Le peuple aussi ira «jusqu’au bout !»
Par Mouanis Bekari – Scène de genre prise sur le fait, le 1er novembre 2019, lors de la cérémonie commémorative au Palais du peuple. Le général, sur un ton injonctif : «Il faut aller jusqu’au bout, hein !» Le ministre, sur un ton imbibé de gratitude : «Merci mille fois !» Le général, vaguement agacé : «Non, non, il faut aller jusqu’au bout !»
Le général est détendu, on sent qu’il est accoutumé aux premiers rôles. Le ton est comminatoire, sans être alarmant, avec juste assez de magnanimité pour apaiser le trac de son affidé. L’injonction est réitérée non par crainte qu’elle ait été mal comprise, mais pour marquer à son auditeur l’insignifiance de sa réponse. Ses remerciements, même surabondants, sont hors de propos. On attend de lui qu’il aille «jusqu’au bout», rien d’autre. Sa gratitude est superfétatoire, comme on aime à dire en première année de droit. D’ailleurs, on n’a pas davantage de temps à lui consacrer, d’autres attendent dans la procession des courtisans. Rasséréné, le ministre s’éclipse humblement.
Autour du général, les mines sont réjouies et les mouvements empressés. Car la courtisanerie a ses règles. On doit y mettre suffisamment de zèle pour ne laisser aucun doute sur sa vassalité et assez d’enjouement pour exprimer que cet abaissement est recherché. On sent que le baisemain n’est pas loin – après tout, il est monnaie courante chez un certain voisin mitoyen, mais il provoque des haut-le-cœur chez les Algériens. Pourtant, on devine qu’il suffirait d’une main présentée négligemment pour lancer la mode dans certains cénacles. On entrevoit que tous les présents ont eu droit à la même sommation, «il faut aller jusqu’au bout, hein !», et qu’ils ont tous balbutié la même réplique pavlovienne : «Merci mille fois !» Merci mille fois qui ? Eh bien, c’est selon. Monsieur le Président, Mon Général, Monsieur le Ministre, mon rusé complice, mon très cher banquier, etc. Car ce n’est pas une simple formule de politesse emphatique ; non, c’est un signe de reconnaissance, un code entre initiés de la même coterie. Une abréviation ésotérique qui signifie : «Soyez assuré de ma dévotion sans faille et de mon inaltérable volonté d’exécuter vos ordres sans ciller et quoi qu’il en coûte. Qu’il en coûte aux autres bien sûr car, pour moi, je ne demande qu’à continuer à vous servir !»
Mais aller «jusqu’au bout» de quoi au juste ? Le général ne le précise pas et le ministre n’a visiblement pas besoin de clarifications. On présume donc qu’ils sont convenus d’un projet, peut-être un dessein, dont la mise en œuvre a été confiée au ministre et qui exige d’aller «jusqu’au bout». Rien ne laisse présumer que le général ait des doutes sur les capacités du ministre à aller si loin, néanmoins le dialogue, encore que le mot soit abusif, entre les deux hommes ne laisse aucune échappatoire au ministre, ce que souligne la répétition de la négation. Peut-être un peu d’incrédulité sur sa pugnacité davantage que sur ses capacités ? Voire. L’homme passe pour savoir faire le dos rond en attendant des jours meilleurs. C’est une posture qui exige de la déférence, certains disent de la componction, ce qui n’exclut pas l’opiniâtreté, pour peu qu’il puisse compter sur un parrainage imposant. Et il semble que ce soit le cas.
La saynète prend fin sur la mine exténuée du chef d’Etat par intérim se frayant un chemin parmi les invités. On comprend que sa prestation devant l’ancien chef du KGB a dû être éreintante. Elle n’en est pas moins mémorable. Aucun chef d’Etat algérien avant lui n’avait songé à rapporter à un homologue étranger sur la situation de l’Algérie. Encore moins hors d’Algérie et publiquement. A la réflexion, aucun chef d’aucun Etat ne s’y hasarderait car il est de sens commun qu’une telle démarche contrevient aux usages diplomatiques depuis qu’ils existent, sans compter le respect élémentaire que l’on doit à ses concitoyens. Le sourire narquois de l’ancien maître espion soviétique, expert en désinformation, a dû faire mal à l’insignifiant apparatchik, qu’une volonté prééminente a contraint d’aller «jusqu’au bout». Ce faisant, il entrera dans l’histoire par l’escalier de service, comme celui qui a rabaissé la fonction présidentielle encore plus bas que ce qu’avait réussi son prédécesseur, ce que nul n’aurait cru possible. On comprend donc qu’en dépit de son état il ait tenu à paraître au Palais du peuple.
Le peuple, justement, n’est pas là. Mais on le trouve partout ailleurs où l’on clame son refus de la prosternation, son rejet de l’injonction, sa détermination à se réunir, malgré les tentatives pour le diviser, et sa volonté de parachever les promesses de Novembre 1954. Il le fait avec une créativité et une éloquence qui forcent l’admiration et l’émotion. De partout convergent des volontés enthousiasmées de se découvrir ce qu’elles sont : le cœur battant d’une nation vivante. Les chants qui les accompagnent sont aussi variés que les générations qui les portent mais, à bien tendre l’oreille, on entend le même refrain. Il dit : «Nous irons jusqu’au bout !»
M. B.
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