément fondamental qui a vu le jour et qui s’est institutionnalisé, ce furent précisément des formes de comités populaires autogérés. Ils furent nommés «comités», «assemblées» ou «clubs» durant la Révolution française de 1789 ; «soviets» durant la Révolution russe de 1905 (avortée) puis de celle de 1917 ; «comités» durant la Révolution allemande de 1918 ; «colletividad» (collectivités) durant la Révolution espagnole (1936-1939) ; «comités d’autogestion» juste après l’indépendance algérienne, «comités» durant la révolution échouée de 1968 en France, etc.
Toutes ces formes de comités furent éliminés généralement dans le sang par la répression militaire, y compris en Russie. En Algérie, les détenteurs du pouvoir éliminèrent les comités d’autogestion de manière bureaucratique, toutefois en sachant être appuyés par la force militaire.
Occultation
Mais, demanderait-on, pourquoi l’histoire et l’importance de ces comités est généralement inconnue dans l’opinion publique, partout dans le monde, y compris en Algérie, laquelle, pourtant, connut une phase d’autogestion ? La réponse est très simple : l’autogestion fut, demeure et sera toujours férocement combattue par tous les tenants de l’autoritarisme hiérarchique, et ils constituent, malheureusement, la majorité des fabricants d’idées, d’histoires sociales et d’opinions : «libéraux», fascistes, cléricaux, marxistes classiques.
Toutefois, il faut reconnaître un fait, lui aussi occulté. Les marxistes, à commencer par le fondateur de la doctrine politique, sont les plus coupables de cette stigmatisation de l’autogestion comme socialement «anarchie» (évidemment dans le sens péjoratif du terme), «économiquement non productive» (contrairement aux résultats réels). Le motif de cette calomnie marxiste est que l’autogestion défend le principe de la démocratie, au sens authentique, donc populaire, du terme, tandis que les marxistes pratiquent le principe autoritaire hiérarchique : autrement dit des «experts» en «révolution», auto-proclamés, sont les seuls capables de concevoir et de décider quel est le «bonheur» du peuple, ce dernier se contentant de leur obéir, même quand il constate qu’il ne fait que servir une oligarchie de forme inédite… Mais cette histoire réelle est occultée car les marxistes dominent comme idéologues dans la sphère «progressiste». En voici des preuves. Combien de personnes, croyant savoir le nécessaire sur les révolutions, connaissent ces faits : que les authentiques partisans d’un changement social radical en faveur du peuple furent, durant la Révolution française, les «Egaux», les «Hébertistes», les «Enragés» et les «Sans-Culottes», et qu’ils furent éliminés par la guillotine sur décision des «révolutionnaires» Robespierre et Saint-Just ? Que les authentiques révolutionnaires radicaux, durant la Révolution russe de 1917, furent les créateurs et membres des Soviets, mais qu’ils furent militairement écrasés sur décision de Lénine et sur exécution par l’armée dite «Rouge», dirigée par Trotski (2) ? Que les authentiques révolutionnaires radicaux durant la guerre civile en Espagne furent les créateurs et membres des «Colletividad» mais qu’ils furent éliminés militairement non seulement par les fascistes franquistes, mais également par les staliniens (donc marxistes) russes, intervenant en Espagne (3) ? Que les authentiques révolutionnaires radicaux, après l’indépendance de l’Algérie, furent les créateurs et membres des comités d’autogestion, et que ces comités furent éliminés par un «Président» (et son ministre de la Défense et chef d’état-major) qui se déclaraient «socialistes» (4) ?
Dès lors, faut-il s’étonner qu’après huit mois d’intifadha populaire en Algérie, l’idée de comités populaires autogérés demeure quasi ignorée ? Faut-il s’étonner que l’on évoque, à très juste titre, la proclamation du 1er Novembre 1954 ainsi que la Plate-forme de la Soummam de 1956, mais que l’on fasse silence sur l’apparition et la pratique autogestionnaire juste après l’indépendance ? Pourtant, cette expérience fut le résultat le plus conséquent, le plus éclatant, le plus significatif, ce qu’il y eut de meilleur et de radical comme concrétisation des idéaux proclamés le 1er novembre 1954 et en 1956 : alors, avec l’autogestion agricole et industrielle, le pouvoir était réellement exercé par et pour le peuple. Malheureusement, les «socialistes» d’Algérie (oui ! Les «socialistes» marxisants, et pas uniquement les réactionnaires pro-capitalisme) écrasèrent l’autogestion, à tel point qu’elle est devenue quasi totalement oubliée, quand elle n’a pas été stigmatisée. Précisons que les «socialistes» algériens sont les disciples du marxisme, et, en bons disciples, ignorent ce que Joseph Proudhon déclara à Marx : que sa théorie politique est «le ténia du socialisme». L’histoire confirma le diagnostic.
Hypothèse
Il n’est pas nécessaire d’être devin ou expert pour exprimer une hypothèse : sans la création d’institutions où les citoyens discutent et réellement décident le modèle social, à travers leurs mandataires réellement représentatifs, la démocratie réellement populaire ne verra le jour en aucun pays ; qu’en Algérie l’intifadha populaire actuelle, comme la Guerre de libération nationale, risque de servir comme masse de manœuvre pour installer une nouvelle oligarchie, moins féroce et moins mafieuse que les précédentes, mais néanmoins où le peuple ne sera pas réellement souverain. Faut-il ignorer que le capitalisme soi-disant «libéral», dans ses formes sauvage ou «sociale» (social-démocratie), n’a jamais été, et ne sera jamais, une démocratie au service du peuple mais, d’abord, au bénéfice d’une oligarchie car telle est l’essence, la caractéristique fondamentale de toute forme de capitalisme (privé ou étatique) ? Non, il n’est pas, il n’est jamais tard pour créer des comités populaires. Ils surgiraient – l’histoire le montre partout dans le monde – comme des champignons après une bénéfique pluie, si le peuple arrive à la conscience claire et nette qu’il lui appartient, comme droit et devoir, de discuter et de décider du modèle social qui répond à ses intérêts légitimes.
Pour y parvenir, il ne faut pas négliger le rôle de celles et ceux en mesure de stimuler cette conscience populaire. Mais combien sont les personnes non aliénées par des privilèges illégitimes, à tel point d’être réellement au service du peuple ? Là est le problème des problèmes.
K. N.
(1) Voir «Comment vaincre les oligarchies liguées» in http://kadour-naimi.over-blog.com/
(2) Voir Voline, «La révolution inconnue», librement disponible ici : http://kropot.free.fr/Voline-revinco.htm
(3) Voir Gaston Duval, «Espagne libertaire 1936-1939» librement disponible ici :
http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.somnisllibertaris.com%2Flibro%2Fespagnelibertaire%2Findex05.htm
(4) Voir «David Porter et l’autogestion algérienne» in http://kadour-naimi.over-blog.com/2018/02/david-porter-et-l-autogestion-algerienne.html
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