Pour un débat sans «amalgames» ni «raccourcis dangereux»
Par Youcef Benzatat – «Quand dire, c’est faire.» (John Austin). Cette expression est le titre d’une thèse de philosophie pragmatique, que l’auteur illustre principalement par l’exemple du maire qui déclare par le truchement d’une figure performative du langage, un couple marié du seul fait de l’énonciation de leur nouveau statut de mariés : «Je vous déclare mariés» et le couple change instantanément de statut social en passant de célibataires à couple marié. Une figure de langage que la philosophie pragmatique s’est attelée à déconstruire pour rétablir la communication dans le débat sur des bases démocratiques, entendues au sens pragmatique de la communication politique. C’est à ce procédé de communication performative que l’auteur de la réponse à mon commentaire au commentaire d’un lecteur de mon article «Serment pour la fin de la servitude» recourt pour traiter ce sujet fondamental pour l’issue de la crise politique qui menace dangereusement la paix civile et la souveraineté nationale de notre pays, l’Algérie.
Faire débat au sens pragmatique de la communication en général et politique en particulier, c’est d’abord exposer clairement l’argument de son interlocuteur avant de verser dans ce débat un argument contradictoire ou complémentaire, désincarné de toute expression performative et fondé sur la bonne foi. Alors que, dans son exorde, il considère que ma compréhension des «Kabyles» et des «islamistes» se fonde sur «l’usage approximatif […] et propices à des interprétations dangereuses».
Me concernant, l’usage du sobriquet «Kabyles» (je reviendrai sur l’usage de ma part du mot sobriquet plus loin), ne fait que respecter l’auto-appellation de cette partie de la population algérienne tout en mettant l’accent sur son aberration sémantique. Ma compréhension du mot «Kabyles» relève de deux approximations sémantiques d’origines doublement coloniales : l’une arabe et l’autre française.
En effet, au tout début de l’arrivée des Arabes en Afrique du Nord au VIIIe siècle, ces derniers donnèrent aux habitants des montagnes du Djurdjura le nom de «qabayel», littéralement «tribus» en langue arabe. Les montagnes du Djurdjura furent nommées en la circonstance «bled el-qabayel». Ils furent nommés ainsi pour les distinguer des autres habitants de la région, d’une part, pour la difficulté rencontrée à y accéder, du fait du relief très accidenté, d’autre part, pour la résistance farouche que ses habitants avaient opposés aux conquérants arabes, qui ont fini par abandonner leurs prétentions sur cette région. Certains historiens avancent même que les habitants de cette région durent imposer un impôt aux Arabes pour les laisser y accéder. Ensuite, pendant la colonisation française, ces mots (sobriquets) ont été appropriés par transposition à la langue française de la sorte : pour (qbayel), ce mot devient «kabyles» et (bled el-qbayel) «Kabylie». Cette définition fait ressortir le fait qu’il n’y a aucune spécificité d’ordre ethnique ou culturel entre les habitants de cette région et le reste des tribus avoisinantes auxquelles elle appartenait comme un ensemble supra culturel et humain.
Pour ces raisons, la place des Kabyles dans le Hirak est celle qu’occupent tout Algérien et toute Algérienne qui aspirent à la citoyenneté dans une nation en cours de structuration. L’aboutissement de cette révolte apportera certainement une meilleure valorisation de la dimension amazighe ainsi que celles des différents apports ethniques et culturels qui composent l’identité nationale, métissée et transculturelle. Quant aux concepts de démocratie et des libertés (fondamentales), ceux-ci sont universels et ne sont le fait d’aucune région particulière. Cependant, il faut admettre que la Kabylie fait, en effet, l’objet d’un traitement politique, intellectuel et médiatique démesuré de la part de certains militants pour des raisons partagées. Celle de considérer que cette région est différente des autres et, donc, elle nécessite un traitement approprié. Par conséquent, ceux-ci militent pour l’accentuation de cette différence fantasmée dans le but de sa séparation de la nation algérienne et, dans une moindre mesure, par sa ghettoïsation régionale à l’intérieur de la nation algérienne. Les «Kabyles» sont une partie intégrante du peuple algérien et vouloir les différencier de la sorte, c’est là où se situent le véritable amalgame et les interprétations dangereuses.
Concernant la laïcité, celle-ci est revendiquée dans toutes les régions d’Algérie et non pas exclusivement en Kabylie. Quant à l’avènement d’un Etat laïc, ceci est une autre affaire. Le peuple algérien, dans sa majorité, y compris en «Kabylie», est encore fortement aliéné dans l’imaginaire mythologique religieux et le suffrage universel ne pourrait favoriser l’avènement d’un tel Etat laïc. Dernier constat, serait insensé de considérer la «Kabylie» comme le fer de lance de la lutte pour la démocratie car, en vérité, si dans les autres régions, les grèves et les diverses révoltes au cours de l’histoire contemporaine de l’Algérie étaient exclusivement liées à des problèmes sociaux-politiques ou sociaux-économiques, en «Kabylie», ces mêmes grèves ou révoltes étaient souvent le fait de militants identitaires et, dans une moindre mesure, identiques aux motivations de celles des autres régions. Par ailleurs, le courant islamiste est implanté en «Kabylie» au même titre que dans les autres régions du territoire national et ne saurait être considéré comme le propre de ces régions par opposition à la «Kabylie».
Pour conclure, il ne faut pas passer sous silence le principal propos soulevé par ma problématique, qui est celle de mettre en garde contre les dérives que pourraient provoquer les «berbéristes» pour faire échouer le processus de transition en cours en reproduisant les mêmes erreurs formelles commises par les islamistes en 1992, qui ont fait échouer le processus de transition à ce moment. Comme le sens de ma contribution au débat ne doit pas être perverti comme une tentative de stigmatisation de la «Kabylie» et des «Kabyles» en en faisant des «amalgames» et des «raccourcis dangereux».
Y. B.
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