«Elites» et peuple : compléter l’inachevé
Par Kaddour Naïmi – Suite à la contribution précédente (1), laissons à d’autres l’examen des forces et faiblesses de l’adversaire de l’intifadha (soulèvement) populaire, pour proposer une évaluation des faiblesses de ce dernier, notamment par le rôle joué par la majorité absolue des «personnalités», des dirigeants de partis politiques, des «experts», des universitaires, des intervenants par des vidéos et, d’une manière générale, des détenteurs d’un savoir intellectuel, sans oublier les inspirateurs et animateurs du Mouvement populaire eux-mêmes, quelle que soit leur orientation idéologique.
L’inachevé
Ecartons un malentendu : indiquer des faiblesses du Mouvement populaire ne vise pas à le décourager, mais, au contraire, à les éliminer pour le renforcer.
Voici l’Algérie dotée d’un président de la République, tandis que le Mouvement populaire ne dispose pas de représentants légitimes, et cela au dixième mois de son existence. Voici, à Oran, des manifestants pacifiques matraqués par d’«étranges» policiers, tandis que les participants du Mouvement populaire en restent stupéfaits et désemparés, ne se proposant pas autre chose qu’une marche protestataire de solidarité. Et voici la majorité des intervenants à propos du Mouvement populaire encore demander, suggérer, conseiller de persévérer uniquement dans les marches hebdomadaires et de les «renforcer» sans aucun besoin de se doter de manière autonome d’une structuration de base, territoriale, allant de comités (assemblées) de quartier jusqu’à un comité (assemblée) national.
Les motifs avancés de ce déni sont connus : infiltrations, manipulations, division, récupérations, arrestations, d’une part (2) ; d’autre part, est formulé l’espoir que des éléments réellement honnêtes et patriotiques de l’armée interviennent pour satisfaire les revendications du Mouvement populaire. Autrement dit, le salut ne peut venir que d’ «en haut», d’une «élite» et, encore une fois, principalement de l’armée, tout en proclamant «Etat civil et non militaire». Quant au peuple, il n’a qu’à continuer ses manifestations hebdomadaires jusqu’à l’intervention de représentants de l’«élite» qui seule est capable d’opérer le changement social voulu par le Mouvement populaire.
Voici ce qu’enseigne l’histoire de tous les mouvements populaires dans le monde, jusqu’à aujourd’hui. Un mouvement populaire non doté de sa propre organisation autonome n’a jamais obtenu la concrétisation de ses revendications fondamentales. Dans le meilleur des cas, il accouche d’une «élite» permettant l’instauration d’un nouveau régime étatique. Cependant, ce dernier ne répond pas aux revendications fondamentales du mouvement populaire, mais d’abord aux intérêts de la caste élitaire dont les nouveaux détenteurs de l’Etat sont les fonctionnaires et représentants. Qu’on l’admette ou pas, c’est la règle logique du fonctionnement social, partout et toujours. Le Mouvement populaire algérien pourrait-il être l’exception ? A son dixième mois d’existence, certains déclarent que ce mouvement est plus fort qu’auparavant, mais ils ne disent pas quelles en sont les preuves concrètes vérifiables et convaincantes. Ajoutons la dernière carte jouée par les autorités étatiques : le dialogue que le nouveau Président propose au Mouvement populaire, lequel, encore une fois, n’a pas de représentants.
Un ami m’a résumé l’histoire algérienne récente par ce mot : «inachevé». La guerre pour l’indépendance produisit la Déclaration du 1er Novembre puis la Charte de la Soummam, mais leurs objectifs restèrent inachevés. Tout ce que les régimes issus de l’indépendance ont accompli, dans tous les domaines, se caractérise par l’inachevé – quand pas par la régression. Et voici un Mouvement populaire qui, à son dixième mois, en reste à des revendications inachevées. En dépit de cela, des voix affirment que le Mouvement populaire ne s’usera pas, tout en reconnaissant que le nouveau Président s’efforcera de trouver les moyens de gagner l’adhésion du peuple. En effet, son premier discours le prouve et on constate les premiers effets : un début de division du peuple entre partisans et hostiles au dialogue, ce qui affaiblit le mouvement contestataire.
Responsabilités
Le fait que le peuple algérien, à l’unique exception de la période de l’autogestion agricole et industrielle (soigneusement occultée par la majorité des «élites» nationales), ne s’est jamais doté d’une organisation autonome (3), peut-on en rendre responsable uniquement les oligarchies dominantes ? Ce serait stupide car une oligarchie, par nature, ne peut pas assumer un autre rôle que le sien : dominer le peuple en lui interdisant de se doter de sa propre organisation autonome.
Dès lors, qui est responsable de ce manque d’organisation autonome du peuple ? N’est-ce pas les diverses formes d’élite algérienne ? En effet, n’ont-elles pas toujours et systématiquement fait croire au peuple qu’il ne peut être sauvé que par une élite, selon l’idéologie pratiquée : islamiste (les prétendus représentants de la volonté d’Allah), marxiste (le «Parti de l’avant-garde»), «libérale» (les «élus» par la «démocratie» capitaliste) ? Dès lors, faut-il s’étonner que ces diverses élites continuent à dissuader le Mouvement populaire de se doter de sa propre organisation autonome, en invoquant des arguments qui ont, jusqu’à aujourd’hui, montré leur inconsistance pratique ?
Question subsidiaire : peut-on attendre des représentants d’une élite de parler et d’agir autrement que comme élite, à savoir : «Peuple, tu es incapable de te prendre en charge ! Tu ne peux être sauvé que par une élite !» ? N’est-ce pas là l’explication de la solitude du peuple en matière de programme et de structure propres ? En effet, d’un côté, l’oligarchie dominante et, de l’autre, les diverses formes d’«élite» conditionnent le peuple à ne croire qu’en ces deux entités comme solution à ses problèmes, le réduisant à une simple masse de manœuvre pour satisfaire l’intérêt d’une part de l’oligarchie, et, d’autre part, de la caste élitaire, intérêt présenté comme celui du peuple.
Social-fiction
Imaginons qu’avant ou dès le surgissement du Mouvement populaire, les membres de l’élite auraient mis l’accent sur la nécessité des participants au Mouvement de se doter d’une organisation autonome afin de dégager un programme commun (en sachant dépasser leurs divergences idéologiques) et d’élire des représentants légitimes sur mandat impératif (lequel écarte toute possibilité d’infiltration, de manipulation et de trahison), est-ce que ce Mouvement populaire en serait encore, au dixième mois, à ce qu’il est actuellement ? C’est-à-dire à lutter contre les désillusions, les découragements, les premiers signes de remise en question et d’éloignement de «leaders spontanés» du Mouvement et, enfin, d’apparition d’une partie des participants aux marches qui sont favorables au «dialogue» proposé ?
Alors, certains demandent au Mouvement populaire de continuer ses promenades hebdomadaires pour encore «augmenter la pression» jusqu’à ce que le régime «cède». D’autres proposent une désobéissance civile et des grèves paralysantes, sans estimer que ce genre d’actions exige une structuration solide. D’autres encore proposent comme représentants du Mouvement populaires des «personnalités» emprisonnées, sans se soucier que ce mode de nomination n’a rien de démocratique. Mais très peu (4) estiment que le temps est venu pour les participants au Mouvement populaire de se doter d’une structure territoriale constituée par des comités (assemblées) de quartier pour discuter et décider démocratiquement d’un programme commun et élire des représentants légitimes sur mandat impératif.
L’auteur de ces lignes a confiance dans les capacités du peuple à s’organiser de manière autonome et démocratique, à condition d’y porter la contribution – et non la direction – des personnes compétentes en la matière, lesquelles se trouvent au sein du peuple.
Quant aux membres des diverses élites qui n’y croient pas, la question à poser est la suivante, sans aucun but polémique mais uniquement pour comprendre : malgré vos connaissances, ignorez-vous les leçons de l’histoire sociale, non pas celle des vainqueurs mais des vaincus, et, parmi ces derniers, non pas l’histoire dominante mais celle occultée ? Cette ignorance a-t-elle comme cause votre conditionnement-aliénation, conscient ou inconscient, par des privilèges d’élite ? Ce comportement n’influe-t-il pas négativement sur votre appréciation concernant le Mouvement populaire ? Ce dernier ne doit-il pas en prendre clairement conscience et, donc, agir en conséquence, autrement dit, compter sur ses propres forces – en y incluant vos contributions dans ce sens – et s’autostructurer territorialement ? N’est-ce pas l’unique manière pour ne pas rester à l’inachevé ? (5)
K. N.
(1) http://kadour-naimi.over-blog.com/2019/12/les-conditions-pour-une-victoire-u-mouvement-populaire-algerien.html
(2) La réfutation de ces arguments se trouve dans diverses précédentes contributions. Voir http://kadour-naimi.over-blog.com/
(3) Les syndicats concernent uniquement les travailleurs.
(4) Voir des commentaires de quelques facebookeurs et «L’idée n’est pas rejetée à Constantine : vers une structuration du mouvement populaire», https://www.elwatan.com/edition/actualite/lidee-nest-pas-rejetee-a-constantine-vers-une-structuration-du-mouvement-populaire-15-12-2019
(5) La prochaine contribution examinera la problématique de la structuration effective du Mouvement populaire.
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