Représentation du Mouvement populaire : contradictions et paradoxes
Par Kaddour Naïmi – Un ami m’écrit : «Je discutais hier avec un hirakiste pur et dur, engagé et mobilisé depuis le 22 février à ce jour. Je lui ai posé cette question simple : ‘’Le Hirak a trois slogans fondamentaux : yetnahaw gaâ [qu’ils dégagent tous], pas de représentants du Hirak et silmya [pacifisme]. La mise en pratique des deux premiers donnerait ceci : tous les responsables se retireraient du pouvoir et de l’administration et personne ne les remplacerait puisque le Hirak qui exige cela refuse d’être représenté. Qui prendra les commandes alors ?’’ Mon interlocuteur a beugué.»
L’auteur de ce commentaire est un compatriote qui se bat depuis très longtemps pour l’établissement d’une authentique démocratie en Algérie, par conséquent, il soutient et défend le Mouvement populaire avec tous les moyens à sa disposition.
Quant à l’auteur du texte qui suit, depuis le 29 février 2019 (1), il attire l’attention sur le fait de ne pas se limiter au «cri» des marches hebdomadaires, mais à la nécessité stratégique d’auto-organiser le Mouvement populaire, non pas seulement pour marcher, mais pour réfléchir, échanger des idées, établir une plateforme commune de revendications permettant la création d’un Front uni, basé sur des structures territoriales et, enfin, débouchant sur l’élection démocratique de représentants sur mandat impératif.
Mais voilà : le Mouvement populaire ne dispose pas de représentants dûment élus et de manière démocratique.
Objections et réfutations
On connaît les diverses objections.
1- Ces représentants seraient emprisonnés ou récupérés.
Mais ces phénomènes sont caractéristiques de tout mouvement social, depuis toujours dans le monde. C’est là un risque auquel il faut trouver une solution. A moins que le Mouvement populaire algérien croit ne disposer que de très peu de citoyens et citoyennes capables d’agir comme représentants et que, dès lors, ils seraient emprisonnés ou récupérés, il n’y aurait plus d’autres citoyens et citoyennes capables de les remplacer. Ce serait, alors, reconnaître une grave carence du Mouvement populaire en termes de nombre de citoyens et citoyennes capables d’assumer le rôle de représentants. Pourtant, selon le dicton, les cimetières sont remplis de personnes que l’on croyait indispensables.
2- Ces représentants existent déjà, mais ils sont en prison.
Mais des militants et militantes du Mouvement populaire jetés en prison, de quel droit seraient-ils des représentants de ce mouvement ? Un mouvement authentiquement démocratique ne doit-il pas prendre la peine d’organiser des élections pour se choisir des représentants, et que ces derniers le soient sur la base de mandat impératif, afin de veiller au respect de la mission confiée, notamment au risque de récupération des représentants ?
3- Les comités ou assemblées en comités sont interdits par les autorités étatiques, dès lors comment se réunir ?
Pourtant, des associations diverses existent et agissent, malgré les difficultés causées par les autorités étatiques, ceci d’une part. D’autre part, avant le 22 février 2019, les manifestations publiques devaient demander l’autorisation étatique pour avoir un lieu ; néanmoins, le 22 février, elles eurent lieu sans aucune autorisation et, depuis, se répètent chaque semaine. Alors, des citoyens qui ont su imposer des manifestations publiques, que penser du fait que ces mêmes citoyens soient incapables d’imposer également l’existence d’assemblées et de comités territoriaux ?
Ajoutons ce fait : malgré les arrestations, y compris de personnalités, les marches hebdomadaires se poursuivent. Dès lors, pourquoi le risque d’arrestations justifierait le refus de se doter de représentants élus ?
4- Il suffit que les marches hebdomadaires continuent et se renforcent jusqu’à faire chuter le régime en place, alors seraient organisées des élections où le Mouvement populaire élirait ses représentants. Certains même osent affirmer que ces marches pourraient durer… des années !
Où donc, sur la planète, un Mouvement populaire opéra ainsi ? Uniquement dans les soi-disant «révolutions colorées», et pour une durée limitée. Le résultat fut partout, et rapidement, l’élimination d’une oligarchie dominante et son remplacement par une autre, laquelle s’est révélée avoir manipulé la contestation populaire comme simple masse de manœuvre.
Une fois réfutées les objections ci-dessus, se pose la question : les personnes et personnalités qui, bien que participant au Mouvement populaire, ou le soutenant verbalement à partir de leur tour d’ivoire, lui dénient la nécessité de disposer de représentants élus, comment expliquer ce déni ? Des hypothèses de réponses furent déjà exposées auparavant (2). Ajoutons une autre observation.
«Chaos créatif»
Certaines personnalités et organisations (3) ont un intérêt certain à l’absence de représentation effective du Mouvement populaire. Leur stratégie est la suivante : que les marches hebdomadaires parviennent à causer un chaos tel en Algérie qu’il mettrait en difficulté les autorités étatiques, au point de faire sortir l’armée contre le peuple. Alors, ces personnalités et organisations dénonceraient la répression étatique contre le peuple, crieraient aux «droits humains» à défendre et appelleraient à l’«aide» des puissances «démocratiques» pour éliminer la «dictature militaire» et établir la démocratie en Algérie.
Dans ce schéma, on reconnaît les cas irakien, libyen et syrien. Pour le cas libyen, la vidéo est visible (4) ; elle montre Mohamed Larbi Zitout, représentant de l’organisation Rachad, justifier l’intervention même de l’armée colonialiste israélienne pour «porter secours» au peuple libyen, massacré par le «dictateur» Kadhafi. On constate le résultat.
A ce propos, rappelons deux faits.
1- La théorie du «chaos créatif», formulé par l’ex-secrétaire d’Etat américaine Condoleezza Rice (5). En substance, elle affirmait que pour créer le «nouveau Moyen-Orient», voulu par l’oligarchie impérialiste états-unienne et sa vassale l’oligarchie israélienne colonialiste (avec la complicité de leurs sous-vassaux, les monarchies pétrolières moyen-orientales), il fallait créer un chaos dans les nations de la région, et cela jusqu’en Afrique du Nord : contestation populaire contre les autorités étatiques, à un degré qui oblige l’armée à tirer sur les manifestants. Cet événement créerait une délégitimation de l’autorité étatique en place et la légitimation d’une intervention d’armées étrangères, avec le prétexte de venir en aide au peuple martyrisé par ses dictateurs.
A ceux qui déduiraient de cette observation que l’auteur méconnaît ou défend les dictatures, répondons que dénoncer les plans de l’impérialisme doit aller de pair avec la dénonciation des dictatures, et que la lutte contre les dictatures doit être l’action uniquement des peuples qui en sont victimes, sans aucune interférence étrangère, quel que soit son motif. Autrement, le résultat est sous nos yeux : en Irak, en Libye, au Soudan, au Yémen, en Syrie. Reste l’Algérie.
2- La théorie des «révolutions colorées». Pour éliminer un régime politique, recourir uniquement aux manifestations populaires pacifiques, parfaitement organisées par des agents non identifiés mais où, cependant, agissent publiquement des «militants» autochtones, comme «représentants spontanés» du mouvement social contestataire.
On constate le résultat partout. L’oligarchie dominante, désormais incapable de poursuivre son emprise, est remplacée par une nouvelle. Cette dernière est vassale notamment de l’oligarchie états-unienne, d’une part ; d’autre part, en ce qui concerne les «militants» autochtones, les plus rusés deviennent membres de la nouvelle oligarchie dominante, et les naïfs retrouvent l’anonymat sans aucun profit personnel.
En Algérie, il est évident que ces deux théories sont mises en action. Seuls les ignorants et les partisans des théories impérialistes le contesteraient. Cependant, jusqu’à présent, ces deux théories subversives sont mises en échec en Algérie, tant par le peuple que par l’autorité étatique.
Restent les menaces contre l’Algérie, constituées par la guerre dans la nation voisine, la Libye, notamment avec l’intervention de l’armée turque, et par des organisations terroristes sur la frontière sud, soutenues par les oligarchies impérialistes tout en prétendant combattre le «terrorisme international».
C’est dire combien le degré de conscience, de vigilance et de préparation doit être le plus élevé, tant parmi le peuple contestataire que l’armée et les autorités étatiques afin que les problèmes algériens soient réglés uniquement par les citoyens d’Algérie, de manière pacifique, démocratique et sans aucune ingérence extérieure.
Perspective
Une possibilité de solution semble se dessiner : les assises nationales du PAD (Pacte de l’alternative démocratique), qui devraient avoir lieu le 25 janvier prochain «pour l’alternative démocratique et pour la souveraineté populaire» (6).
C’est là, cependant, non pas l’émanation d’un processus d’élections démocratiques de représentants du Mouvement populaire, mais une initiative de personnalités qui pourrait en constituer une étape, un premier pas, une incitation, par la formulation d’une plateforme commune d’action. Celle-ci devrait logiquement être suivie par la constitution de structures de base territoriale (comités ou assemblées) pour discuter et améliorer le texte proposé, puis, espérons-le, déboucher sur un processus d’élection de représentants (sur mandat impératif) du Mouvement populaire.
Espérons que les onze mois de marches hebdomadaires et d’activités annexes de diverses formes d’associations citoyennes finiront par être une leçon pratique pour que le Mouvement populaire se dote enfin des moyens pratiques pour réaliser ses revendications fondamentales en termes de démocratie authentique, c’est-à-dire au service réel du peuple, donc de la nation algérienne.
K. N.
(1) «Du cri à l’organisation» in «Sur l’intifadha populaire en Algérie 2019», librement accessible ici : https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-sur-intifadha-algerie-2019.html
(2) «Pourquoi le Mouvement populaire n’a pas d’auto-organisation ?» in http://kadour-naimi.over-blog.com/2020/01/pourquoi-le-mouvement-populaire-algerien-n-a-pas-d-auto-organisation.html
(3) «Alliance Rachad et MAK : menace sur l’intégrité nationale» in «Sur l’intifadha…», o. c.
(4) Algérie rafaa156 JZR 20200119 in https://www.youtube.com/watch?v=7xrulE4kmTw&pbjreload=10
(5) K. Naïmi, point «10.10. Théorie du ‘’Chaos créatif’’ dans l’ouvrage La Guerre, pourquoi ? La paix, comment ?…, librement accessible in https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-guerre-paix.html
(6) https://www.algeriepatriotique.com/2020/01/22/les-forces-du-pacte-de-lalternative-democratique-tiennent-leurs-assises-ce-samedi/
Ndlr : Les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.
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