Un toit neuf pour une bâtisse en ruine ?
Par Mourad Benachenhou – On a appris, tout récemment, et d’une source difficile à démentir, qu’en fait, depuis 2011 – c’est-à-dire depuis le tout début du troisième mandat de l’ex-Président, démissionné et non encore déchu –, le régime présidentiel, tel qu’il est défini par toutes les moutures qu’a subies la Constitution depuis l’indépendance, a été, clandestinement, remplacé par un gouvernement de fait, sans aucune assise légale, détenu par un petit groupe au sommet de l’Etat, et dirigé par un des frères de cet ex-Président.
L’usurpation du pouvoir présidentiel a commencé en 2011
Cela veut dire que, pendant les quelque neuf années qui ont séparé l’incapacité effective de cet ex-chef d’Etat d’assumer ses fonctions, pourtant centrales dans le système politique algérien, de la reconnaissance officielle de cette incapacité en avril 2019, toutes les décisions de son ressort, depuis la promulgation des lois votées par les deux Parlements, en passant par les promotions aux grades supérieurs des officiers de l’ANP, sans compter la ratification des conventions et traités internationaux, et sans oublier les nominations aux fonctions supérieures et les interventions publiques lues par des hauts fonctionnaires au nom du chef de l’Etat, la désignation des magistrats, comme celle du président de la Cour suprême, comme celui du Conseil constitutionnel, comme celles des présidents de l’APN et du Conseil de la nation, la nomination du tiers présidentiel dans cette instance législative, toutes ces décisions et bien d’autres – car rien de ce qui bouge ou de ce qui est immobile sur le territoire national n’échappe à la longue main présidentielle – ont été prises en violation de la Constitution – et sans que la population en ait jamais, sous une forme ou une autre, pris connaissance officiellement – par un homme, entouré d’un groupe de complices et comparses, qui a tout simplement décidé qu’il pouvait se substituer à son frère, gouverner et mettre le sceau de l’Etat et falsifier sa signature sur toutes les décisions qui ressortissent directement et sans conteste des attributions présidentielles ou exigent l’accord du Président élu ou son intervention directe.
Cette situation n’a pas duré quelques jours ou quelques mois, mais près de neuf années. Elle n’a eu rien d’accidentel ou de temporaire. Elle ne pouvait pas se justifier par l’impératif d’Etat, exigeant que des décisions soient prises, en dehors de toutes règles, au sommet de l’Etat et au nom du chef de l’Etat défaillant temporairement, pour répondre à des situations d’urgence qui ne pouvaient pas attendre le rétablissement des pleines capacités de ce chef d’Etat.
Complicité silencieuse ou active des plus hautes instances du pouvoir
Cette situation que, sans aucun doute, connaissaient tous ceux qui, du fait de leurs titres et responsabilités, avaient affaire de manière routinière au chef d’Etat officiellement élu, n’a pu durer aussi longtemps qu’avec leur silence et leur complicité totale. Ils ne peuvent pas plaider l’ignorance de cette entreprise de captation du pouvoir suprême à laquelle ils participaient de manière officielle, et sans avoir jamais exprimé en public leur désaccord ou attiré l’attention des instances judiciaires habilitées à traiter des cas d’usurpation de fonction, ou même du Conseil constitutionnel.
Les décisions prises depuis 2011 frappées de nullité ?
De ce développement, qui tire son fondement de la reconnaissance officielle qu’Abdelaziz Bouteflika, le Président élu, était dans l’incapacité d’exercer ses fonctions depuis 2011 et que ses compétences constitutionnelles ont été usurpées par son frère, avec la complicité d’un groupe au plus haut sommet de la hiérarchie politico-militaire du pays, on peut tirer plusieurs conclusions légales et constitutionnelles.
Les décisions de toute nature, prises au nom du chef de l’Etat, et elles couvrent une bonne partie de la Constitution et des activités politico-administratives tombant dans les compétences du chef d’Etat, ont été prises illégalement et peuvent être considérées comme frappées par un vice de forme rédhibitoire, que ce soit les nominations aux emplois civils et militaires, la ratification des accords internationaux, la nomination des ambassadeurs, l’adoption de la loi des finances, ou les proclamations et correspondances faites sous le sceau présidentiel. L’Algérie vit donc une situation de non-Etat, non depuis la démission de l’ex-Président en avril dernier, mais bien depuis 2011, et ceux qui gouvernent actuellement le pays ne peuvent se réclamer d’un autre principe que de celui du fait accompli, car leur accès à leurs responsabilités s’est fait en violation de la Constitution. C’est un pouvoir de fait qui règne en Algérie et non un pouvoir de droit.
Cela met en question même leur droit d’organiser des élections présidentielles, qu’elles soient transparentes ou pas. En mettant l’accent sur les procédures de choix du futur chef d’Etat, ces autorités tentent de cacher le fait que leur pouvoir même est légalement et constitutionnellement contestable, car il émane d’une entreprise d’usurpation du pouvoir suprême qui dure depuis plus d’une décennie.
Ceux qui font référence au retour à la légalité constitutionnelle pour justifier le recours à une élection présidentielle «transparente» se réfèrent à un texte qui est devenu obsolète depuis quelque dix années et qui a été violé dans ses clauses les plus importantes, à savoir les attributions du chef de l’Etat. La Constitution, on ne le répétera jamais assez, n’est pas un menu au choix et la substitution au pouvoir présidentiel d’un pouvoir occulte pendant une si longue période donne la preuve d’une volonté délibérée de gouverner en dehors de tout cadre constitutionnel.
On peut se demander, donc, en toute rationalité, si l’organisation de ces élections présidentielles par un gouvernement sans assises légales, car nommé dans des conditions opaques par d’autres que le chef de l’Etat «officiel», n’est pas frappée de nullité ab initio.
L’usurpation de la fonction présidentielle rend nulles toutes les décisions prises au nom du chef de l’Etat depuis qu’il a été constaté par ses proches qu’il était incapable d’assumer ses responsabilités politiques.
De même que sont nulles les décisions prises par celui qui usurpe les droits de propriété détenus par autrui, ou qui, prenant l’uniforme d’un officier de police, dresse un procès-verbal contre un contrevenant.
La publication sur le Journal officiel des actes prétendument signés par le chef de l’Etat au cours des quelque dix ans qu’a duré cette usurpation de fonction ne saurait donc faire foi.
Une opération «mani pulite» pour détourner l’attention ?
Tout en reconnaissant que les preuves de malversation contre les personnes citées ne sauraient être que solidement établies pour justifier leur poursuite devant les instances habilitées, on peut, tout de même, se demander si, globalement, cette opération «mani pulite» ne ressort pas d’une volonté affirmée de mettre fin à l’idéologie de corruption d’Etat qui a servi de «programme présidentiel» pendant une décennie, mais n’aurait essentiellement pour objectif que de cacher la réalité de l’assise légale frêle des gouvernants actuels, plutôt que de remettre le pays sur le droit chemin, d’autant plus que cette campagne apparaît comme gérée et ciblée, beaucoup plus que comme un premier pas vers l’indépendance réelle du pouvoir judiciaire.
Il n’y a pas un des prédateurs milliardaires, créés ab nihilo pour servir de bouclier au système politique de fait, dont la source de sa fortune ne soit pas suspecte. Pourquoi certains et pas tous ?
Acheter la neutralité étrangère en abandonnant le pays au pillage étranger ?
Reste la question de l’éventuelle intervention étrangère. C’était, certes, une possibilité, mais elle est totalement écartée, car les autorités en place ont lancé un signal fort, non seulement à travers les mouvements d’ambassadeurs, mais également à travers des déclarations officielles, que la politique des «capitulations» par laquelle sont gérées les relations économiques et financières de notre pays, à travers l’Accord d’association avec l’Union européenne, l’accession à l’OMC et la liberté d’installation donnée, sans contrepartie, à des banques et sociétés d’assurances étrangères, ne serait pas appelée à changer tant que l’équipe gouvernante actuelle est au pouvoir.
Une toute dernière déclaration d’un membre de cette équipe, qui protestait contre une tentative d’ouvrir un débat au niveau d’une instance représentative européenne sur la situation politique de l’Algérie, vient confirmer que nos gouvernants sont prêts à ruiner notre pays pour garder le soutien extérieur garantissant la survie du régime actuel.
Voici ce qu’a déclaré, «à l’occasion de la célébration de la Journée mondiale de la lutte contre la violence à l’égard de la femme», précise le quotidien national El-Moudjahid qui donne cette information (http://www.elmoudjahid.com/fr/actualites/144985), cette autorité politique et culturelle : «Je souhaite, tout d’abord, relever le fait que les relations de l’Algérie avec l’UE sont des relations stratégiques et très importantes qui couvrent tous les secteurs d’activités. Autant l’UE que l’Algérie sont conscientes de ce caractère stratégique et ne permettraient pas à qui que ce soit de remettre en cause cette qualification stratégique par de simples parlementaires qui se caractérisent par une myopie et qui ne mesurent pas l’importance de ces relations».
Il est cocasse que cette autorité ait fait cette déclaration dans une occasion qui n’a rien à voir avec le sujet traité. On aurait préféré qu’elle l’ait faite à l’occasion de la Journée, s’il y en a une, de lutte contre les violences faites à l’économie des pays pauvres, dont fait partie l’Algérie, auxquels sont imposées des politiques économiques portant préjudice à leurs intérêts et au profit exclusif des pays les plus riches.
Ce porte-parole officiel des autorités publiques actuelles aurait pu se contenter, et on ne peut que l’appuyer, de souligner que le peuple algérien n’a eu besoin d’aucune assistance étrangère pour faire valoir ses revendications politiques et qu’il n’attend pas, pour continuer son combat légitime pour un Etat de droit transparent, les paroles mielleuses d’eurodéputés manipulés par des lobbies mal intentionnés tant envers l’Algérie qu’envers les peuples arabo-musulmans de manière générale.
Au lieu de faire valoir aux Européens les relations de «subordination stratégique» de l’Algérie aux intérêts économiques et financiers des riches pays européens, il aurait pu glisser un petit mot demandant aux eurodéputés de revoir les accords d’association qui lient ce continent aux pays du Sud et de les rendre plus conformes aux intérêts économiques de ces pays pauvres. Il aurait pu, également, en passant, pour prouver l’indépendance dont jouirait l’Algérie dans ses prises de décisions, mentionner que son gouvernement désirerait se libérer de ces accords ruineux et retirer aux banques et sociétés d’assurances étrangères leurs licences d’exploitation, tant que les banques et sociétés d’assurances algériennes ne pourraient pas installer des filiales dans les pays européens.
Sa déclaration, en fait, dit exactement le contraire du message qu’il entendait faire passer. Ce qu’il affirme, c’est que l’Algérie est suffisamment subordonnée aux diktats des pays en cause pour ne pas avoir à subir encore ceux de leurs députés. «L’Algérie est docile et accepte la prééminence des intérêts économiques de ces pays ; pourquoi faudrait-il que leur Parlement en demande plus à notre pays ?» Telle est l’interprétation à donner à ce message !
En conclusion
On sait maintenant, d’une source bien informée qui l’a déclaré devant des instances judiciaires, que l’incapacité d’exercer effectivement ses fonctions par l’ex-chef de l’Etat date de 2011, bien avant qu’elle ait été officiellement reconnue au moment de sa démission en avril 2019.
Cela veut dire que la fonction présidentielle a été usurpée depuis presque une décennie sans que le peuple algérien en ait jamais été informé.
De cette réalité politique découlent des conséquences sérieuses qui jettent le doute sur la légalité de toutes les décisions prises au nom et pour le compte d’un chef d’Etat incapable d’exercer ses fonctions.
L’ampleur de ses attributions, qui couvre tous les aspects du gouvernement du pays, amène à poser la question de la validité des décisions prises par ceux censés avoir été nommés par lui, quelles que soient les fonctions qu’ils ont occupées ou qu’ils occupent maintenant.
L’Algérie a été et continue à être gouvernée par des autorités de fait dont les bases légales de leur pouvoir sont rendues ténues par l’usurpation du pouvoir présidentiel qui, seul, peut constitutionnellement valider les nominations à tous les postes de l’administration algérienne.
On peut légitimement, dans ce contexte, se demander si les autorités actuelles ont le pouvoir de mandater des élections présidentielles, alors que la source de leur pouvoir est quelque peu floue.
Les Algériennes et Algériens, n’ayant jamais été tenus informés de cette vacance du pouvoir au sommet, ont toutes les raisons de contester la tenue de ces élections présidentielles, si transparentes soient-elles, car leur transparence est oblitérée par la longue usurpation du pouvoir présidentiel qui rend le gouvernement actuel un gouvernement de fait, non de droit, qui ne peut même pas se prévaloir de sa constitutionnalité.
Les Algériennes et Algériens n’ont pas eu besoin des analyses, commentaires et recommandations d’observateurs ou acteurs politiques étrangers pour lancer leur mouvement de revendication d’un Etat de droit transparent, et elles et ils n’ont nullement besoin d’encouragements ou de manifestations de soutien provenant de quelque source étrangère que ce soit pour persévérer dans leurs revendications légitimes, confortées qu’elles sont par la fourberie du pouvoir en place qui a été jusqu’à cacher, pendant près de dix années, la vacance du pouvoir au sommet.
Le paradoxe, comme le prouve une récente déclaration d’un haut responsable politique actuel, c’est que ce sont ces autorités qui, se référant à la stratégie de subordination des intérêts économiques, commerciaux et financiers de l’Algérie à ceux de la «communauté internationale» qui demandent l’appui de cette «communauté».
Les autorités politiques actuelles jouent sur la corde patriotique des Algériennes et Algériens, tout en n’hésitant pas à appeler à l’appui étranger en faisant valoir qu’elles sont décidées à continuer à mettre les intérêts économiques de leurs «partenaires étrangers» au-dessus des intérêts économiques du peuple algérien.
Dans ce contexte de gouvernement de fait et non de droit, l’imposition par la force armée d’élections présidentielles, si transparentes soient-elles, est une ultime humiliation imposée au peuple algérien.
Il est regrettable que s’associent à cette humiliation des hommes «politiques» très au fait des réalités du système actuel, car ils en faisaient partie, en connaissaient les arcanes et étaient au fait de l’usurpation du pouvoir présidentiel dès ses prémisses.
Vont-ils persévérer dans cette voie qui ne peut mener qu’à une impasse politique ? Ou vont-ils accepter de prendre acte de l’environnement actuel et se retirer pour s’éviter l’humiliation ultime de n’être que des pions au service d’une stratégie de sortie de crise déjà frappée de nullité ? Vont-ils être à la hauteur de leurs responsabilités politiques ? Ou vont-ils céder aux mauvais conseils d’une ambition personnelle égoïste et aller jusqu’au bout de l’impasse qu’ils ont décidé d’emprunter ?
Finalement, n’est-ce pas une démarche absurde que de vouloir à tout prix remettre à neuf le toit de la bâtisse du système politique algérien, alors qu’elle est fissurée et menace de s’effondrer ?
M. B.
Mourad Benachenhou a été ministre de l’Economie dans le gouvernement de Rédha Malek.
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