Ni chaos ni statu quo !
Par Mourad Benachenhou – «J’aime utiliser une analogie avec le cancer. La petite corruption est comme le cancer de la peau. Il y a moyen de le guérir et vous pourrez très bien vous en tirer. La corruption au niveau des ministères est comme le cancer du côlon ; il est plus grave, mais si vous le prenez à temps, vous en guérirez probablement. Mais, la kleptocratie est comme le cancer du cerveau ; elle est fatale.» (Christopher Kolenda, 2019)
Lorsque la voiture est en panne, que plus aucune de ses milliers de pièces ne fonctionne en coordination l’une avec l’autre et qu’elle est bonne pour la casse, changer de conducteur, qu’il soit le vainqueur du Grand Prix de Monaco ou le chauffard qui hante les routes et les chemins de ce pays, n’est plus la solution.
Le véhicule du système politique algérien est «au bout du rouleau» !
Il ne faut pas être un as de la mécanique pour arriver à cette conclusion ; n’importe quel novice dans l’art de conduire le sait.
Les «étrangers» apitoyés par le spectacle du propriétaire impuissant, tentent, pourtant, de pousser la voiture, avec l’espoir de la faire redémarrer, mais en vain. Leur stature imposante et leur musculation proéminente aurait laissé espérer qu’ils réussiraient finalement à remettre la voiture en marche. Mais leurs efforts s’avèrent également vains. Comment se fait-il, donc, que des hommes, dont l’intelligence et la capacité d’analyse sont, par définition, au-dessus de ceux des millions de quidams qu’ils dirigent, semblent ne pas avoir compris que la voiture est, selon l’expression populaire, «au bout du rouleau» et qu’il est temps de la changer ?
Cet acharnement à s’accrocher à une solution impossible est d’autant plus incompréhensible que le moteur ne répond plus et que l’accélérateur comme l’embrayage donnent dans le vide.
Les intérêts personnels priment sur les intérêts d’Etat
Hélas ! En politique, le bon sens est une qualité qui disparaît devant les impératifs de la préservation du pouvoir et de la conservation des privilèges matériels et moraux qu’il implique.
La rationalité politique va rarement au-delà de ce que dicte l’instinct de préservation. C’est dans les périodes de crise profonde, comme celle que connaît actuellement notre pays, que se dévoile totalement l’humanité des hommes politiques, dont le pouvoir ne connaît pas de bornes, mais qui sont incapables de dépasser leur nature humaine et de briser ses ressorts psychologiques, qui font d’eux des êtres humains animés par les mêmes motivations de base que n’importe quelle personne anonyme perdue dans la foule.
Leurs décisions, leurs déclarations, leurs actions, leurs cheminements, bref, toutes les manifestations extérieures de leur autorité et de leur puissance n’ont pas d’autre motivation que l’instinct de préservation et rien d’autre. Ils ont beau tenter de se justifier par la proclamation de principes et d’objectifs nobles, par la volonté de maintenir la stabilité dans le pays, de défendre des règles de haute moralité que leur imposent leurs responsabilités nationales. Rien n’y change ! Car leur seul ultime but est de sauvegarder leurs intérêts individuels. Ils ne veulent pas subir les avanies qu’entraîne la perte de pouvoir politique et ils ne possèdent ni l’honnêteté intellectuelle, ni le courage moral, ni le génie politique pour le proclamer.
Le patriotisme, un déguisement plus qu’une conviction
Agiter le drapeau national est une stratégie gagnante dans la situation d’état de siège où se sont mises les autorités publiques, d’autant plus qu’elles se sont mobilisées pour «faire avaler» – même s’il faut utiliser pour cela les moyens ultimes de la «force publique» – la solution du «changement de conducteur» comme substitut au changement de régime politique et de mode de gouvernance.
Cette solution ne leur coûte rien et, avantage imparable, elle leur permet, sous le couvert de faire avancer l’issue de la crise tout en maintenant l’ordre public, de justifier le maintien du statu quo politique en leur faveur exclusive.
Il n’est pas question de minimiser la puissance de ce ressort sur les esprits, ressort dont la noblesse indiscutable ne saurait, toutefois, être l’écran de fumée qui cache la réalité politique sans rien y changer.
On peut glorifier l’Emir Abdelkader, chanter les louanges de dirigeants de la lutte de libération nationale, revivifier la mémoire des chouhada, tenir haut l’emblème national, bref, agiter tous les symboles qui reflètent la volonté du peuple de se battre pour survivre, sans que, pour cela, on s’engage de manière convaincante et sincère à tout faire pour que soient menées les réformes politiques et sociétales garantissant la consolidation de la nation algérienne.
En fait, l’expression excessive du patriotisme cache souvent une certaine passivité à agir pour changer les choses. On substitue l’expression d’un sentiment à l’action et on justifie cette passivité par des manifestations de sentimentalisme «gratuit» et qui n’engage à rien.
L’expression excessive du patriotisme, un moyen facile de justifier le statu quo
Le patriotisme est un sentiment facile à simuler et à mobiliser. Mais il ne démontre pas forcément une volonté de changement et un engagement à œuvrer pour ce changement. Donc, rien n’est plus ambigu, en période de crise politique profonde comme celle que traverse l’Algérie, que l’appel au patriotisme qui, souvent, sert à dissimuler les intentions réelles de ceux qui tiennent le «haut du pavé» politique.
De l’observation des médias publics, lourds ou légers, le lecteur, le spectateur ou l’auditeur retirent l’impression que l’objectif visé à travers cette exploitation outrancière du patriotisme est plus de convaincre le lecteur et le spectateur que tout va bien dans le système, que le Hirak serait une fièvre passagère qui n’impliquerait nullement un rejet du système politique actuel et que la solution à cette crise se trouverait exclusivement dans un sursaut patriotique au niveau superficiel du sentimentalisme de base.
Tous les problèmes du pays, une affaire de sentiments ?
Les problèmes politiques profonds dont souffre le pays se réduiraient donc à une «affaire de cœur» qu’une bonne propagande réglerait. Suivant cette thèse, les Algériennes et Algériens n’aimeraient pas assez l’Algérie, c’est pour cela qu’elle souffrirait et le régime politique qui leur a été imposé par le fusil depuis plus d’un demi-siècle n’aurait rien à voir avec le malaise profond que ressentent chaque Algérienne et chaque Algérien d’âge mature.
Il est justifié que soit rejetée cette version quelque peu primaire de la source des problèmes du pays, réduite à l’affaiblissement du sentiment d’amour pour la patrie.
Mais, et c’est à souligner une nouvelle fois, il ne faut surtout pas sous-estimer la puissance du message sur l’opinion publique. On a vu, ainsi, l’image «en boucle» d’une vieille dame expatriée exprimant, les larmes aux yeux, son amour «fou» pour l’Algérie. Sans aucun doute, cette image d’une personne fragile du fait de son âge et même de son anonymat, émettant un message à la fois simple et émouvant, ne peut qu’avoir un impact bouleversant sur ceux qui la voient. Mais, hélas, la simplicité de son message ne peut pas servir de substitut à la complexité de la dangereuse situation politique du pays, qui exige plus que l’expression d’un patriotisme sincère, pur et dur, et des larmes, si réelles soient-elles, pour être dépassée.
Les pleurs, le rappel de l’héroïsme d’antan, ne valent rien face à l’impératif d’une nouvelle vision de l’avenir du pays, qui tranche avec le mode de gouvernance ayant débouché sur la crise actuelle.
Le statu quo politique au nom du patriotisme
Cette agitation du sentiment patriotique ne présage rien d’autre qu’une volonté de maintien du statu quo politique.
Ceux qui animent le système actuel transmettent un message «liminal» mais qui, paradoxalement, n’a rien de caché, car il peut se traduire de toute évidence ainsi : «Les Algériennes et Algériens qui s’opposeraient à nos desseins sont des personnes qui ont perdu tout sens de l’amour de la patrie. Seuls sont de vrais patriotes ceux qui nous soutiennent, car notre ligne politique représente la garantie du salut de la patrie. Quiconque s’oppose à nos desseins est par définition antipatriotique.» Mais donner chaud au cœur des gens n’est pas régler les problèmes dont ils ont pris conscience et révèle même un refus total d’écouter leurs doléances.
L’appel au patriotisme n’a rien de patriotique !
Ainsi, le recours au patriotisme n’a rien de «patriotique» et démontre plutôt une volonté ferme de reconduire le statu quo politico-institutionnel et économico-social.
En fait, ce titillement d’un puissant sentiment d’appartenance à un groupe social géographiquement et ethniquement défini, partageant une histoire, une culture, un espace linguistique le différenciant d’autre groupes humains, entre dans la ligne d’attaque choisie par les «décideurs» pour dépasser la crise du «Hirak», ligne qui peut se définir ainsi : «Transformer le problème politique en simple problème de droit commun dont la solution serait la répression des actes de délinquance, commis par certains hauts responsables et leurs complices, problèmes qui n’auraient rien à voir avec la nature du système politique ou avec son mode de gouvernance».
La distinction, qui n’a rien de subtil ni d’exceptionnel, est faite entre le système politique lui-même, qui n’a rien de parfait, et les «brebis galeuses» ou les «pommes pourries» qui s’y seraient infiltrées et y auraient prospéré au grand corps défendant des animateurs de ce système et en contradiction totale avec ses principes moraux et sa philosophie de la bonne gouvernance. Maintenant que ces «délinquants» ont reçu la punition qu’ils méritaient, il n’y aurait plus aucune raison de changer quoi que ce soit à ce système.
Ce raisonnement, quelque peu enrobé d’un profond scepticisme à l’égard des intentions réelles des «décideurs» se trouve confirmé par le calendrier judiciaire suivi pour juger ces «délinquants» qui, comme de juste, a précédé de quelques jours les élections présidentielles. Ce calendrier n’a rien de spontané et prouve, s’il le fallait encore, que l’indépendance de la justice est un beau slogan, mais qui n’a rien à voir avec la réalité du «prétoire».
La justice est manipulée même à travers le calendrier de ses audiences. Il s’agit là de mettre dans l’esprit des gens que la page «bouteflikienne», que l’ère de son mode de gouvernance seraient définitivement tournées après le 12 décembre, maintenant que les «délinquants» qui auraient donné mauvaise presse «imméritée» au système politique, auraient reçu leur juste traitement, que, donc, ce qu’il y avait de mauvais dans ce système aurait été éliminé, que ce qui devait en être changé ou éliminé l’aurait été et que, finalement donc, cette page de l’histoire de l’Algérie serait close une fois pour toutes avec ces élections et ne dictant rien d’autre que le retour à la «normale».
En somme, «à part quelques boursouflures», le système politique algérien serait «sain». Ces «boursouflures» auraient été traitées par la justice. Et le futur président n’aurait pour autre tâche que d’administrer le pays et n’aurait aucun besoin de revoir la gouvernance, gâchée par ces «délinquants».
Une stratégie d’esquive destinée à éliminer la raison d’être du Hirak ?
Donc, «appel au patriotisme» et «répression de la délinquance politique» sont les deux faces d’une ligne politique fermement ancrée dans la volonté de ne rien changer au système de gouvernance du pays.
Le «patrimonialisme», c’est-à-dire la propriété privée du pays par un homme ou un groupe d’hommes, est confirmé. Et ces élections n’ont pour objectif que de désigner le «gérant» de ce patrimoine ou son «administrateur», tout le reste étant égal, par ailleurs.
Et c’est là que réside toute l’ambiguïté de l’objectif final de ces élections, dont le seul but est la perpétuation du «patrimonialisme» sans espoir de fondation d’une société politique algérienne en rupture totale avec le mode de gouvernance que certains, au nom du patriotisme et de la stabilité, en opposition au chaos, veulent maintenir.
Pour eux, le Hirak se réduirait à une révolte contre les déviances du système, non contre le système lui-même. Les doléances du «hirakisme» auraient été satisfaites par la poursuite et la condamnation d’une «bande» de délinquants «infiltrés dans le système, malgré lui et en contradiction avec sa philosophie». Le Hirak n’aurait, selon cette ligne d’attaque, plus aucune raison d’être après le 12 décembre, donc.
Se laver «plus blanc que blanc» de la complicité avec la «bande»
En même temps, ceux grâce à qui la dérive «bouteflikienne» a pu sévir pendant deux décennies et qui ont survécu à l’épuration actuelle, s’auto-innocentent de l’éventuelle accusation de complicité qui peut, à juste titre, leur être lancée.
Car, sans leur protection, sans leur silence, qu’il ait été justifié par les règles de leur institution ou qu’il ait été dicté par les règles de base de la survie politique, jamais Bouteflika n’aurait pu, pendant vingt années, imposer une politique de destruction de l’âme du peuple et d’asservissement de l’économie algérienne aux intérêts exclusifs des puissances extérieure. Il n’était pas un «un électron libre». Il y avait tout un appareil d’Etat, toutes institutions incluses, «politiques», «administratives», «législatives» et «judiciaires» qui étaient mobilisées pour servir ses desseins criminels et faire aboutir son projet de dislocation du pays et de son assujettissement aux puissances étrangères.
Ce n’est pas le jugement et la condamnation de quelques dizaines de «hauts responsables» qui pourraient laver de tout soupçon justifié le reste des survivants de ce système, dont la longévité et la stabilité n’auraient pu être acquises sans un puissant réseau de complices et comparses, dont la majorité a échappé à cette opération «mani pulite» qui, il faut le reconnaître, est gérée avec habilité, au nom du principe d’«indépendance de la justice» retrouvée, sans doute de manière partielle et provisoire, en attendant la mise en place de la couverture de légitimité et de légalité, nécessaire pour que le système retrouve son cours normal.
En bref, le système, qui a finalement plongé dans la kleptocratie la plus abjecte, s’étant auto-purifié, en se débarrassant de ses «escarres» ne veut que prolonger sa vie par ces élections et rien d’autre.
Qu’on ne prête pas attention aux déclarations solennelles des candidats ; ce sont de simples élans d’éloquence qui contredisent la stratégie suivie par les animateurs du système, stratégie de plus en plus visible avec le temps.
M. B.
Ouvrages de l’auteur sur la gouvernance en Algérie : Instaurer l’Etat de droit, établir la citoyenneté, Dar El-Oua’i, Alger, 2011 ; Déprivatiser le système politique, Dar El Oua’i, Alger, 2011.
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