La psychopolitique à l’épreuve du Hirak
Par Youcef Benzatat – A la lecture de la réponse de Lahouari Addi à la mienne à son appel aux consciences cosigné par Djamel Zenati, je suis resté sur ma faim. Car, je m’attendais à beaucoup plus de sa part en tant que professeur en sociologie et de surcroît engagé dans le processus révolutionnaire en cours en Algérie et non pas en attendant beaucoup du Hirak comme il l’a formulé dans une assertion injustifiée. D’assertion en assertion, il m’affuble de craindre que le Hirak ne soit pas uni idéologiquement ! Alors que mon propos pose la question de la souveraineté de l’Etat où celui-ci devrait être désaliéné du religieux, de l’identitaire et du militaire et ce que je peux craindre dans la circonstance est que parmi les courants idéologiques présents au sein du Hirak se trouvent des groupes qui n’entendent pas de cette oreille la nécessité de la souveraineté de l’Etat, notamment les islamistes et les identitaires. De ce point de vue, il n’y a donc aucune convergence de la part des idéologies citées dans le projet de la construction de l’Etat, excepté celle de la fin de la domination militaire. Dire que «Benzatat craint que le Hirak ne soit pas uni idéologiquement» relève d’une insuffisance de compréhension et d’interprétation de mon propos. Bien que celui-ci soit explicite et affirme que les idéologies présentes au sein du Hirak ne sont pas unies autour de l’objectif d’une construction d’un Etat souverain. Alors que toute sa réponse va reposer sur cette assertion. Tout ce qui suivra est le développement de celle-ci.
En résumé, il affirme «le fait que, dans les manifestations, des islamistes barbus soient à côté de jeunes femmes en jeans, montre que la conscience collective ou nationale est suffisamment forte pour accepter les divergences idéologiques de la société. De ce point de vue, le Hirak a mis fin à la fiction populiste du peuple uni par la même idéologie». Un internaute a répondu à cette autre assertion par ceci : «L’acceptation des divergences idéologiques ne devrait pas être déduite juste parce que des gens se retrouvent dans un même lieu, même si c’est pour défendre une même cause. A moins qu’elle en soit la cause. Sinon, elle devrait être une croyance partagée par toutes ces idéologies». Il poursuit «Y. Benzatat exprime deux inquiétudes dans son texte, l’une relative à la revendication amazighe pervertie en nationalisme ethnique, et l’autre en rapport avec la revendication religieuse porteuse d’un projet théocratique. Là aussi, il soustrait volontairement ou non cette crainte à ma préoccupation devant le dévoiement de la souveraineté de l’Etat par ces deux idéologies, impliquant son rejet explicite de toute prétention à l’Etat de devenir souverain.
Dans mon propos, j’explique le danger que représente l’aliénation de l’Etat dans ces deux idéologies et la conséquence sur les libertés fondamentales et sur la construction d’une citoyenneté dans laquelle toute Algérienne et tout Algérien, quelles que soient ses croyances et ses origines ethniques, se sentirait représenté. Son examen de ces deux idéologies vient confirmer mes craintes : «Ceci est un nationalisme ethnique à dimension nationale» et le monopole de la violence qui doit appartenir naturellement à l’Etat ne le préoccupe nullement si celui-ci échoue démocratiquement au profit des islamistes. La violence, dans ce cas, ne peut être que le monopole des islamistes et cela le laisse complètement indifférent !
La perspective de l’effondrement du pouvoir totalitaire, qui semble se profiler sous la pression du Hirak, impose à la société algérienne, aujourd’hui plus que jamais, une révolution culturelle à la mesure de ses ambitions proclamées par la révolution armée anticoloniale. C’est inéluctablement le seul rempart aux reflux contre-révolutionnaires, aussi bien celui des résidus de l’ancien système politique néo-conservateur déchu sous le signe du néopatriarcat, d’un potentiel totalitarisme sous couvert de l’islam politique, par une exacerbation et une généralisation systématique du mythe religieux, que celui d’un nationalisme ethnique vecteur d’un totalitarisme plus ravageur encore que ne l’a été toute idéologie fascisante sous le signe d’un néofascisme.
Pour éviter à la société et aux futures générations de se consumer par la fatalité, il conviendrait que les citoyens engagés dans la construction d’un Etat démocratique, fondé sur les droits de l’Homme et la liberté de conscience, puissent s’engager franchement dans une dynamique de sensibilisation, envers leurs concitoyens, pour une révolution culturelle permanente, seul rempart a ces tragédies périodiques qui annihilent tout sursaut populaire pour l’émancipation de l’obscurantisme et des errances idéologiques inappropriées.
Le citoyen engagé par l’analyse et le discours critique doit refuser de cautionner sans examen critique tout discours et actions contre-révolutionnaires, ainsi que toute convention sociale et sens commun traditionnel. Il doit faire preuve de pédagogie en contribuant à l’éducation politique des populations laissées à leur sort, pour rattraper le déficit engendré par les stratégies de leur dépolitisation par les coalitions prédatrices dominantes et pallier l’inefficacité des partis politiques qui ont failli dans leur mission d’éclairer la société contre l’immobilisme et l’obscurantisme.
C’est aussi éviter à la société et aux futures générations de se consumer par une schizophrénie collective en tant que pathologie sociale qui peut mener à une psychose paranoïaque. La psychose paranoïaque ! Voilà où peut mener la schizophrénie en tant que pathologie sociale, initiée et imposée par la trajectoire d’idéologies identitaires et religieuses ayant pris en otage l’Etat. Elle mène son sujet, par un repli sur soi et par un rejet systématique de tout ce qui peut l’altérer dans sa pureté supposée, jusqu’au délire paranoïaque, celui qui consiste à diaboliser et à rejeter tout ce qui est autre que soi. Malheureusement, cela s’apparente à la dégradation morale qui a conduit des esprits pourtant très au fait de la vertu de la morale vers l’irréparable : le fascisme comme symptôme psychotique de la pureté de la race. La lutte du sujet contre les troubles de la scission schizophrénique pour son recentrement débouche inévitablement sur une psychose paranoïaque, lorsque celui-ci est aliéné dans une structure mentale élaborée à partir d’un système de valeurs intériorisé qui est impuissant à contrebalancer ce qui perturbe son équilibre psychique : l’altérité. Ayant le plus souvent comme conséquence le passage à l’acte, caractérisé par la violence et l’invective, s’exprimant dans un discours confus, en recourant nécessairement à des termes connotés négativement tel que «bâtard» pour désigner le métissage, dissimulés derrière l’alibi de la pureté identitaire. Généralement, la pulsion à travers laquelle s’exprime cette pathologie consiste à anéantir toute contrariété dans un esprit d’intolérance absolue.
Quant à l’Etat que projette la «démocratie islamique» – ou tout autre adjectif religieux associé à un projet politique et qui se veut un complément indispensable au concept de démocratie (démocratie chrétienne, etc.) –, il a besoin de la religion pour se compléter comme Etat. Quant à l’Etat souverain, l’Etat démocratique sans adjectif, «il n’a pas besoin de religion pour son achèvement politique, il peut s’en passer, disait Karl Marx, parce qu’en lui, le fondement de la religion est réalisé d’une manière profane».
La «démocratie islamique» se fonde sur l’occultation de l’histoire rationnelle et objective, déterminant par-là, fatalement, son sujet à n’être que le résultat de ses déterminations. Cette occultation n’a d’autre sens que la négation de la liberté en tant que dimension essentielle de la condition humaine, car elle exclut le sujet de toute intervention sur son autodétermination. Elle se fonde en même temps sur la surdétermination du mythe en tant que facteur d’intégration d’enjeux qui lui sont à priori étrangers.
Avec l’avènement de l’islam politique pendant les années 1970, de nouvelles approches socio-politiques et anthropologiques ont investi les études du champ islamique. L’image qu’en donne généralement ces nouvelles approches de l’islam serait une religion totalitaire, qui englobe et lie tous les aspects de la société : le spirituel et le temporel, le politique et le religieux, le public et le privé. L’Etat (dawla) se fonde sur la foi (‘aqîda), la loi (charî’a) et la religion (dîn). L’islam serait donc réduit par ces nouvelles approches à une religion (dîn), une foi (‘aquîda), des obligations cultuelles (‘ibâdât) et des devoirs (mu’âmalât) ; un système éthico-politico-juridique (le califat, l’imamat ou l’Etat islamique) fondé sur la chari’â ; une communauté musulmane à la fois spirituelle et politique (l’u’ma) et un territoire (dâr al islâm).
Après les années 1990, émerge une nouvelle approche en rupture totale avec celles qui ont dominé les études concernant l’islam et les réalités islamiques durant la période allant de la fin des années 1970 avec l’avènement de la révolution islamique iranienne, jusqu’au début des années 1990 suite à la violence particulièrement meurtrière qui s’est déclenchée après l’arrêt du processus électoral en Algérie pour faire barrage à l’avènement de l’islamisme radical au pouvoir.
Actuellement, avec les bouleversements en cours dans le monde musulman méditerranéen, la tendance est de privilégier une approche en termes de mutations et de transitions, en les comparant à celles que l’Europe et l’Amérique ont connues par le passé. Qualifiant la situation que traverse actuellement le monde musulman comme une période transitoire de modernisation, qui est inévitable et incontournable.
Dans ce processus d’évolution, une nouvelle conscience musulmane émerge peu à peu, pour dénoncer l’islamisme radical à caractère théocratique et revendiquer la démocratie, les droits de l’Homme, et tend à se démarquer de cette stigmatisation d’«islamiste» en se qualifiant plutôt de «mouvements à référence islamique» ou appartenant à un «islam modéré». On assiste donc à une rupture, un clivage au sein de l’islam politique, entre un islam radical porteur d’un projet politique théocratique et un «islam modéré» qui se veut démocratique et qui s’inscrit dans une forme de démocratie spécifique : la «démocratie islamique». C’est donc ce long processus d’évolution qui a permis l’émergence de nouvelles tendances politiques caractérisées par ce clivage.
Malheureusement, cette évolution de l’islam politique semble plus s’inscrire dans une dynamique d’échec et de concessions obligées plutôt que d’une évolution des rapports de force entre les tendances à l’intérieur de ses mouvements. Car cette amorce d’évolution est, en fait, un infléchissement dû à une résistance qui lui est extérieure et qui l’instrumentalise en la détournant de sa trajectoire évolutive, généralement de la part d’islamophobes, de la mondialisation impérialiste et des régimes autoritaires et totalitaires corrompus des pays musulmans.
Au-delà de ces considérations, les choix et les tendances politiques de cette élite «néoconservatrice» musulmane répondent à une double aliénation ; d’abord, celle par calculs stratégiques d’accès au pouvoir, qui est relative au conservatisme de la société, doublement religieux et «néopatriarcal», ensuite, celle qui est relative à l’aliénation dans un état affectif élémentaire, produisant dans l’émotion des résistances de type «ouled el-houma», «ouled el-bled», «abnâ’ el-u’ma», etc. Voir à ce propos le concept philosophique forgé par le philosophe Serbe Radomir Konstantinovic, «Filozofija Palanke» que l’on pourrait traduire par philosophie de bourg, philosophie de village ou philosophie de province. Il y décrit un esprit de village, provincial et prétentieux, replié sur lui-même, qui conduit inévitablement vers le nationalisme, qui semble satisfaire parfaitement cette correspondance par son caractère tendancieux et autarcique. Cette aliénation affective dans l’islam politique, qui se veut une forme de résistance à l’hégémonisme des puissances occidentales et aux dictatures corrompues entretenues par celles-ci, prétend être une forme originale d’accès à la modernité et à la démocratie à travers son expression de «démocratie islamique», s’appuyant sur des catégories prétendument démocratiques, telles que la «chûrâ» islamique ou «thajmaâth» propre à la culture tribale maghrébine, surinvesties de valeurs démocratiques. Et elle va jusqu’à accuser ceux qui contestent cette thèse d’islamophobie ou d’anti-berbérisme. Pour légitimer l’islam politique ou le nationalisme ethnique, ils considèrent les courants modernistes des pays musulmans comme l’une des formes achevées de l’aliénation culturelle qui contraint les dominés à ne recourir, pour se représenter ou exprimer leurs aspirations, qu’aux seuls référents et concepts produits et imposés par la société dominante. Et que c’est en réaction à cette aliénation culturelle que se fait sentir le besoin chez eux de recourir à des représentations nouvelles, susceptibles de concurrencer l’Occidental sur le terrain de l’idéologie.
Dans cette perspective, ils conçoivent, alors, la relation à l’Occident non pas en termes d’échange civilisationnel avec des contenus d’ordre culturel dans un esprit d’échange de savoir et de pensées, à la recherche d’une voie transculturelle et universelle, mais exclusivement en termes commerciaux et technologiques. Ce compartimentage de la culture est une conception du multiculturalisme cosmopolitique qui a fonctionné jusqu’à ce jour sous la forme d’une ghettoïsation culturelle, où c’est la valorisation des cultures qui garantit apparemment l’autarcie des peuples. Ce multiculturalisme se contente d’enregistrer la pluralité des morales, la pluralité des systèmes juridiques et la pluralité des systèmes politiques associés aux diverses cultures, et se contente d’inviter à la compréhension des autres cultures comme si leur pure et simple existence était justifiée d’elle-même. Ces rapports ont été décrits par Karl Marx dans sa critique de la société comme la luxuriance naturelle, c’est-à-dire tout ce qui était irrationnel et qui s’imposait sans avoir à se justifier. C’était comme si ce fut la nature qui se déployait à profusion de façon non régulable, au même titre que la posture de ces cultures. Elles sont là et se justifient d’elles-mêmes. Elles sont réduites à des productions et à des expressions des manifestations objectives de la nature. On doit les respecter ainsi comme des personnes morales ; et si on ne les respectait pas, on ne respecte pas l’humanité qui essaye de s’exprimer à travers leurs contenus. Or, il nous semble que pour s’affirmer, une culture doit faire le tri entre ce qui est objectif et ce qui ne l’est pas, ce qu’elle ne peut pas continuer à soutenir et prendre une conscience critique de ses limites dans la compréhension même qu’elle a des autres cultures.
Il est nécessaire de la soumettre à la critique, car les marges des cultures sont à la fois des frontières et des barrières. Il s’agit de voir les limites de sa propre culture et, en même temps, de voir ce qui, dans les autres cultures, est essentiel à la nôtre pour se développer.
Paradoxalement, l’islam lui-même, au temps du Prophète Mohamed, s’est constitué essentiellement dans son expression universelle relative à cette époque et à son âge d’or, par un apport culturel de son environnement dans un processus d’acculturation indéfini. A tel point que le Prophète Mohamed lui-même fut persécuté par les membres de sa tribu qui lui reprochaient d’être aliéné dans des valeurs étrangères, qui offensaient les valeurs et les croyances de leurs ancêtres. Déjà ! L’expression de «la main de l’étranger», qui semble aussi vieille que l’humanité, c’est un «esprit de Palanke» qui frappe sans discriminer toutes tentatives de critiques des traditions et des conservatismes en tous lieux et de tout temps. Partout dans le monde, la droite conservatrice active pour maintenir la singularité culturelle en autarcie. La privation des citoyens des libertés individuelles par des tentatives permanentes d’introduction de préceptes religieux dans le politique, y compris les grandes sociétés démocratiques (France, Etats-Unis, Angleterre). Partout, aussi, dans ces grandes démocraties et également dans le monde musulman, s’opposent à leurs objectifs les démocrates sans adjectifs, la gauche progressiste, les écologistes et d’autres mouvements alternatifs qui luttent pour la condition humaine universelle contre la condition du marché et du pouvoir pour le marché, qui luttent pour les libertés individuelles et la justice sociale, la liberté de disposer pleinement de son corps et de sa conscience.
Y. B.
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