Une contribution de Mourad Benachenhou – Président ou gérant de patrimoine ?
Par Mourad Benachenhou – «Changer de selle repose», dit le dicton populaire. Rien de plus normal, donc, que se répande parmi les Algériennes et Algériens un sentiment d’euphorie à l’annonce des résultats de l’élection présidentielle, qui met à la tête du pays un homme «choisi par les urnes».
Ne pas confondre sentiments éphémères et analyse froide
Il est sans doute utile, à ce stade, de rappeler que «changer de selle» ne veut nullement et forcément dire «changer de cheval» – qui peut n’être qu’un «canasson» – ou de direction.
Plus important encore probablement, il ne faut pas se laisser aller, dans cette atmosphère de liesse plus ou moins partagée – qui a envahi l’esprit d’un grand nombre, même parmi les plus lucides – à conclure que la page de la crise politique profonde, qui s’est exacerbée au cours de ces deux dernières décennies au moins, est tournée et que des lendemains chantants s’annonceraient avant même que le nouveau Président mette sa marque spécifique sur le paysage dévasté que donne l’Algérie et montre, selon l’expression populaire, «le henné de sa main».
Il ne faut pas confondre «sentiments» et «réalité», l’un étant une réaction instinctive, spontanée et incontrôlée à une situation nouvelle, l’autre constitué d’un conglomérat de faits et de données complexes, difficiles à saisir et à comprendre, résultat de décisions délibérées et de conséquences voulues ou inattendues de ces décisions prises au plus haut niveau de la hiérarchie politique.
Les sentiments sont passagers, fluctuants et, donc, changeants et capricieux. La réalité est, dans une période déterminée, une «constante» qui, paradoxalement, est intuitivement perçue plus que concrètement saisie, mais qui ne peut être changée que si elle est bien appréhendée et comprise dans ses spécificités les plus cruciales, même si tous ses moindres détails échappent à l’analyse la plus profonde.
Le sentiment d’euphorie actuel disparaîtra rapidement devant le poids des réalités et en fonction des changements qu’y apporterait le nouveau Président.
Ni scepticisme, ni pessimisme, ni attentisme
Il ne s’agit ni de souffler le vent du scepticisme avant même que ce Président assume totalement ses charges et commence à mettre son empreinte particulière sur le paysage politique du pays, ni d’exprimer un certain pessimisme que pourrait justifier la situation catastrophique dont ce nouveau haut responsable de «l’avenir de la nation» hérite. Il ne s’agit pas, non plus, d’adopter une position d’attente pour tenter d’exploiter, dans son propre intérêt, une situation encore loin d’être claire.
Il faut, toutefois, souligner que toutes les Algériennes et tous les Algériens ont intérêt à ce que ce Président réussisse dans sa mission de sauvetage du «bateau Algérie» qu’elles ou qu’ils aient voté pour lui ou qu’elles ou qu’ils aient décidé de boycotter l’élection présidentielle. Tous bénéficieront des bonnes décisions qu’il pourrait prendre pour redresser la situation du pays ou pâtiront des mauvais calculs qu’il pourrait faire dans tel ou tel aspect de sa politique.
L’avenir du pays repose maintenant sur les épaules de cet homme et tout un chacun ne peut, par simple intérêt personnel, quel que soit ce qu’il attend, que parier pour la réussite de ce Président.
Deux handicaps majeurs réduisent la capacité du nouveau Président
Il n’en demeure pas moins indispensable de souligner que ce Président part avec des handicaps politiques multiples dont il est espéré qu’il saura rapidement s’en défaire pour le bien du pays. Il ne s’agit pas, ici, de tenter de tracer une typologie exhaustive de ces handicaps, dont certains tiennent à l’enracinement profond du système politique actuel dans chaque aspect de la vie quotidienne du peuple algérien, mais seulement de mettre en relief les deux d’entre eux particulièrement pesant sur les actions futures du Président algérien, en tant que personne et en tant que magistrat suprême «élu».
D’abord, son élection comme Président n’en fait pas un homme nouveau, dont tout le passé aurait été effacé par son accès à la magistrature suprême. Il ne renaît pas par la simple magie de sa promotion à ce poste politique qui domine la hiérarchie du pouvoir institutionnel dans le pays. C’est un homme qui a, tout de même, derrière lui, une carrière administrative particulièrement longue, qui s’est étalée sans interruptions majeures sur une période de cinquante années d’histoire du pays. Cette carrière a sans aucun doute facilité son élection, du fait même de la reconnaissance de son nom comme titulaire de différentes hautes fonctions, dont celle de Premier ministre, au sein du système politique moribond qui cherche à se faire une seconde virginité sans rien changer dans son fonds.
Ce nouveau président a servi pendant un demi-siècle ce système dans tous ses avatars, depuis la période du parti unique et du «socialisme spécifiquement algérien», en passant par la phase de l’ouverture politique, la montée en puissance de l’ex-FIS et sa mainmise sur les collectivités locales, sans oublier la «décennie noire», puis la politique de «réconciliation nationale» qui a permis aux chefs terroristes de rentrer chez eux tout en gardant la jouissance des fruits de leurs rapines faites au nom de l’islam, sans mentionner l’ouverture sauvage de l’économie, sa mise sous tutelle des intérêts étrangers, même dans le domaine à faible technologie de l’habitat, et sans oublier, finalement, la déviation «kleptocratique» qu’a connue le pays au cours de ces deux dernières décennies.
La survie administrative et la promotion politique de cette personnalité sont particulièrement remarquables et donnent l’image d’un «survivaliste» qui a évité tous les écueils multiples et variés, qui ont mis fin aux carrières prometteuses de tant d’hommes aux talents reconnus. Par définition, on ne peut pas survivre dans ce système et pendant aussi longtemps si l’on fait montre de la moindre conviction qui impliquerait que l’on soit en porte-à-faux vis-à-vis des orientations politiques du moment. L’engagement à servir le système quels que soient les changements de voies qu’il ait adoptés pour survivre implique l’absence d’attachement à quelque conviction politique profonde que ce soit et pour laquelle on serait prêt à abandonner le bateau du pouvoir.
Ce nouveau Président, à la souple échine, disposé à faire ce qu’il faut faire et dire ce qui est acceptable en fonction des circonstances, pour se maintenir, ne semble donc pas être un homme qui porte un projet politique spécifique pour lequel il serait prêt à se battre et qui exprimerait une vision précise du futur du pays sur laquelle il serait disposé à miser toute sa carrière. Ce n’est pas l’homme dont on pourrait s’attendre à ce qu’«il mette tous ses œufs dans un même panier». Il appartient à la catégorie des «opportunistes fluides» qui réussissent à faire une carrière brillante, en «avalant sa conscience» et en surfant sur les vagues du changement, sans autre objectif que de se maintenir à flot. Mais, hélas, la souplesse de l’échine dans la conjoncture actuelle permet de se maintenir au pouvoir, mais non de changer les choses. Or, l’Algérie a besoin d’un homme convaincu et porteur d’un message nouveau, en rupture totale avec l’ancien mode de gouvernance, fait de ruses, d’improvisations, de compromissions, de corruption ; bref, d’une absence totale de principes moraux ou d’idéaux autres que la volonté de garder le pouvoir suprême à tout prix.
Ce Président va-t-il étonner son monde en faisant découvrir un aspect de sa personnalité longtemps caché par souci de survie dans un système politique peu porté à accepter le moindre signe de désaccord de la part de ceux qu’il mobilise à son service ? Pour juger de sa capacité à faire bouger les choses dans la bonne direction, on n’a que sa carrière administrative et politique et elle ne donne pas l’image d’un homme audacieux, mais plutôt d’un manœuvrier prêt à suivre la direction du vent, mais pas disposé à ramer, même pour le bien-être du peuple algérien, à contre-courant du système actuel. Il est, qu’il le veuille ou non, un des artisans de la chute de ce pays dans l’enfer qu’il connaît maintenant. Pendant longtemps, ministre des «appels d’offres», il ne peut pas prétendre être l’homme neuf qui n’a rien à voir avec les dérives mafieuses du système, même s’il a réussi à s’en sortir sans égratignures visibles. Il ne reste donc plus qu’à espérer le mieux. Même dans les situations les plus désespérées, comme celle que connaît l’Algérie, l’espoir fait vivre, mais rien de plus.
Le second handicap est dans la faible proportion des électeurs qui ont voté pour ce Président, ce qui lui donne une légitimité populaire quelque peu chancelante. On peut exprimer son scepticisme quant à la définition unilatérale de la «transparence» des élections présidentielles, totalement organisées en cercle fermé, tout en acceptant leurs résultats comme reflétant l’état actuel réel de l’opinion publique algérienne, donc valides et frappées du sceau de l’authenticité. Car rien ne prouve qu’encore une fois, le peuple algérien a été «roulé dans la farine» et que ces élections ne seraient rien d’autre qu’une manipulation complexe dont le résultat aurait été établi d’avance.
L’opacité du système de gouvernance actuel n’est pas un vain qualificatif, mais l’aspect fondamental de ce système. Cela dit, un simple calcul statistique révèle que seulement un peu plus de 23% des 24,4 millions d’électeurs ont voté pour ce Président ; ils sont, de plus, majoritairement concentrés dans certaines régions spécifiques du pays. Qu’on l’admette ou pas, la légitimité politique qui sort des urnes, constituant un sondage d’opinion objectivement établi, est une affaire de chiffres. Plus est élevé par rapport à l’ensemble du corps électoral le nombre des électeurs qui ont donné leur voix à un candidat, plus forte est la légitimité populaire dont ce candidat jouit et plus grande est, par conséquent, sa capacité à changer les choses, car il peut compter sur l’appui d’une plus grande partie de la population politique active.
Quand 77% des personnes matures, censées avoir le droit de décider du choix du chef suprême du pays préfèrent soit s’abstenir, soit donner leur voix à quelqu’un d’autre que le vainqueur, il y a problème. Sans conteste, il y a questionnement quant à la liberté de manœuvre de l’homme qui a remporté le nombre de voix assurant son élection. Il ne s’agit pas là d’un petit détail statistique sans importance. Essayer de le minimiser ne lui enlève pas sa signification politique. La mal-élection est une des caractéristiques du système politique algérien qui domine le pays depuis plus d’un demi-siècle. Ce n’est donc pas la première fois qu’un poste politique sera occupé par un homme qui ne bénéficie pas d’une majorité réelle des suffrages, même si cette lacune peut être camouflée par la manipulation des chiffres. Quelle importance les élections ont-elles dans un système où un seul homme prend toutes les grandes décisions politiques ? Peu importe que les Assemblées élues soient représentatives ou non.
Mais cette élection a cette particularité de s’être déroulée dans une atmosphère de rébellion populaire pacifique contre l’ordre des choses. Et il aurait fallu, pour dépasser cette phase dangereuse, que le Président élu dispose d’un mandat sans appel de la classe électorale, pour pouvoir mener à bien les réformes indispensables. Or, ce n’est pas le cas. Ce Président aura-t-il le génie politique nécessaire pour conquérir la légitimité populaire impérative pour la rupture du pays avec le mode de gouvernance passé ? La réponse à cette question doit attendre la suite des événements. Et il n’est nullement sûr qu’effectivement ce Président mal élu pourrait compenser, par des mesures particulièrement audacieuses, ce défaut de légitimité.
Ces deux handicaps ne s’annulent pas mutuellement mais s’ajoutent l’un à l’autre. Ils pourraient laisser présager, malgré la main tendue au Hirak, l’appel au «dialogue», la promesse de «changements constitutionnels profonds» et la volonté affichée de «rajeunir la classe politique», une situation perdurant de blocage plus qu’une nouvelle phase dans l’évolution politique du pays ou un bond en avant vers un système transparent et fondé sur une hiérarchie institutionnelle crédible assurant le respect du double principe de séparation et d’équilibre des pouvoirs, cher aux démocrates.
Une dernière remarque : la transparence définie et administrée unilatéralement et loin de tous les regards curieux ressemble fort à l’opacité, surtout quand il en sort exactement celui qui était le mieux à même de faire croire que le «blanc de blanc» peut se maintenir sur un tas de fumier.
En conclusion
A travers ce développement, il ne s’agit nullement ici de porter un jugement définitif sur la suite des événements, mais seulement de souligner que ce nouveau Président aura la difficile tâche de prouver qu’il n’est pas un simple héritier et/ou administrateur en chef d’un système politique patrimonialiste qu’il a choisi de servir avec loyauté pendant un demi-siècle et dont il a reçu la récompense suprême, et qu’il est capable de se construire une légitimité démentant non seulement la conclusion logique que pourrait dicter ce long service au profit d’un système qu’il est supposé réformer, mais également effaçant la faiblesse du pourcentage des voix qui l’ont porté à la magistrature suprême.
Il est président de la République. Reste à lui de prouver qu’il est un chef d’Etat et non simplement un «commis» profondément enraciné dans le réseau de pouvoir d’un système politique largement rejeté par la population et qui a causé l’effondrement que connaît ce pays.
La devise du moment doit rester, quelles que soient les opinions des uns et des autres, sur le chemin à suivre pour sortir le pays de cette phase périlleuse, aboutissement d’un mode de gouvernance destructeur : «ni chaos ni statu quo».
On espère sincèrement que ce nouveau Président pourra dépasser ces deux handicaps et trouvera la voie et le langage nécessaires pour convaincre le peuple qu’il n’est pas prisonnier de sa carrière de fidèle serviteur de l’ancien système et qu’il est capable de dépasser ce lourd passé et de proposer et mettre en œuvre un projet de société en rupture totale avec celui pour la survie duquel il a œuvré pendant un demi-siècle.
Sera-t-il un vrai leader ou un simple administrateur de patrimoine ? La réponse à ces questions dépendra de lui personnellement et de personne d’autre.
Sa capacité à proposer un programme de redressement du pays sera-telle à la hauteur de son ambition politique qui l’a conduit à accepter, pendant un demi-siècle et sans rechigner, toutes les avanies et les avatars du système, jusqu’à lui permette d’atteindre le sommet du pouvoir ?
C’est avant tout de lui que dépend le jugement qui sera porté sur lui par les générations actuelles.
Que l’on n’invoque surtout pas l’histoire pour défendre, justifier ou promouvoir la ligne d’action de ce Président. Les gens vivent dans le présent et veulent un changement dans ce présent, sans attendre le jugement de l’histoire, trop souvent invoqué pour innocenter nos dirigeants.
Nul n’a de responsabilité devant l’histoire. Il n’a de responsabilité qu’à l’égard de ceux qui profitent ou pâtissent, de leur vivant, de ses décisions.
Quant à l’histoire de cette période de grande tourmente, «nous serons tous morts», comme l’a fait remarquer John Menard Keynes, lorsqu’elle commencera à être écrite.
M. B.
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