Ebranlée par le Hirak populaire : l’Algérie à la croisée des chemins (I)
Mesloub Khider – Rien n’a freiné le Hirak. Ni l’été caniculaire, ni le mois de Ramadhan, ni les pluies diluviennes abattues sur Alger, provoquant des inondations, ni les gestes d’«ouverture» du pouvoir, ni la répression, ni les manœuvres pour diviser les manifestants (arrestations des porteurs de l’emblème amazigh, fermeture d’églises en Kabylie), ni l’incarcération de nombreux activistes et de certains journalistes, n’ont dissuadé le Mouvement du 22 février de poursuivre son combat contre le «système FLN». Force est de constater que, du fait de la pression du Hirak, début juillet, le pouvoir des apparatchiks a été contraint d’annuler l’élection présidentielle prévue le 4 juillet. De facto, dès le 9 juillet 2019 le régime FLN est devenu constitutionnellement illégitime.
Dernier ultime assaut : le passage en force décidé par l’armée, autrement dit le coup d’Etat électoral perpétré par l’état-major par la convocation autocratique de l’élection présidentielle du 12 décembre 2019. En dépit du fiasco prévisible de cette échéance électorale, rejetée massivement par la population encadrée par la petite bourgeoisie résolue à boycotter le scrutin, le défunt général Ahmed Gaïd-Salah avait exigé l’intronisation du candidat de son clan bourgeois à la présidence. Après une campagne militaire électorale menée sur un champ de combat politiquement désertique, un sénile apparatchik du système FLN a été «coopté» à la magistrature suprême de l’état-major de l’armée pour diriger la «caserne Algérie».
On a connu l’armée algérienne toujours prompte à se dresser contre la démocratie ; depuis le début du Hirak, elle se fait le chantre de la démocratie des riches et des élections spécieuses, respectées religieusement par les multiples partis de l’opposition parlementaire bourgeoise, mobilisés pour organiser des «élections libres», comme s’il pouvait exister des élections libres au sein de la dictature capitaliste mondiale. Pour imposer sa démocratie caporalisée, parachuter son candidat vert-kaki vers les cimes de l’Etat casqué, l’état-major de l’armée s’est équipé de tout un arsenal répressif afin de livrer une guerre d’usure à l’opposition parlementaire, soutenue par la rue. Reste à évaluer les raisons véritables de ce soutien populaire à l’opposition parlementaire bourgeoise.
Dès son intronisation officieuse aux commandes de l’Etat, le défunt général Gaïd-Salah, tout à la fois bras armé et agent politique du grand capital algérien, avait instrumentalisé la justice, régenté les services de sécurité, muselé la presse de l’opposition, procédé à des arrestations arbitraires de manifestants (enlèvements, procès expéditifs, etc., méthodes d’une sinistre époque, que la naïve petite bourgeoisie croyait révolue).
A l’évidence, surfant sur le rejet massif du 5e mandat exprimé par la population, pour assurer le coup d’Etat «pacifique», cette révolution de palais «du sourire», le général Gaïd-Salah, sur les conseils de ses proches collaborateurs, avait fomenté les premières manifestations contre le président Bouteflika dans le dessein de légitimer le limogeage du Président sur le fondement de l’application de l’article 102 de la Constitution, en vue d’installer une nouvelle clique oligarchique, avalisée par une élection préfabriquée et bâclée aux scores brejnéviens. Mais les plans machiavéliques de l’état-major de l’armée avaient été rapidement contrariés par l’ampleur des manifestations populaires et la détermination du peuple algérien à occuper la rue jusqu’au départ définitif de l’ensemble de l’oligarchie du régime. Ce qui, à ce stade du soulèvement populaire, ne constitue pas une Révolution sociale ni un renversement du mode de production capitaliste, mais aurait pu en constituer l’amorce. Tout s’est passé comme si la digue protestataire, longtemps contenue en raison de la terreur inspirée par le régime tyrannique, a soudainement cédé devant le raz-de-marée populaire incontrôlable.
Force est de constater que, dès le début du déclenchement des manifestations ourdies par le clan de Gaïd-Salah, le mouvement de contestation populaire a échappé au contrôle de ses instigateurs casqués, ses géniteurs séniles. Aussitôt enclenché, le Mouvement du 22 février s’est autonomisé, puis est devenu impossible à contrôler, à neutraliser en dépit des menaces récurrentes proférées par le général Gaïd-Salah, des multiples arrestations arbitraires et de l’incarcération de nombreux activistes et manifestants.
Aujourd’hui, après plusieurs mois d’enlisement, pris à son propre piège, l’état-major de l’armée se débat encore dans une situation inextricable. Alors qu’il pensait mobiliser quelques manifestations soigneusement maîtrisées, juste le temps de provoquer et de justifier le congédiement de Bouteflika, pour assoir son pouvoir par l’élection furtive d’un candidat civil de son sérail, l’état-major a été dérouté par la tournure inattendue des événements, marqués par le déferlement populaire. En effet, au lieu d’une ou deux dérisoires manifestations attendues, l’armée a assisté, impuissante, à un déluge de protestataires descendus par millions dans la rue dès la première manifestation, suivie de manière ininterrompue de plusieurs autres manifestations incontrôlées avec des revendications imprévisibles, notamment l’exigence du départ du régime FLN et de tous ses symboles. De fait, devant l’ampleur des manifestations chaque fois plus imposantes, le régime, incarné par l’état-major de l’armée, ne pouvait recourir aux moyens répressifs ordinairement employés depuis l’indépendance contre les mouvements de contestation. Cette fois, il ne s’agissait pas de quelques centaines ou de quelques milliers de manifestants à neutraliser, à réprimer, à incarcérer, mais de millions d’Algériens battant le pavé pour réclamer la démission de toute l’oligarchie du régime et le démantèlement du système. Mais pour les remplacer par qui ? A plus forte raison, en ce qui concerne le prolétariat algérien, pour remplacer ce «système» social – ces rapports de production bourgeois – par quels autres rapports de production, par quel nouveau mode de production ?
En tout état de cause, jusqu’à présent, aucune de ces questions n’a été posée par les manifestants (serait-ce là le secret de l’absence de réaction de l’armée, du fait de l’inexistence de toute menace de révolte sociale ?). Tout se passe comme si le soulèvement populaire a éludé d’emblée de soulever ces questions sociales éminemment politiques, ces interrogations de transformation sociale, renvoyées aux calendes grecques (ce qui accrédite la thèse du complot ou de l’immaturité du prolétariat algérien à s’imposer comme sujet historique).
Prisonnier du chauvinisme «martyrologique», le Hirak a sombré rapidement dans une surenchère de concurrence mémorielle avec le régime, engagé dans la même débauche propagandiste nationaliste, par l’exhumation outrancière des figures de la révolution algérienne, exhibées comme des étendards en guise de programme politique, de caution militante, de proclamation de foi patriotique. Laissons nos martyrs reposer en paix ! Si nous avons un devoir à l’égard de nos martyrs de 54, c’est celui de se réapproprier leur esprit révolutionnaire pour poursuivre le combat d’émancipation totale de l’Algérie, sociale, économique et politique. Le prolétariat algérien doit s’employer exclusivement à faire rendre gorge à ces oligarques qui l’ont enterré vivant depuis 1962 par l’imposition d’une existence sociale funèbre, et non à déterrer des spectres martyrologiques en guise d’emblème politique, de programme économique alternatif.
A l’évidence, la crise politique provoquée par l’éruption du Hirak a permis de démystifier les ressorts du pouvoir : cette ultime crise politique a démontré, s’il en est besoin, que la réalité du pouvoir bourgeois algérien est centralisée et contrôlée par l’état-major de l’armée. Un constat que l’on peut établir pour de nombreuses anciennes colonies occidentales, transformées en néo-colonies «souveraines et indépendantes». Le Hirak populaire a fait sortir le loup de sa tanière : l’état-major de l’armée des riches ne peut plus dissimuler son autorité despotique, hégémonique, derrière une classe politique vénale et servile, aujourd’hui discréditée et disqualifiée du fait de son indécente corruption. Force est de constater que, avec la liquidation du clan de Bouteflika, les dernières illusions sur les institutions politiques algériennes se sont envolées. La confiance populiste s’est brisée. La défiance populiste s’est installée. Le pouvoir est fragilisé. Sa force coercitive et répressive s’exerce au grand jour dans un face-à-face menaçant, sans médiation politique. Les institutions étatiques sont déstabilisées. Même l’opposition légitime bourgeoise craint les débordements de la rue. L’armée, le gouvernement et l’opposition parlementaire bourgeoise sont devenus vulnérables, laissant place aux aventuriers politiciens assermentés. Incontestablement, l’armée demeure le dernier rempart institutionnel face à la révolte populaire, de moins en moins soumise à l’emprise et au contrôle de la petite bourgeoisie algérienne.
Certes, un nouveau gouvernement civil vient d’être impatronisé au sommet de l’Etat, mais les décisions primordiales continuent toujours à être prises par les plus hauts gradés militaires, notamment en matière judiciaire. Une justice-kaki abondamment sollicitée pour embastiller les militants, mais également les anciens collègues de l’oligarchie, les anciens frères d’armes des clans opposés et des partis politiques compromis avec l’inamovible régime FLN. Le feu général Gaïd-Salah a même fait incarcérer les anciens hommes forts du régime bouteflikien (Saïd Bouteflika, frère de l’ancien Président, l’ancien chef de la sécurité militaire, le général Tewfik, et d’autres personnalités politiques telle Louisa Hanoune, dirigeante du PT, tous accusés de «complot» contre l’Etat).
Au début du Mouvement du 22 février, par une campagne de communication rondement menée par l’institution militaire, le général Gaïd-Salah avait présenté ces arrestations comme une opération de lutte contre la mafia. Ce qui était parfaitement vrai, oubliant cependant de désigner les chefs suprêmes de cette mafia systémique, toujours impunément installés au pouvoir. Par cette opération mains propres amplement médiatisée, le général avait tenté de se forger, au début du Hirak, l’image d’un «démocrate» en phase avec les revendications de l’opposition et de la population. Mais, en vérité, Gaïd-Salah visait, après avoir réussi grâce à la rue à évincer Bouteflika, le «containment» (l’endiguement) rapide de la crise politique au moyen de l’organisation express d’une élection présidentielle taillée sur mesure par l’état-major de l’armée, cette institution occulte spécialisée depuis 1962 dans la fabrication d’hommes politiques, confectionnés selon les standards du capitalisme d’Etat algérien, et vendus aux électeurs tyrannisés sous l’étendard militaire. La manœuvre électorale expéditive ayant échoué, déjouée par la mobilisation massive de la population déterminée à boycotter l’élection présidentielle imposée dans la précipitation par l’armée, le général Gaïd-Salah s’était rabattu sur la solution d’un dialogue réunissant la «société civile», les personnalités nationales et la classe politique d’opposition en vue de la convocation rapide d’élections «démocratiques», parrainées par l’état-major de l’armée, garant du maintien de ordre établi et de la sécurité de la bourgeoisie nationale algérienne.
Certes, le recours à la voie électorale est le plus efficace moyen de dévoiement d’un mouvement de soulèvement populaire, mais encore faudrait-il que certaines conditions soient remplies : l’existence de formations politiques bourgeoises puissantes et influentes, sans oublier l’assurance d’une «neutralité électorale» de l’Etat. Or, ces conditions n’étant pas réunies en Algérie, de là découle l’enlisement de la crise politique. Aussi, pour tenter une sortie de crise réformiste, de nombreuses organisations politiques et civiques ont-elles vainement préconisé la convocation d’une Assemblée constituante, dans le dessein de recrédibiliser la mascarade électorale auprès de la population algérienne, depuis longtemps réfractaire aux cirques électoraux bourgeois, amplement illustrée par un abstentionnisme important lors des différents derniers scrutins, notamment celui du 12 décembre 2019.
M. K.
(Suivra)
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