1er Novembre 1954 : une promesse pérenne faite à l’Algérie (I)
Par Nouara Bouzidi – Dans nos veillées d’autrefois, quand les femmes âgées se mettaient à parler, nous pouvions attraper au vol quelques-unes de leurs conversations qu’elles susurraient, entre elles, pourtant à voix basse. «Il nous manque, dans le cimetière familial, un homme (le frère aîné de mon père) mort durant la Guerre d’indépendance. Le corps n’a jamais été retrouvé, c’est une âme sans sépulture, un corps perdu où seul Dieu sait où il peut bien être enseveli.»
Il y avait dans la salle commune, où nous mangions tous ensemble, le portrait de plusieurs hommes énigmatiques, tous jeunes. Certains vivaient encore. Des photographies, en noir et blanc, sorties d’un passé qui nous était encore inconnu. Le temps passe, les hommes trépassent, seul reste le souvenir de ceux qui ont quitté ce monde sans se dégrader, sans trop se corrompre, sans faillir à l’Heure, sans manquer au témoignage du sens de leur existence. Deux de ces hommes nous étaient totalement inconnus, nous les enfants de l’indépendance, nous n’avions pas eu le temps de les connaître, mais leur prénom était donné aux générations suivantes. Il fallait bien faire ce don puisqu’ils n’avaient pas pu jouir de la vie pour rester auprès de leurs femmes : l’un n’a jamais vu ses enfants grandir et l’autre n’a jamais eu le temps de se poser pour avoir des enfants à son tour. La guerre était là, et elle nous les avait ravis. Lorsque nous demandions qui ils étaient, la réponse était évasive, le regard en retrait et la voix basse : «Quand tu grandiras, on te racontera qui il était. Celui-ci est le cousin de ton grand-père, ses enfants sont grands, tu les connais. Le second est le frère de ton père.»
Le cousin de mon grand-père – ce grand-oncle – avait rejoint dès le début de l’insurrection ce qui deviendrait plus tard l’ALN. Il avait servi de force dans l’armée française pour participer à l’«effort» de guerre français contre les Allemands. Des années passées dans un camp de prisonniers lui ont donné la certitude que les Français, visiblement incapables de défendre leur pays, ne sauraient imposer plus longtemps leur présence sur la terre des Algériens. 1956, il mourra sous la torture de soldats français venus exiger une dénonciation des «fellaghas». Ceux-ci venaient la nuit se poser pour manger, allant, d’un soir à l’autre, d’un hameau à l’autre. Son corps fut écartelé entre deux arbres. Il fut laissé à la famine et à la déshydratation. Il fut abandonné à l’agonie dans l’oliveraie du hameau, avec l’interdiction formelle à quiconque de lui venir en aide au risque de se faire fusiller. On avait pensé que si les femmes allaient le soigner, on s’émouvrait de cette présence féminine. Rien n’y fit. Il mourra du fait d’une étrange règle dictée par la démesure coloniale : ne pas prêter secours à celui qui en a pourtant cruellement besoin. Quand la mort fut venue, il fallait bien l’enterrer. Sa tombe est aujourd’hui encore «à part» dans le cimetière familial, comme pour indiquer que celle-ci se distingue de toutes les autres et qu’elle doit être reconnue de nous tous. Il faut dire que les stèles, chez nous, s’érodent vite avec le temps qui passe.
Pour mon oncle, le premier frère aîné de mon père, le silence fut plus fort, plus marqué. Je me souviens du silence de ma grand-mère qui s’interdisait de parler de cette période. Elle était restée inconsolable de la perte de son fils et agissait de telle sorte qu’il fallait éviter toute conversation à ce sujet. C’était une femme de caractère, endurcie par les affres de l’existence sommaire et ayant connu la famine, qui ne pleurait quasiment jamais. Mais je l’observais beaucoup et avais remarqué qu’elle partait s’isoler pour cacher ses émotions et ses larmes, là où personne ne pourrait voir sa vulnérabilité la plus profonde. Il faut dire que ses brus ne pouvaient pas imaginer pouvoir la déranger. Personne ne prononçait le nom de son fils devant elle. Si, par mégarde, le sujet d’un moment de la colonisation française venait par infraction dans les discussions familiales, lorsqu’on parlait des parcelles du hameau, de leurs noms, des arbres et des céréales, des mythes de nos ancêtres, cette évocation était pour elle perçue comme un danger imminent : le retour des souvenirs. Elle se levait abruptement et sa brutale disparition nous interdits. Nous avions compris, sans jamais nous le dire explicitement, que nous ne devions pas la déranger. Il m’aura fallu presque cinquante ans pour comprendre ce qu’est un traumatisme psychique, comment le reconnaître et, surtout, comment ne pas «bousculer» une personne qui en souffre, au risque d’une retraumatisation.
Cela me semblait confus et mon esprit enfantin avait assimilé cette histoire avec les contes et les monstres qui les habitent : j’étais si jeune et si inconsciente, j’étais loin de m’imaginer que des hommes puissent vraiment faire cela à d’autres hommes. Le silence pudique de ma grand-mère, je l’entends encore. Je sais maintenant ce qu’il voulait dire.
Il y a un oncle qui, lui aussi, a combattu pour l’indépendance algérienne. Il a quitté ce monde il y a dix ans. C’est un autre frère âgé de mon père, le second.
Un jour, la main mise dans la sienne, durant une ballade en forêt, j’avais osé poser une question à mon oncle. Je savais qu’il avait été dans l’ALN, je savais qu’il avait seize ans lorsqu’il a rejoint la résistance algérienne contre la colonisation française. Mais rien de plus. Je préparais alors mes études universitaires. Il était un homme discret, parfois pris par une tristesse profonde que je ne parvenais pas à sonder, il avait souvent ce besoin impérieux de rester seul. Mais je le regardais au loin agir, les mots étaient si rares chez lui, mais toujours saisissants. J’éprouvais pour lui une immense estime, un grand respect car tout dans son comportement était dans la mesure. J’ai encore pour lui un amour que même sa disparition ne parviendra pas à éteindre. Le géant de notre vie, à toutes les jeunes filles de la famille, c’était lui.
Jamais je ne l’ai entendu se vanter, jamais je ne l’ai entendu sonner la fanfare des prétentieux. La discrétion, la mesure, la fermeté, l’honneur, la dignité et l’endurance, si toutes ces valeurs pouvaient s’incarner, ce serait en lui.
Curieuse, parce que ne parvenant pas à comprendre, j’avais osé poser la question que je souhaitais lui poser depuis tant d’années :
– Détestes-tu les Français, Amé ?
Il a ri, écartelé ses yeux et souri avec éclat.
– Nous ne détestions pas le peuple français en tant que peuple, c’est loin de nous cette façon de penser. Nous n’aimions pas l’arrogance, le mépris, la destruction et les crimes de la politique de leurs gouvernements contre nous. Nous n’avions pas le choix, ils étaient allés beaucoup trop loin. Nous devions lutter contre un système, les Français en tant qu’hommes ne sont que des hommes. Pour la plupart, ils ne comprenaient pas ou ne voulaient pas comprendre ce qu’était notre vie, bien qu’ils savaient de quoi il en retournait. Nous avions lutté contre un système, un système colonial, contre une idéologie criminelle, pas contre des hommes. Mais si ces hommes croient et pratiquent les crimes demandés par une idéologie, ils ne peuvent pas non plus s’exonérer de leur responsabilité en s’interdisant de réfléchir. Si certains se croient supérieurs à d’autres alors que nous sommes tous que des hommes, il faut donc leur rappeler que nous ne croyons pas à leurs croyances. La pensée coloniale était une folie, un délire. Des gens y ont crû, mais nous, nous avions toujours su que ce n’était ni fondé, ni vrai, ni juste. Nous avions toujours su que ce pays est le nôtre, pas le leur. Ils étaient venus pour avoir, pour posséder, nous étions ici avant eux. Ensuite, tu sais, chaque homme a la possibilité de réfléchir, de décider : il lutte, il fuit ou il collabore. Penses-tu que nous ne voulions pas être heureux ? Mais tu ne sais pas encore, il est des actes qui demeureront éternellement impardonnables. Je vais te dire ce que nous n’avons pas coutume de dire aux femmes, je te rappellerai les règles qui sont les nôtres : si tu ne défends pas ta mère, ta sœur, ta femme ou ta fille, tu n’es rien. Juste un déchet que pas même une tombe ne pourrait accepter. Même la terre refuserait de t’enterrer. Tu comprendras un jour si tu as vraiment envie de comprendre.
Comme je te l’ai dit, il n’est interdit à personne de réfléchir sur ses propres actes. C’est un cadeau que Dieu a offert à tous : réfléchir pour peser nos décisions. Leurs crimes ont atteint l’insupportable. Cela n’aura jamais rien à voir avec leur nationalité ou une autre, mais avec leur comportement envers nous. Ils ont outrepassé les limites. Nous n’avons que défendu notre pays et nos familles. Rien de particulier, rien de spécial, rien d’extraordinaire. Nous avons juste accompli notre devoir envers la justice et envers ce pays. C’est normalement le devoir de tout homme. Il viendra un temps où les tièdes célébreront le devoir accompli par d’autres pour en tirer un prestige, ce temps sera le temps où les lâches seront la norme. Ils profiteront de notre combat et tenteront de remplir leurs estomacs insatiables. Ils ont attrapé la maladie de possession des colons français. Notre histoire est une histoire de conviction. Nous avions la nôtre. Elle prévalait sur leur ambition démesurée. Et nous l’avons accomplie. Grâce à Dieu.
N. B.
Suivra
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