Des capacités de l’intifadha populaire
Par Kaddour Naïmi – Oui, l’actuel Mouvement populaire algérien manifeste d’admirables qualités : peur de l’oligarchie étatique vaincue, engagement, disponibilité, liberté, égalité et solidarité manifestes, réconciliation des Algériens au-delà de leurs divergences idéologiques (1), organisation, pacifisme, durée… Mais, est-il correct d’en rester aux aspects positifs sans se préoccuper de ceux négatifs ?
Le négatif du positif
Considérons l’organisation. Tout indique qu’elle ne fut pas une initiative populaire spontanée, et jusqu’à présent pas de preuve convaincante du ou des auteurs de ce surgissement le même jour, dans toutes les localités importantes du pays, avec quasi des slogans identiques, de manière pacifique et souriante… Certes, le peuple des manifestants a dépassé le ou les objectifs limités des agents organisateurs des marches hebdomadaires. Pourquoi objectifs limités ? Tout simplement parce que ces organisateurs occultes ont veillé, et veillent encore, à ce que les citoyens ne se dotent pas d’une structure autonome leur permettant de gérer eux-mêmes leur mouvement.
Considérons à présent la durée de ce Mouvement populaire. N’est-ce pas étrange qu’il marche hebdomadairement durant dix mois, sans jamais songer – sinon par de très minoritaires voix – à compléter ses démonstrations hebdomadaires publiques par une structure en comités (ou assemblées) sur le territoire, de manière à débattre démocratiquement de la pertinence de ses slogans, de sa méthode de contestation et de sa stratégie ? Et, notamment, pour comprendre quels sont la pertinence et les objectifs de tous ces «experts» et «personnalités» qui ne voient la réussite du Mouvement populaire uniquement dans des actions venant d’en «haut» : pour les laïcs, la composante patriotique de l’état-major de l’armée, un groupe de «personnalités» politiques ou d’intellectuels non compromis avec l’oligarchie régnante ; et pour les religieux, la «Volonté d’Allah».
Le bizarre dans tout cela, c’est que tous ces «experts» expriment les plus dithyrambiques louanges au Mouvement populaire pour son «intelligence», sans poser la question subséquente : si les participants aux marches hebdomadaires ont l’intelligence qu’on leur accorde, pour quel motif ces participants croient que leurs seules marches hebdomadaires réussiront à changer le système social dans l’intérêt du peuple, alors que depuis neuf mois ces marches demeurent vaines ?
En effet, voici les résultats constatables : d’un côté, l’élimination d’une composante de l’oligarchie (issaba), mais ce fait n’a pas profité au peuple, mais à la composante étatique qui subsiste ; de l’autre côté, des actions de cette dernière pour limiter (par une répression calibrée) et neutraliser (par des élections présidentielles) le Mouvement populaire. Malgré ces faits, les «experts» et les «influenceurs» fabricants d’«opinion» sur les réseaux sociaux, notamment dans les vidéos, continuent à déclarer la même ritournelle : qu’il suffit de prolonger les marches hebdomadaires parce qu’elles finiraient, par leur pression, à éliminer ce qui subsiste de l’oligarchie, notamment en stimulant des groupes d’éléments du «haut» de la hiérarchie sociale (résidant en Algérie et/ou de l’«opposition» à l’étranger) pour intervenir et concrétiser les objectifs du peuple contestataire. Ainsi, voici encore les «icônes» de «salvateurs», dont l’ego se gonfle d’aise (on le constate au comportement et au «verbe haut») par l’étalage du nombre de «like» et d’«abonnés», ainsi que, parfois, par l’exhibition de leurs portraits brandis lors des marches hebdomadaires par des citoyens conditionnés non pas à faire confiance à leur capacité auto-émancipatrice mais à croire à un «sauveur suprême», un berger pour un troupeau.
Que conclure logiquement de ce choix ? Que le peuple des marcheurs hebdomadaires, aussi intelligent qu’il soit, ne l’est pas assez jusqu’à se charger lui-même de la réalisation de ses objectifs par son auto-structuration en comités (assemblées). Bref, que le peuple des manifestants demeure un enfant ayant besoin d’un «père» salvateur. Comment comprendre ce fait, sinon que la mentalité autoritaire hiérarchique, typiquement élitiste, demeure dominante en Algérie ? Certes, elle se considère «réaliste», «pragmatique», tout en osant, parfois, se proclamer «radicale». Où est la logique dans ce comportement, celle qui se base sur les faits concrets observés dans le Mouvement populaire ? Osons l’affirmation : la majorité de l’«élite» intellectuelle algérienne (comme dans le monde) produit des idées pour son propre compte, celui d’une caste privilégiée, où le peuple demeure une masse de manœuvre et de profit personnel. Dans le passé, quelqu’un avait démasqué les «pharisiens hypocrites». Ces derniers manipulèrent la foule (le peuple) qui condamna à mort cet homme qui ne fréquentait que les opprimés, en espérant les «sauver».
Dénoncer, oui… mais énoncer ?
Il est cependant vrai qu’une partie des marcheurs hebdomadaires se contentent d’attendre de la part d’«experts» et de «personnalités» politiques la concrétisation des revendications populaires. A ce sujet, deux observations. D’une part, on ne dispose pas de données précises pour évaluer l’importance numérique de cette composante, de mentalité dépendante, du Mouvement populaire. D’autre part, cette même composante est-elle consciente d’un fait : la contradiction entre sa revendication d’éliminer toute l’oligarchie dominante («Yatnahaw gaâ !» (Qu’ils dégagent tous !) et la confiance qu’elle accorde à des «sauveurs» socio-économiquement étrangers au peuple exploité ?
Il est également vrai qu’on trouve des vidéos où des Algériens, femmes et hommes, jeunes et vieux dénoncent avec une merveilleuse véhémence et une splendide conscience les méfaits et crimes de l’oligarchie, et cela depuis l’indépendance. Hélas ! ces interventions savent uniquement dénoncer ce qu’il faut éliminer, mais pas énoncer ce qu’il faut édifier et, surtout pas, comment y parvenir, autrement dit par une auto-structuration du Mouvement populaire. Certains font l’éloge des «ressources intellectuelles, politiques et humaines» de ce Mouvement. Pourquoi ne se manifestent-elles pas de la meilleure et plus efficace manière : en s’auto-structurant sous forme de comités et d’assemblées territoriales aux niveaux local, régional et national ? A qui la faute sinon à l’«élite» intellectuelle algérienne ? Pour dénier au peuple l’autogestion de son action sociale, cette «élite» évoque tous les arguments, sans aucune preuve logique et convaincante, en se parant de son statut d’«intelligentzia» diplômée d’universités plus ou moins prestigieuses. Pourtant, le peuple sait qu’«être instruit n’implique pas nécessairement être intelligent». Pour l’être, il faut sortir de la confortable «tour d’ivoire», descendre de son prétoire académique puis aller sur le terrain poussiéreux et nauséabond, sans se gêner de la sueur du peuple.
Observations de citoyens
«La mainmise des spécialistes, des politiques et des experts sur la chose publique entrave les capacités et intimide le commun des gens.»(2)
«Je suis totalement d’accord avec toi sur la nécessité du Hirak de se structurer, d’élaborer des idées et de pratiquer la démocratie directe, face notamment à la faillite intellectuelle et morale, ou simplement la démission de l’élite de ce pays. Mais comment peut-on le faire dans un climat de répression généralisée où on se fait emprisonner pour un dessin, une pancarte ou un post Facebook ? Tous les espaces démocratiques qui tentent de se former deviennent systématiquement la cible du pouvoir. Pour une bonne partie de la population, la seule alternative actuelle est de se fondre dans la masse du vendredi.»(3)
Réponse : Puisque tout le monde fait l’éloge de l’intelligence des participants aux marches hebdomadaires, qui ont su marcher de manière pacifique, unie et organisée, à ces mêmes personnes de trouver le moyen de se structurer en trouvant des solutions aux obstacles. Souvenons-nous : les manifestations de rue étaient interdites avant le 22 février et, pourtant, les citoyens ont trouvé le moyen de les organiser. Alors, il faut faire travailler l’intelligence et la créativité du peuple.
«Je trouve que le texte(4) est une réflexion sérieuse sur le Hirak révolutionnaire. Mais dire (l’éternelle théorie de la théorie du complot) que le mouvement de protestation est le fruit de manœuvres occultes concoctées par des forces X ne résiste pas à un examen sérieux du processus révolutionnaire en cours. Le fait même que le mouvement révolutionnaire n’a pas de structure politique d’organisation plaide pour un Hirak débordant manifestement toutes les tentatives de manipulation et d’orientation par des forces agissant en coulisses. Le processus révolutionnaire est toujours en cours, il est encore massif et constant. Il est donc encore ouvert et des formes d’auto-organisations horizontales peuvent surgir de ce grand mouvement polymorphe. L’essentiel, je trouve, est l’expérience originale et inédite que font des millions de citoyens à travers leur pratique révolutionnaire et qui sont des sources fécondes et inépuisables d’apprentissage de la lutte politique. Ayant confiance encore aux forces qui luttent pour une autre Algérie, tout en conservant la lucidité des choses par une critique permanente et constructive du phénomène lui-même mais tout en avouant qu’il faudrait rester modeste dans toutes nos théories. En tout cas, il faut continuer à débattre intensivement et donc merci pour cette contribution.»
L’auteur de ces lignes éprouve une crainte immense de voir ce merveilleux Mouvement populaire se réduire à un immense défoulement cathartique de masse qui n’aboutirait qu’au remplacement d’une oligarchie par une autre, moins prédatrice et cruelle, mais néanmoins oligarchie.
Urgence vitale du débat sur l’auto-structuration
Si un géographe qui dresse une carte fausse à des navigateurs est un criminel (5), que penser des «experts» qui indiquent au peuple des solutions qui l’empêchent de gérer lui-même ses actions en se dotant d’une auto-structuration territoriale, lui permettant de disposer de ses propres représentants, démocratiquement élus ? Oui, il faut débattre de ce problème, pas uniquement durant les marches hebdomadaires, mais en trouvant des solutions appropriées, sous forme de comités ou d’assemblées territoriales, en s’affranchissant des interdictions étatiques de réunions. Pour cela, que l’intelligence des marcheurs hebdomadaires trouve la solution, autrement elle donnerait raison aux «experts» en tous genres qui comptent uniquement sur des actions d’en «haut» pour concrétiser les revendications du peuple. Quoique, depuis toujours et dans le monde entier, on observe les résultats de ce genre de «révolutions» qui ne sont jamais dans l’intérêt réel du peuple, mais d’une nouvelle caste dominante. Aux participants au Mouvement populaire, donc, s’ils ne veulent pas être les dindons de manipulations diverses proclamées dans «leur intérêt», de prouver l’importance de leur intelligence en matière d’action sociale. «H’na ibane assah !» (Ici se révélera la vérité !). Ce peuple qui a, certes, vaincu sa peur de manifester publiquement et a su agir collectivement dans ses marches hebdomadaires, ce peuple ne doit-il pas, désormais, surmonter sa peur d’autogérer collectivement son propre Mouvement ?(6) Pour y parvenir, ce peuple ne doit-il pas finir par reconnaître ses faux amis – nombreux, de diverses formes, laïques et religieuses, «experts» et charlatans manipulateurs – qui le dissuadent de se doter de manière autonome de sa propre structure ? Sans cette conscience vivace, quelles sont les garanties convaincantes que le Mouvement populaire algérien ne finira pas comme tous les mouvements populaires, sans aucune exception, toujours et dans le monde entier ? Ils n’ont été qu’une masse servant à l’installation d’une inédite caste, «libérale», «marxiste» ou cléricale, mais cependant s’arrogeant des privilèges par une gestion élitiste de la force de travail du peuple et des ressources naturelles de sa nation ? Est-ce là l’objectif de l’intifadha populaire algérienne ? Sinon, comment se préserve-t-elle contre ce risque ?
K. N.
(1) Quoique… Voir «Divergences idéologiques et structuration du mouvement populaire algérien» in http://kadour-naimi.over-blog.com/2019/11/divergences-ideologiques-et-structuration-du-mouvement-populaire-algerien.html
(2) Salah Trifi commentant l’article «Structure ou pas de l’intifadha populaire», in https://web.facebook.com/kadour.naimi.5
(3) Mejdi Kaddour commentant l’article «Divergences idéologiques et structuration du mouvement populaire en Algérie» in https://web.facebook.com/kadour.naimi.5
(4) Lamri Lakrache commentant l’article «Qui gère l’intifadha populaire ?» in https://web.facebook.com/kadour.naimi.5/posts/148518916483775?comment_id=148574769811523
(5) Expression d’Elisée Reclus, géographe et militant de la Commune de Paris de 1870.
(6) L’auteur de ces lignes ne cesse d’évoquer ce problème, depuis le surgissement du Mouvement populaire. Voir l’ouvrage «Sur l’intifadha populaire en Algérie 2019», librement accessible ici : https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-sur-intifadha-algerie-2019.html
Ndlr : Les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.
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