Elections du 12 décembre : être ou ne pas être ?
Par Khelifati S. – La question lancinante actuelle est celle du titre à savoir : l’élection présidentielle du 12 décembre 2019 aura-t-elle lieu ou non ? Le pouvoir réel actuel s’en tient coûte que coûte, alors qu’une grande partie du peuple algérien n’en veut pas dans les conditions actuelles. Les débats sur la scène politique algérienne montrent que les avis sont très partagés, les pour et les contre. Dans cette contribution, nous allons donner notre avis. Cependant, avant d’essayer de répondre à cette question, nous allons exposer quelques réflexions sur le mouvement populaire actuel.
Certaines personnes, journalistes, politologues des plateaux de télévision, qui sont pour la tenue des élections avant toute chose pour pouvoir régler la crise actuelle, sans dire de quelle crise il s’agit, disent que la situation se complique à cause du Hirak qui n’a pas de représentants. Cette façon de poser le problème démontre leur incapacité à voir d’une façon nouvelle ce mouvement populaire. Ils parlent comme si le Hirak est une organisation structurée qui doit avoir ses représentants, et c’est là leur problème. En parlant de Hirak, j’entends tous ces Algériennes et Algériens qui «marchent» les vendredis, les mardis ainsi que les autres jours de la semaine, auxquels il faut ajouter celles et ceux qui ne «marchent pas» ou «ne marchent plus, pour certaines raisons, mais qui adhèrent aux revendications des marcheurs». Et tout ce beau monde représente une bonne majorité du peuple algérien. Les personnes qui ne s’intéressent pas à la politique ne sont ni pour ni contre. On peut donc dire que le Hirak est largement majoritaire. Pour ceux qui sont pour les élections du 12 décembre, qu’ils se montrent comme le fait l’ENTV, c’est-à-dire quelques personnes choisies. Bref, le problème du Mouvement populaire n’est pas essentiellement le nombre. Ce dernier a baissé par rapport à mars et avril qui avait atteint son pic à ce moment. Mais cela est normal, un mouvement ne peut croître indéfiniment, sinon on remet en cause les lois de la mécanique en physique. Ce qui est le plus important, et que n’arrivent pas à comprendre les «anti-Hirak», c’est que le Mouvement populaire n’a pas perdu de sa dynamique. Le nombre des marcheurs seulement est tellement impressionnant qu’on peut dire qu’une énergie phénoménale le maintient en l’état actuel, c’est-à-dire suffisamment élevé. Cette énergie est apparue lors de la célébration du 1er Novembre 2019 où le peuple algérien, dans sa majorité, s’est réapproprié l’Histoire dans une marche extraordinaire qui a fait taire les partisans du faux calcul concernant le nombre de «hirakistes».
Qu’à cela ne tienne, la force ou l’énergie du Hirak provient du fond de tout ce que le peuple algérien a enduré dans son histoire, c’est-à-dire : résistance à toutes les injustices, assimilation de toutes les luttes précédentes pour la libération de notre pays, de toutes les luttes pour l’émancipation de la femme, de toutes les luttes pour retrouver une identité presque perdue, de toutes les luttes menées par les jeunes (diplômés, chômeurs…) pour leur place dans la société. Tout cela, le Hirak l’a emmagasiné dans sa conscience et en a fait une formidable force de changement lorsqu’il a décidé d’agir de façon pacifique. D’autre part, c’est aussi avec l’espoir de reconstruire un nouveau pays où tout Algérien sera un citoyen à part entière. Et l’espoir n’a pas de prix.
Revenons aux soi-disant représentants du Hirak. Au début du mouvement populaire, c’est-à-dire en mars et avril, beaucoup de militants, d’activistes politiques, journalistes, et dont moi-même, ont essayé de proposer des modèles d’organisation du Hirak. Au 9e mois, il n’en n’est rien. Il faut admettre que personne ne peut réellement représenter le peuple dans son entier. Ou bien, si ! Le Hirak a un seul représentant, c’est le Hirak lui-même. Ses slogans unificateurs sont son programme et son représentant. C’est cette nouveauté, je dirai même sociologique et politique, qui déroute les analystes, les politologues et tous ceux qui s’intéressent à ce Mouvement. Ceux qui essaient d’analyser ce Hirak avec les anciens paradigmes de la sociologie ou de la politique sont déroutés par ce phénomène tout à fait nouveau dans l’histoire des mouvements sociaux et, surtout, par son caractère national et pacifique.
Il y a des gens qui trouvent des ressemblances avec certaines situations dans d’autres pays mais cela n’est que partiel mais pas global. Ces derniers temps, dans plusieurs pays (Chili, Equateur, Irak, Liban…), le peuple s’est révolté (avec une certaine violence) pour revendiquer l’accès à certains réseaux (médical, d’eau potable, d’information, etc.)(2) On a remarqué que le drapeau national de ces pays flottait partout pour montrer que les revendications sont le fait du peuple tout entier, sans distinction ethnique, religieuse, ni régionale comme c’est le cas de notre pays. Ceci pour marquer que le Mouvement appartient à tout le peuple.
D’une part, le «dégagisme» est aussi une revendication commune à ces peuples, comme en Algérie, dont l’une d’elles est : qu’ils dégagent tous («Yetnahaw gaâ !»), c’est-à-dire tous les corrompus et tous ceux qui ont profité du système actuel. Cependant, la nouveauté, en Algérie, c’est que la revendication est d’abord politique, c’est-à-dire le changement de système pour instaurer un nouvel Etat de droit ; les revendications d’ordres social, économique, culturel ne sont réclamées que partiellement en dehors du vrai Hirak. D’autre part, les marches sont vraiment populaires où enfants, adultes (femmes et hommes), jeunes (étudiants ou non), personnes âgées, très âgées quelquefois (voir un couple de personnes très âgées se tenant par la main et marchant difficilement est vraiment émouvant) ont lieu dans tous les recoins de l’Algérie. Il faut aussi dire que la majorité de la population est concentrée actuellement dans les villes du nord et que les classes sociales (ouvriers, paysans, couches moyennes) sont diluées dans la notion de peuple. Mais la nouveauté en Algérie, c’est le caractère pacifique des marches qui a ébloui tant de pays et qui est devenu en réalité la stratégie du Hirak. Ainsi, même si des gens tentent de saborder ou réprimer les manifestants, ils risquent gros.
J’ai entendu un sociologue algérien dire qu’avec certains de ses collègues il est en train de rassembler plus de données sur le Hirak pour pouvoir tirer des conséquences et conclusions. Ce qui est tout à fait juste. Car le Hirak, de semaine en semaine, apporte des nouveautés et révèle des richesses insoupçonnées. En témoigne la 37e marche du vendredi 1er novembre où ce qu’il y a de plus glorieux dans l’Histoire de l’Algérie a été ressuscité par des millions d’Algériens.
Avant de répondre à la question du titre, il est essentiel de rappeler ce qu’a apporté le Hirak. Dans une contribution parue sur les réseaux sociaux, en début d’avril, j’ai cité certains acquis après six vendredis de marche que je reprends brièvement sous une autre forme. On peut dire que le Hirak a obtenu pas mal d’acquis, entre autres :
1- caractère massif et toute la population participe avec pacifisme ;
2- participation massive et majoritaire des jeunes (sans oublier les enfants et les personnes âgées) ;
3- présence massive de femmes qui, au fur et à mesure, ne cachent plus leur visage et prennent ouvertement la parole (acquis à renforcer) ;
4- la question identitaire est réglée (les «Algériens» était un des slogans préférés avec «Kabyle, Arabe, Chaoui, Mozabite… frères, frères») ;
5- l’emblème amazigh flottait partout sur le territoire national ;
6- les slogans à caractère religieux ou professionnel n’ont pas tenu ;
7- comportement exemplaire envers les femmes et nettoyage des rues après les marches ;
8- solidarité entre les gens de tout âge ;
9- ouverture du champ médiatique ;
10- intéressement à la politique : beaucoup d’Algériens sont devenus des politologues ;
11- FLN dégage ;
12- armée, peuple frères, frères.
Aujourd’hui, au 9e mois du Mouvement populaire, certains de ces acquis sont mis en veille par le Hirak face à la répression du pouvoir actuel, en attendant le moment propice pour ne pas tomber dans le piège. Rappelons que le recul de ces acquis a commencé après les discours menaçants du chef de l’état-major. Ce sont :
1- arrestations pour des opinions politiques ;
2- interdiction de l’emblème amazigh ;
3- fermeture des médias, en l’occurrence Algériepatriotique, TSA et autres journaux électroniques, la chaîne Al-Magharibia, devenue chaîne du peuple (quoi que l’on pense de cette chaîne) ;
4- les chaînes TV ont presque toutes arrêté de diffuser les marches des vendredis et mardis, et n’invitent plus les gens du Hirak ; on voit défiler sur les plateaux de ces chaînes TV acquises au pouvoir des soi-disant experts pour répéter les discours provenant des casernes ;
5- les forums publics sont presque tous interdits (en témoigne celui de Boumerdès) ;
6- Le FLN et le RND sont là guettant le moment propice pour revenir sur scène (le RND comme toujours, très malin) ;
5- la date imposée de l’élection présidentielle pour le 12 décembre où cinq candidats, tous issus du système Bouteflika quoi qu’ils en disent, ont été retenus par des instances nouvellement installées et qui n’ont d’«instances indépendantes» que le nom et cela prouve que le système actuel a mille tours dans son sac, comme on dit.
Revenons enfin à la question du titre et donnons une tentative de réponse.
1- Etre les élections du 12 décembre 2019, c’est renouveler le système actuel avec un personnel modifié. Il ne faut pas oublier la «issaba profonde». Les évènements sur la scène politique actuelle telles que : les emprisonnements pour des opinions politiques, l’interdiction de l’emblème amazigh, l’étouffement des libertés (forums interdits, médias sous pression) qui ont lieu même avec la présence du Hirak démontrent que le nouveau système politique en gestation sera plus dangereux que celui sous Bouteflika. D’autant plus que la liste des cinq candidats retenus, tous issus du système, est une preuve de plus que les élections sont biaisées (que l’armée s’ingère ou non, ce n’est pas la peine).
Rappelons que Hamrouche, fin connaisseur des rouages de l’Etat, a bien déclaré que le nouveau Président ne pourra rien faire dans le cadre de ce système. Pour terminer cette partie, la répression contre des magistrats (qui, pourtant, ont presque tous toujours été du côté du pouvoir) à Oran vient d’apporter une preuve que le pouvoir actuel avec tous ses complices ne lâcheront pas, car les enjeux ou plus exactement des milliards et de milliards de dinars sont en jeu.
2- Ne pas être les élections du 12 décembre 2019, c’est donner un espoir réel aux millions d’Algériens pour une nouvelle étape dans l’édification d’un pays où les libertés fondamentales seront garanties afin que les citoyens puissent défendre leurs droits.
De quel système s’agira-t-il ? Il est un peu tôt pour le dire. Le plus important, c’est de détruire le système rentier car c’est lui qui est la source de la corruption à grande échelle. Déboucherons-nous sur un système libéral ou de type social ou socialiste ? Cela dépendra des forces en présence sur le terrain. Il faut savoir qu’avec l’un de ces systèmes, même si la corruption restera, au moins elle sera moins criarde et arrogante ; elle se fera en catimini car dans un Etat de droit, les moyens de contrôle et de lutte contre la corruption seront renforcés.
La question essentielle après l’instauration d’un Etat de droit sera donc la lutte contre le système rentier et le devenir des richesses du pays appartenant au peuple algérien tels les hydrocarbures, les mines, les transports, etc. enfin tout ce qui appartient à l’Etat. N’oublions pas que le secteur privé en Algérie, tant vanté par certains, est surtout spéculateur, vivant de la rente provenant, notamment, des hydrocarbures. Car pour être un capitaliste productif, il faut d’abord avoir un capital primitif, c’est-à-dire initial. Or, on sait qu’en Algérie il n’existait pas de classe capitaliste forte et dominante. Les nouveaux «capitalistes» sont plutôt des affairistes qui n’apportent presque pas de valeur ajoutée.
Cela dit, il est essentiel pour le Hirak que les richesses nationales bénéficient aux millions d’Algériens de façon juste pour assurer une justice sociale. Que les libéraux retroussent leurs manches et nous montrent leurs capacités à produire des biens nécessaires à la population. C’est là la future étape où la lutte se fera avec des règles démocratiques dans le cadre d’un Etat de droit.
PS : En ce mardi 5 novembre, je regarde en direct la 37e marche des étudiants sur deux chaînes qui émettent de l’étranger.(3) A travers les images diffusées depuis plusieurs villes universitaires, on voit que la marche est dans le sillage de celle du 1er Novembre, c’est-à-dire exceptionnelles. Et c’est là une preuve que le Hirak ira jusqu’au bout.
1- To be, or not to be: that is the question (en français : «Etre ou ne pas être, telle est la question») est une phrase anglaise emblématique du théâtre car elle constitue l’ouverture de la célèbre tirade d’Hamlet, dans la pièce qui porte son nom de William Shakespeare(a).
a-William Shakespeare, Hamlet, Acte III, scène 1, extrait (1601), traduction d’André Gide, in Œuvres complètes, tome 2, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959.
2- Il serait intéressant de lire la thèse de J. L. Melanchon, chef du parti La France insoumise, sur l’ère des peuples où on peut trouver certaines explications sur le Hirak.
3- Il s’agit des chaînes Al-Magharibia et El-Jazeera Mubasher, quoique que je ne partage pas leur ligne éditoriale, mais comme on dit : il faut chercher l’information là où elle se trouve.
K. S.
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