La junte prise au piège de la Révolution
Par Youcef Benzatat – Les quelques officiers supérieurs à la tête de l’état-major qui détiennent le pouvoir absolu dans la conjoncture présente n’ont pas d’autre choix que de résister à la Révolution du 22 Février qui les a surpris avec sa fulgurance en s’emparant de l’exercice de l’expression politique dans l’espace public et l’adhésion massive du peuple à son contenu, de la combattre et de l’empêcher d’aboutir jusqu’à son anéantissement par tous les moyens à leur portée. S’ils lui résistent ainsi et veulent l’anéantir avec obsession, c’est parce que son contenu véhicule leur propre anéantissement.
Sous le règne de Bouteflika et bien avant, ils étaient les complices privilégiés d’un mot d’ordre implicite des plus cyniques, l’omerta sur la prédation, la cooptation, le népotisme, le clientélisme, comme marque de fidélité au système au détriment de la conscience patriotique et de l’éthique politique.
Les généraux ayant adhéré volontairement à ce pacte se sont retrouvés propulsés au sommet de la hiérarchie militaire, parmi eux l’actuel chef d’état-major, Gaïd-Salah, devenus des sacrés intouchables et auxquels la justice, elle-même partie prenante de ce pacte, devait obéissance au seul retentissement du téléphone.
Chacun pour son compte, ils ont fondé un empire à leur échelle. Leurs familles, leurs proches, leurs amis et toutes sortes de clients et d’associés se voient propulsés à leur tour à la tête de fortunes acquises de manière aussi fulgurante que ne l’a été la Révolution qu’ils ont provoquée. Désormais, rien n’a pu échapper à leur mainmise. Toute l’administration, les institutions de l’Etat, les représentations consulaires, le secteur économique, les entreprise publiques, le secteur éducatif, sanitaire, jusqu’au monopole du secteur privé de l’économie, furent quadrillés par les membres des empires personnels qu’ils avaient fondés.
Le système, c’est tout ce qui concourt à la mise en conformité de cet état de fait, principalement par la confiscation du politique et le truchement d’une démocratie de façade. Cela même qui constitue l’essentiel du contenu de la Révolution à laquelle ils sont confrontés.
Ce qui pousse ces généraux à s’enfermer dans leur obstination à conserver le pouvoir, ce n’est ni plus ni moins que le souci de sauver leur tête et celle des membres des empires qu’ils contrôlent. Car l’avènement d’un Etat de droit, synonyme d’une justice indépendante, verra leurs empires s’effondrer comme un château de cartes et leurs membres des parias qui passeront le restant de leur vie sous les verrous. Ce n’est certainement pas pour sauver l’Etat de l’effondrement ni la patrie de sa perte de souveraineté comme ils le prétendent, car si tel était le cas, ils auraient mieux fait de céder le pouvoir aux quarante millions de voix qui les défient tous les vendredis et mardis avec une conscience patriotique irréprochable et une maturité politique irréversible. Du reste, grabataires et en fin de vie, il serait plus confortable pour eux de se mettre à la retraite et laisser leur place à des jeunes officiers avec beaucoup de vigueur, d’autant qu’ils sont plus instruits qu’eux et en phase avec leur société, pour gérer les affaires militaires dans le cadre de la loi et pour l’intérêt national.
Mais les voix des quarante millions qui les poursuivent et les harcellent ne sont pas de bon augure pour leur sécurité et celle des membres de leurs empires. Ils viennent leur rappeler périodiquement leur forfait par une sentence sans appel, déjà prononcée par le tribunal populaire : «Vous avez pillé le pays bande de voleurs !» (klitou lebled ya serrakine !).
Ils n’ont plus le choix, en effet : résister ou périr. Le piège de la Révolution s’est refermé brusquement sur eux. Résister par tous les moyens à leur portée. Tour à tour, évoquer la légalité constitutionnelle. Menacer et emprisonner les militants les plus visibles. Censurer les médias les plus révolutionnaires. Vendre la souveraineté économique pour acheter la complicité des puissances étrangères. Multiplier les tentatives de division du peuple. Pousser la logique de la fuite en avant jusqu’à épuisement. Après l’échec fort probable de l’élection présidentielle programmée, leur plan dévoilé sournoisement lors de la rencontre de Sotchi devrait certainement les amener vers l’acceptation d’une période de transition, mais sans jamais lâcher la bride.
L’issue de leur bras de fer avec leurs accusateurs semble se diriger vers une impasse infranchissable, à moins de trouver un compromis, afin d’éviter le chaos et la violence qui s’annonce inéluctable dans leur fuite en avant, synonyme de mise en danger de la souveraineté nationale et de la partition du territoire. Mais un compromis qui s’appuierait sur un déni de justice sera-t-il accepté par un peuple qui a souffert un demi-siècle durant d’un système qui l’a dépossédé de son humanité, a hypothéqué son avenir et l’avenir de sa progéniture, jeté ses enfants au fond de la mer pour nourrir les poissons, les avoir poussés à s’immoler par le feu par indignation, assassiner pour éteindre les révoltes ou faire taire les récalcitrants ?
Y. B.
Comment (43)