Pourquoi le Mouvement populaire n’a pas d’auto-organisation ?
Par Kaddour Naïmi – Voici les caractéristiques principales : 1) une organisation des marches hebdomadaires bien réglée mais dont les animateurs-dirigeants ne se déclarent pas publiquement ; 2) un pacifisme rigoureux, malgré les interventions parfois musclées des services étatiques de police et d’arrestations arbitraires ; 3) une durée très longue, onze mois actuellement ; 4) contrastant avec l’organisation efficace des marches hebdomadaires, une absence totale d’auto-organisation autonome du Mouvement sur base territoriale ; 5) un manque de plateforme commune, celles proposées n’ayant pas reçu l’approbation majoritaire et organisée des participants au Mouvement ; 6) absence totale de représentants, élus démocratiquement sur la base de mandat impératif, pour défendre les revendications du Mouvement face aux autorités étatiques.
A propos de plateforme commune, notons un fait nouveau et singulier. Lors de la dernière marche du mardi 14 janvier 2012, des étudiants ont brandi une pancarte portant un texte en 14 points. L’initiative est à saluer, mais comment la considérer en absence d’une structure territoriale du Mouvement pour discuter le contenu de cette plateforme, puis établir un texte définitif, à proposer au vote ? Et comment réaliser ce vote sans, encore une fois, une forme d’auto-organisation du Mouvement sur base territoriale ?
Toutes ces observations obligent à se poser la question : Pourquoi le Mouvement populaire ne s’est pas doté d’auto-organisation ? Qui sont les responsables de cette carence ?
«Elite»
De cette carence, les représentants étatiques ne sont pas les auteurs, tout le contraire, ils ont proposé au Mouvement de se doter de représentants, donc de s’auto-organiser.
Les seuls responsables de la non auto-organisation du Mouvement sont, d’une part, des «personnalités» de partis politiques et des représentants auto-proclamés (ou désignés par certains) de ce qu’on appelle la «société civile». Tous, au nom de leur «savoir» universitaire et/ou politique, déclarent que le Mouvement populaire doit se contenter de poursuivre uniquement ses marches hebdomadaires, dont la pression finira par concrétiser les revendications du Mouvement et que, par conséquent, ce Mouvement n’a aucun besoin de s’auto-organiser, sous peine d’exploser à cause de ses divergences idéologiques (1), d’être infiltré par les «services», de voir ses dirigeants récupérés ou emprisonnés (2).
Tous ces arguments ne résistent aucunement à une analyse concrète, à condition qu’elle tienne compte des intérêts du peuple, et non des membres de la caste «élitaire».
Une autre composante de cette «élite» est constituée par des organisations politiques qui opèrent de manière plus ou moins occulte au sein du Mouvement populaire, notamment Rachad et le MAK. De la part des dirigeants de ces organisations, il est logique de dénier au Mouvement populaire son auto-organisation territoriale, car celle-ci éliminerait le contrôle manipulatoire de ce Mouvement par ces organisations politiques. Leur seul but est d’utiliser le Mouvement populaire comme masse de manœuvre pour réaliser leurs intérêts spécifiques(3).
Ainsi, à chaque approche d’un vendredi, ces membres des diverses composantes de l’«élite» annoncent avec enthousiasme déclamatoire, sans aucune preuve pour légitimer leur prophétie, que le vendredi prochain sonnera la chute du régime tout entier, selon le slogan «Yatnahou gaâ !» (qu’ils dégagent tous !). Nous en sommes là, et ces membres de l’«élite» continuent leur litanie prophétique, sans aucune remise en question. Tout au plus, ils osent cette lapalissade : le Mouvement populaire est organisé puisqu’il continue à marcher hebdomadairement. Mais d’auto-organisation de base territoriale, ces membres de l’«élite» décrètent que le Mouvement n’a pas «vocation» à s’en doter.
Citoyens
N’oublions pas d’autres responsables de la carence d’auto-organisation du Mouvement populaire : ce sont les participants aux marches hebdomadaires : les citoyens ordinaires, plus ou conscients socialement. Très rares parmi eux évoquent la nécessité de l’auto-organisation, en vain.
Appels à l’auto-organisation
Parmi les partis ou personnalités politiques, comme parmi les intellectuels, très rares appellent à la nécessité de l’auto-organisation du Mouvement populaire. Mais leur suggestion demeure, onze mois après, sans résultat significatif, et cela malgré le fait que les revendications du Mouvement populaires demeurent, pour l’essentiel, seulement des slogans.
Explications
En ce qui concerne ceux qui estiment indispensable l’auto-organisation du Mouvement populaire, leurs appels demeurent extrêmement circonscrits, car les moyens de communication dont ils disposent sont très limités, donc disposant de peu d’impact sur les citoyens.
Pour ce qui est des citoyens en tant que tels, ils manquent de tradition sociale historique dans le domaine de l’auto-organisation de l’action sociale émancipatrice. Les seules expériences significatives furent l’autogestion industrielle et agricole, suite à l’indépendance, puis le mouvement citoyen contestataire de 2001. Mais ces deux expériences furent soigneusement occultées par les autorités étatiques ; quant à la majorité de l’«élite», malgré tout son savoir universitaire, elle ignore généralement ces deux expériences ou les connaît de manière très superficielle, conformément à ses intérêts de caste élitaire.
La majorité de cette «élite» algérienne, politique et intellectuelle, était, et demeure, dominée par une mentalité autoritaire hiérarchique. Elle s’exprime clairement dans le dicton populaire : «Ilâ anta mîr ou anâ mîr, achkoun issoug al hmîr ?» (Si tu es maire et je suis maire, qui conduira les ânes ?» Donc, le peuple est considéré comme un troupeau d’«ânes» devant être géré par des «maires». Ces derniers constituent ce qu’on appelle l’«élite».
Les idéologies de cette «élite» sont aussi bien cléricale, nationaliste, «libérale» ou marxiste. Elles ont un point commun : toute société doit être conçue, dirigée et sanctionnée par une «élite».
D’où vient cette mentalité autoritaire hiérarchique ? De plusieurs facteurs.
1- Les membres de cette «élite» bénéficient d’un capital sous forme de savoir intellectuel dont le peuple est dépourvu. Ces membres considèrent, par conséquent, qu’ils savent mieux que le peuple comment réaliser son bonheur. Et le peuple, malheureusement soumis à cette propagande, est aliéné au point de croire qu’il a besoin de «Sauveur», d’«icônes» et même de «dictateur», en estimant que le peuple ne peut marcher qu’à la «lumière» de ceux qui «savent», sinon au bâton de ceux qui commandent.
2- Cette manière de penser permet, aux yeux de ces membres de l’«élite», de justifier les postes administratifs dont ils jouissent ou ambitionnent de jouir, avec les privilèges correspondants. Quant au peuple, son aliénation le dispense de son droit à la liberté de choisir, lequel est malaisé à obtenir, à cause de la domination politique dont il est victime, et difficile à exercer à cause de la domination idéologique à laquelle le peuple est soumis.
3- Ces membres de l’«élite», dans leur grande majorité, ne se mêlent jamais au peuple dans ses quartiers d’habitation, ne visitent jamais ses lieux de travail. Ils préfèrent fréquenter les «grands» de ce monde, dans leurs édifices administratifs et dans les salons de leurs villas, parce que ces «grands» détiennent le pouvoir effectif, auquel les membres de l’«élite» ambitionnent de faire partie. N’oublions pas, non plus, que ces membres de l’«élite» sont payés par des gens qui détiennent le pouvoir, étatique et/ou économique, en Algérie ou ailleurs.
4- Les caractéristiques précédentes expliquent l’idéologie des membres de cette «élite», et, par conséquent, son influence dans le peuple qui y est aliéné. Cette idéologie conçoit toujours un changement social à partir du «sommet» («élite») hiérarchique, parce qu’il détient l’autorité, et jamais à partir du peuple. A ce dernier sont accordées, bien entendu, les éloges les plus démagogiques et dithyrambiques, mais pas celui d’être capable de s’auto-organiser : ce n’est pas là sa «vocation», affirment-ils. Evidemment car, autrement, quelle serait la «vocation» des membres de l’«élite» ?
Bien entendu, ce discours élitiste est présenté avec tous les arguments possibles. Ils sont légitimés uniquement par la possession de diplômes universitaires, chez les laïcs et, chez les cléricaux, outre à leurs connaissances, par leur auto-proclamation comme représentants de la volonté divine.
Car la militance socio-politique sur le terrain, parmi les victimes du système social, n’est pas une «vocation» des membres de cette «élite». Laquelle, dans ses écrits et déclarations, occulte toujours le fait que le monde est dans l’état catastrophique et dangereux où il se trouve, et dont les principales victimes sont d’abord les peuples, précisément parce que ce monde est dirigé par des membres de cette «élite». Et cela depuis l’apparition des scribes pharaoniques, des mandarins de l’empire chinois, des pharisiens au Moyen-Orient, pour finir avec les actuels bureaucrates, technocrates et «intellectuels organiques» («embedded»(4)).
Les changements sociaux significatifs dans les nations sont survenus uniquement par les écrits et les actions d’une minorité de détenteurs de savoir social, parce qu’ils furent sensibles et empathiques envers les misères du peuple, jusqu’à le comprendre, lui expliquer, le motiver et se mettre à son service dans la marche émancipatrice, abolissant toute forme d’humiliation-exploitation de l’être humain par son semblable, et d’un peuple par une auto-proclamée «élite».
Conscientisation
Dès lors, en Algérie, comme ailleurs dans le monde, un travail de conscientisation est à mener. Il a besoin d’un très long terme, de patience, de pédagogie, de modestie et d’intelligence. Le but est de contribuer à ce que les individus et les peuples découvrent l’importance vitale d’autogérer leur vie personnelle et leurs collectivités, de manière complémentairement bénéfique.
Ce travail n’est pas circonscrit au champ politique, mais doit concerner le domaine culturel en général, et d’abord celui de l’éducation, de l’école primaire jusqu’à l’université. Car la conception politique est produite par une conception culturelle. Historiquement, quel que soit le changement social important qui se concrétisa dans le monde, il fut toujours préparé par une production culturelle durant des décennies, et en dépit de la répression des tenants du pouvoir étatique dominateur. Ainsi furent éliminés successivement les systèmes esclavagiste, féodal, colonial. Si les tentatives d’élimination du système capitaliste au bénéfice d’un système socialiste échouèrent lamentablement, c’est parce que le travail culturel de conscientisation fut mené de manière erronée. Malgré son indéniable aspect émancipateur, le marxisme demeura une conception archaïque parce que basée, comme les systèmes précédents, sur une mentalité hétéro-gestionnaire, donc autoritaire hiérarchique. Elle se caractérise par la priorité donnée à la direction par un «Parti d’avant-garde», composé d’une «élite», pour mener les «masses» populaires. Malheureusement, la conception autogestionnaire, qui combattit cet archaïsme, demeura minoritaire(5).
Le travail émancipateur reste donc à faire, en sachant qu’on commence par crier dans un quasi-désert. Les protagonistes sont, d’une part, les individus et les peuples eux-mêmes, à travers leurs actions et luttes émancipatrices ; d’autre part, les détenteurs d’un savoir intellectuel. Ces derniers sont une infime minorité, disposés à employer leur savoir non pas pour conserver ou obtenir une position de caste privilégiée, mais pour éliminer toute forme de caste vivant par l’exploitation des individus et des peuples, donc établir une collectivité humaine caractérisée par le triptyque : liberté, égalité, solidarité(6).
L’un des mérites du Mouvement populaire actuel est, avec le réveil social du peuple comme agent actif d’émancipation, de mettre en évidence et de commencer cette production culturelle et la nécessité de son auto-organisation. Le but est de contribuer à ce que le peuple autogère sa propre existence sociale (c’est l’authentique démocratie), parce que telle est la «vocation» de tout peuple, pour employer ce terme à la mode. Alors, ce peuple saura construire une communauté digne de l’idéal qui anima les combattants et combattantes de la Guerre de libération nationale.
K. N.
(1) Voir «Divergences idéologiques et structuration de l’intifadha populaire» in «Sur l’intifadha populaire en Algérie 2019», librement accessible ici : https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-sur-intifadha-algerie-2019.html
(2) Voir «Qui gère l’intifadha populaire ?» in o. c.
(3) Voir «Alliance entre Rachad et MAK : menace sur l’intégrité nationale», in o. c.
(4) «Intégré», comme dit la conception états-unienne, en parlant des journalistes qui couvrent favorablement ses agressions militaires.
(5) Pour des motifs que le cadre de cette contribution ne permet pas d’exposer.
(6) Voir «Trois pour, trois contre et deux conditions» in o. c.
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