Hirak et mouches : chronique d’une forfaiture
Par Mouanis Bekari – Dans la salle comble et trop exiguë du tribunal de Sidi M’hamed, le public hésite entre angoisse et euphorie. Les familles, tenaillées par l’anxiété, puisent dans la proximité de leurs voisins la force d’affronter le malheur qu’elles redoutent et le réconfort de n’être pas seules. Les récits se précisent et se recoupent à mesure qu’ils se diffusent dans la salle du tribunal : «Ils les ont maltraités au commissariat», «ils les ont forcés à signer des PV qui les accusaient», «ils leur ont fait croire qu’ils seraient relâchés dans la journée». Au fil des témoignages se révèlent les épreuves infligées à ceux que l’on attend, le désarroi se mue en indignation et le brouhaha devient un grondement de colère. Les avocats, en grand nombre, occupent les deux premières rangées. Leurs robes noires assemblées forment comme une digue entre les familles et le siège du président du tribunal. On les interpelle de toutes parts. On veut savoir si tous les dossiers seraient traités aujourd’hui, si les verdicts étaient prononcés dans la foulée, s’il est vrai que partout ailleurs, pour les mêmes griefs, les prévenus ont été relâchés. Ils répondent à la cantonade en s’adressant indifféremment aux uns et aux autres.
On veut croire que leur assurance est fondée et que l’on repartira ce soir avec celle ou celui pour qui l’on est venu. Six mois déjà qu’ils ont été jetés en prison, au mépris de toute justice, parce que des juges asservis, secondés par des procureurs soumis, ont prononcé des sentences vengeresses dictées par d’autres, pour qui la justice n’est pas un idéal mais un auxiliaire aux ordres. Une porte s’ouvre laissant passer un homme en robe, avec des dossiers sous le bras. C’est le greffier dit une voix. Il s’installe à un bureau à gauche de la salle, puis dépose les dossiers sur le bureau du juge. Il revient à sa place sans un regard à la foule. Le brouhaha tout à coup baisse de plusieurs tons. Une sonnerie péremptoire retentit, un bref instant s’écoule puis la porte s’ouvre de nouveau. Deux magistrats entrent et s’installent, l’un face à la foule et l’autre à sa droite, près du box des prévenus. Tous deux toisent le public qui les regarde, indécis, ne sachant comment réagir. Puis la foule se lève progressivement, comme à regret, comme si l’hommage était contraint et nullement dû. Le juge feint l’indifférence, il consulte ses dossiers comme pour se donner le temps de camper une posture, car la foule s’impatiente et proteste : «Qu’attend-on pour commencer, faut-il souffrir le dédain en plus des affres de l’incertitude ?». Les visages sont attentifs, inquiets ou déterminés. Dans l’espace fermé que forment le juge, le procureur, le greffier et les avocats, se dessine le spectacle de la justice algérienne en majesté. Un bref instant, le faisceau des toges confère à la scène une solennité que l’on veut croire un présage à la manifestation de la vérité. Comment tant d’apparat ne serait-il pas assigné à une noble mission ?
Mais, déjà, les appréhensions tournent à la défiance. On craint que le juge ne soit un produit de ces promotions au rabais dont a parlé le ministre de la Justice. De ces juges mal formés et inaptes à saisir toute la solennité de leur office. D’ailleurs, il se pourrait bien qu’il ait été choisi pour cette raison.
– Au nom du peuple l’audience est ouverte.
Il a quand même dit qu’il ouvrait l’audience en notre nom. Tout n’est donc pas perdu.
Le juge appelle la première affaire en égrenant les noms des prévenus.
Tous les visages se tournent vers la porte d’où surgissent une demi-douzaine de jeunes gens, précédés et suivis par des policiers qui les conduisent jusqu’au box des prévenus. Ils sont immédiatement accueillis par les cris des parents et les youyous qui s’élèvent de toutes parts. Les «Algérie libre et démocratique !» fusent du public et, soudainement, s’installe une atmosphère faite d’allégresse, d’ardeur et d’émotion contenue, comme si l’on hésitait entre le rire et les larmes. Les jeunes gens cherchent leurs proches du regard, leur sourient et les saluent en agitant les mains. Leur apparence juvénile tranche avec la gravité de leurs visages et l’on est frappé par la maturité qui émane de leur contenance. L’empressement qu’ils mettent à rassurer leurs proches accentue la communion entre les prévenus et leurs soutiens. La dignité et la sérénité affichées par ces jeunes à peine sortis de l’adolescence, encore étudiants pour la plupart, ne laissent pas d’impressionner et ravive l’espoir que le Hirak ira jusqu’au bout de ses espérances. Le juge et le procureur paraissent pris au dépourvu par la ferveur qui règne dans le prétoire, puis les avocats obtiennent de tous qu’ils laissent l’audience se poursuivre.
Les jeunes viennent de Béjaïa, de Batna, d’Ighzer Amokrane ou de Tizi Ouzou. Ils répondent aux questions fallacieuses du juge, sans se départir d’un calme que l’on aimerait partager.
– Le juge : Aviez-vous l’intention de porter atteinte à l’unité nationale en arborant l’emblème amazigh ?
– Un jeune prévenu : Cet emblème exprime la vitalité d’une culture qui fait partie intégrante de l’Algérie. Le drapeau national symbolise toutes les cultures du pays et la volonté du peuple de les protéger. Je suis fier de ces cultures et je les revendique toutes.
L’argument, d’une éloquence tranquille, soulève des applaudissements dans la salle.
– Le juge : Vous vous dites patriote ? Vous voulez attenter à l’unité du pays ?
– Une jeune prévenue : Je n’ai pas à vous prouver mon patriotisme ! C’est à moi de vous demander où est l’unité nationale lorsque pour les mêmes faits certaines juridictions relaxent les manifestants du Hirak, tandis qu’ils sont condamnés à Sidi M’hamed.
Une fois de plus, l’argument frappe par son éloquence résolue et emporte l’approbation du public. Comment rester indifférent devant cette maîtrise et cette détermination ? A quelle engeance faut-il appartenir pour oser condamner tant de conscience et de vertus ? Mais, alors que l’on attendait d’autres prévenus du Hirak, le juge appelle des délinquants primaires déférés en comparution immédiate. Cette diversion ne laisse plus de doute sur la nature de ce qui se trame : on veut associer protestation politique et infraction de droit commun. Malgré la réprobation générale, le juge persiste dans son entreprise de dépréciation. Trois autres interruptions interviendront par son fait, infligeant aux prévenus, aux familles, au public et aux avocats une douloureuse attente, la troisième durant plus d’une heure.
C’est maintenant l’heure du réquisitoire. A présent que la fourberie qui se dissimulait dans les replis des toges s’est dévoilée, on attend les arguties qui ont été forgées dans les arrière-boutiques de cette justice de l’allégeance. Mais que ce soit par un excès d’embarras ou un brusque accès de décence, le procureur se bornera à requérir des peines de prison sans tenter de justifier la vacuité des charges qui les motivent. De nouveau, le débat qui aurait permis de révéler la nature politique des poursuites est esquivé. Tandis que les avocats évoquent les articles 42 et 45 de la Constitution, qui garantissent la liberté d’opinion et imposent à l’Etat de protéger le patrimoine culturel national, matériel aussi bien qu’immatériel, l’attitude du juge, avachi sur son siège, donne l’impression qu’il est sourd aux arguments qui dénoncent la forfaiture qui se prépare. Les avocats et le public ont compris que les sentences sont déjà prêtes et que les marionnettistes sont ailleurs. Le juge n’abandonne sa désinvolture que pour s’enquérir des demandes des avocats : «Nous demandons la relaxe !».
Il est déjà minuit, bientôt 14 heures que les prévenus et leurs proches attendent d’être fixés sur leur sort. Mais leur angoisse ne finira pas tout de suite. Le juge en a décidé autrement. Il n’annoncera ses décisions que plus tard dans la soirée, sans autre précision. Le public proteste, des huées s’élèvent accompagnées de réflexions acclamées par l’auditoire : «C’est le procès des juges qu’il faut faire, pas celui des citoyens», «on veut une abeille, pas une mouche», «votre ministre a raison de vous faire matraquer», «vous ne jugez pas au nom du peuple», «surtout notez bien ce que l’on vous dictera au téléphone». On entend des clameurs en provenance de la rue car la foule qui n’avait pu prendre place dans la salle s’est massée à l’extérieur et vient de prendre connaissance de la décision du juge. Un instant on craint que la colère ne dégénère en violence, mais des voix s’élèvent pour appeler au calme et ne pas répondre à la provocation. Car on a compris que c’est bien le but de la manœuvre : pousser les familles exténuées et accablées de douleur à réagir par la violence. Les avocats annoncent qu’ils déposeront plainte contre l’Etat pour les préjudices endurés par les prévenus et leurs familles. Ils affirment que le combat n’est pas terminé, mais qu’il faut le mener dans l’esprit du Hirak, avec dignité et silmia.
La foule se calme peu à peu et commence à quitter la salle. Les premiers sortis sont happés par ceux qui attendent dehors. Il faut leur rendre compte de ce qui s’est passé, car eux aussi sont torturés par l’angoisse. Il faut révéler les accusations mensongères qui ont été proférées, décrire le dédain ostensible et la veulerie manifeste. Il faut surtout leur dire la bravoure, la dignité et la fermeté de leurs enfants, dépeindre la noblesse de leur attitude, qui disait : «Nous sommes ici pour accuser, non pour nous défendre». Et proclamer que si on venait à les blâmer, ce serait la justice que l’on condamnerait.
M. B.
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