Le Hirak : vraie révolution ou simple révolte citoyenne festive ?
Par Mesloub Khider – «Une révolution est un processus de longue haleine – 1642-1646 et 1789-1793 – et pour que les conditions soient mûres, encore faut-il que tous les partis intermédiaires arrivent les uns après les autres au pouvoir et s’y ruinent.» (Friedrich Engels à Eduard Bernstein, 12-13 juin 1883).
Chacun y va de sa complainte pour nous seriner que l’Algérie vivrait depuis un an une sereine révolution (sic). Une révolution cadencée par les pacifiques balades balisées, canalisées, banalisées, sur fond de débonnaires parades revendicatives inoffensives et inopérantes. Ainsi, le noble vocable «Révolution», outrancièrement galvaudé, est associé à toutes les déflagrations politiques, particulièrement celles qui s’apparentent à des pétards subversifs mouillés largement médiatisés par la presse aux ordres. Pétards subversifs rapidement étouffés par les manœuvres machiavéliques employées par la classe dominante. Notamment par le recours aux mascarades électorales réputées pour leurs pouvoirs dissolvants, leur puissance de fourvoiement, leurs vertus politiques soporifiques.
Dans l’histoire récente, on a eu droit à l’expression de «Révolution de velours», pour désigner la transition de pouvoir entre la dictature totalitaire socialiste (tchèque) et la dictature capitaliste, autrement dit entre le capitalisme totalitaire d’Etat et le capitalisme libéral d’Etat. On a eu droit à l’expression de «Révolution orange», pour désigner le mouvement politique contre le trucage des élections survenues en 2004 en Ukraine. On a eu aussi droit à la «Révolution du jasmin» pour désigner la transition entre le pouvoir dictatorial libéral de Ben Ali et la dictature islamiste tunisienne.
Devant autant de falsifications historiques, une clarification politique s’impose : une révolution sociale ne consiste pas à déloger un chef d’Etat, fût-il un dictateur inamovible. Une révolution sociale ne consiste pas non plus à évincer une clique du pouvoir pour la remplacer par une faction rivale. Une révolution sociale œuvre à renverser un ordre social, un mode de production et ses rapports de production inhérents, afin d’ériger un nouveau mode de production et les nouveaux rapports sociaux de production afférents. Ainsi, la révolution russe de 1917 mérite le titre de Révolution sociale car elle a provoqué la destruction du mode de production agraire féodale et le renversement des rapports de production aristocratiques tsaristes, entraînant la construction du mode de production social-capitaliste et des rapports de production socialistes bureaucratiques.
Ceux qui usent du terme Révolution nous abusent. Cet usage immodéré du vocable Révolution vise à modérer l’usage de la Révolution. A rendre usagé le recours à la Révolution sociale. A travestir et galvauder le sens de la Révolution sociale. A dénaturer la compréhension de la Révolution. Paradoxalement, ce sont les mêmes qui fustigent les authentiques Révolutions (1789, 1917), condamnées pour leur radicalité, ravalées à l’état de coups d’Etat, qui encensent les transitions politiques réputées pour leur innocuité, rehaussées complaisamment au rang de révolutions.
Pour quelle raison inavouée et inavouable les médias s’empressent-ils de qualifier tout remaniement gouvernemental violemment imposé (par la rue) de Révolution ? Sinon dans le dessein de disqualifier la véritable Révolution. Celle qui détruit l’Etat féodal ou bourgeois et ses institutions pour les remplacer par une nouvelle forme de gouvernance innovante, portée par la nouvelle classe émergente révolutionnaire (la bourgeoisie fut un temps révolutionnaire), souvent à la suite d’une période marquée par une situation de double pouvoir et d’incapacité de l’Etat à gouverner. Celle qui détruit l’ancien mode de production pour instaurer de nouveaux rapports sociaux de production sur des fondements économiques radicalement différents.
Dans tous les exemples cités plus haut («révolutions» de velours, orange, du jasmin), il s’est agi d’un simple transfert du pouvoir au sein de la même classe dominante capitaliste. Si révolution il y a eu, elle est de palais. En effet, dans ces pays précités (particulièrement les fumeuses «révolutions arabes», qui ont été parfois, on l’admettra, des insurrections mâtées), non seulement l’Etat et ses institutions administratives et répressives (armée et police) demeurent intacts entre les mains de la même classe dominante, mais surtout le même mode de production capitaliste continue à organiser l’économie, à régner dans ces pays. Le prolétariat a été tenu à l’écart de ces bouleversements politiques factices, souvent commandités par les puissances impérialistes ou ourdis par un clan des caciques du pouvoir. Qui plus est, le peuple a été utilisé uniquement comme chair-à-manifester, chair-à-voter, souvent par les mêmes politiciens. Ou, il s’est agi, dans le cadre d’une opération de lifting soigneusement prise en charge par les puissances financières internationales, de l’élection d’une nouvelle élite constituée d’intellectuels ou de personnalités bourgeoises issues du sérail, tout aussi assoiffée de pouvoir, attirée uniquement par les prébendes offertes par les sinécures gouvernementales et parlementaires. Au reste, pour les peuples de ces pays précités, notamment la Tunisie et l’Egypte, leurs conditions sociales n’ont connu aucune amélioration. Bien au contraire : elles ont subi une vertigineuse dégradation.
Aujourd’hui, en Algérie, en cette période d’effervescence citoyenne festive, matérialisée par des manifestations processionnelles sur fond d’ambiance de kermesse, désormais ritualisées, nous avons droit à l’expression de «Révolution joyeuse», pacifique, pour désigner la transition entre l’ancienne clique du pouvoir et une nouvelle clique revampée issue de la même caste dirigeante, entre les récents ministres biberonnés au sein du FLN discrédités et les anciens apparatchiks du FLN exhumés de leur tombale retraite dorée.
Force est de constater que les mobilisations massives de millions d’Algériens n’ont aucunement ébranlé le régime. Il faut reconnaître qu’il résiste à l’assaut de la population algérienne dirigée par l’opposition petite-bourgeoise avide de pouvoir. C’est même un paradoxe que plusieurs mois de mobilisation drainant des millions de manifestants n’ont nullement déstabilisé le régime, toujours aussi fortement installé dans ses treillis, protégeant son rentier palais présidentiel et ses autres institutions étatiques lucratives. A l’exception anodine du départ forcé du président Bouteflika, les mêmes dirigeants gouvernent toujours le pays. Serait-ce la preuve qu’il ne s’agit absolument pas d’une révolution, mais d’une simple révolte citoyenne cornaquée par les élites bourgeoises, révolte vouée à s’essouffler une fois la nouvelle clique politicienne intronisée aux commandes de l’Etat capitaliste algérien ? Le scénario actuel plaide en faveur de ce dénouement dénué de toute transformation révolutionnaire. A moins d’un sursaut inattendu du prolétariat (1) algérien auto-organisé, réservant d’heureuses surprises émancipatrices.
A l’évidence, si l’opposition stipendiée, l’opposition parlementaire accréditée et l’opposition petite-bourgeoise précarisée et paupérisée ont leurs propres mobiles de protester, ces élites bourgeoises s’appuient aujourd’hui sur le prolétariat et les couches populaires (chairs à manifester), qui ont leurs propres motivations de se révolter. Aussi, en dépit des convergences de luttes, cristallisées par les parades festives hebdomadaires, il ne faut pas perdre de vue les oppositions d’intérêts de classe entre les couches populaires et les catégories sociales bourgeoises.
Incontestablement, pour ces bourgeois, seule importe la conquête du pouvoir pour s’arroger la rente, s’octroyer les sinécures parlementaires et gouvernementales, s’offrir les juteuses prébendes. Mais pour le prolétariat algérien, il n’a aucun motif de participer à cette interminable ruée processionnelle hebdomadaire, déployée dans une atmosphère de carnaval, à cette rentable curée électoraliste déclenchée par les élites bourgeoises recyclées, à cette purée programmatique politicienne interclassiste. Car, in fine : élire un clan de malfaiteurs à la place d’un autre clan de brigands, un nouveau Président «démocrate» au palais emberlificoteur d’El-Mouradia, où est l’intérêt pour le prolétariat algérien ? Lutter pour la démocratie sous la domination capitaliste n’apporte aucune amélioration sociale aux prolétaires, aucune possibilité d’accéder au pouvoir, «monopole» exclusif des classes possédantes.
De toute évidence, le vecteur principal du soulèvement sera la capacité du prolétariat algérien à imposer ses mots d’ordre de classe : amélioration substantielle des conditions de vie, distribution massive de logements, multiplication et perfectionnement des services sociaux et médicaux, contrôle des prix, limitation de l’inflation, augmentation des salaires et des pensions de retraite, refonte totale des conditions de travail – à commencer par la disponibilité d’emplois de qualité, le développement de la formation, etc.
Ce ne sont pas des revendications révolutionnaires : de toute manière, les conditions objectives de la révolution prolétarienne en Algérie ne sont pas réunies. En revanche, ces revendications sont potentiellement révolutionnaires car le régime en place, ni celui qu’escompte instaurer l’opposition bourgeoise, ne peut absolument pas les satisfaire. C’est donc au prolétariat algérien de les imposer par sa lutte sociale radicale. Mais surtout de s’assumer comme classe alternative au règne de l’argent et de la corruption «démocratique».
En Algérie, certes, il s’agit de l’ouverture d’une nouvelle ère marquée par un soulèvement populaire inédit contre le Système FLN, contre la minorité des dirigeants du régime despotique qui contrôle le pouvoir et s’approprie les richesses depuis l’indépendance. Mais, au-delà du rejet de la clique au pouvoir, on n’observe aucune volonté de transformation radicale de la société algérienne, sinon la revendication de changer une caste politique pour une autre. Une chose est sûre : les élections, surtout en période «pré-révolutionnaire», ont pour rôle de désamorcer la crise, de garantir la paix sociale, donc d’imposer le maintien de l’ordre établi. De retirer l’initiative à la classe prolétarienne révolutionnaire pour la transférer à la classe bourgeoise réactionnaire au travers des mascarades électorales organisées dans un pays toujours dominé par le même système économique capitaliste et le même mode de représentation électorale dans le cadre de la République (laïque ou islamiste) bourgeoise. Pour preuve : l’histoire récente (Egypte, Tunisie, etc.) nous a enseigné que, quelle que soit l’issue du suffrage universel libre (sic), l’élection est toujours remportée par des politiciens au service du capital. Les élections représentatives, bien qu’appuyées par l’émergence d’une nouvelle caste politique, ne pourront résoudre aucun des problèmes fondamentaux auxquels est confronté le prolétariat algérien, car ces problèmes sont insolubles au sein du mode de production capitaliste moribond.
Force est de constater que, pour le moment, les revendications politiques se cantonnent aux doléances démocratiques bourgeoises. Le prolétariat algérien n’a pas réussi à imposer son agenda politique et se résigne à jouer les faire-valoir des élites bourgeoises en passe d’obtenir le partage de la rente pétrolière entre plusieurs cliques recyclées.
En dépit des campagnes de boycott des élections et des appels à la grève générale, l’élection du 12 décembre a pu se dérouler, certes, avec une très faible participation : le taux officiel de 40% de votants, selon certaines sources, n’est pas crédible ; le chiffre réel doit se situer autour de 10%. Dès le lendemain de la victoire de Tebboune, les tractations entre les élites bourgeoises et le nouveau ancien régime bouteflikien ressuscité se sont accélérées.
Une chose certaine est que la nouvelle clique post-FLN au pouvoir (épaulée par des personnalités issues du Mouvement du 22 février) dévoilera rapidement son incapacité à satisfaire les revendications de la rue et du prolétariat, ouvrant ainsi la voie à la maturation accélérée de la révolution sociale.
A l’évidence, le régime n’a jamais désarmé. L’impotence institutionnelle du pouvoir ne présume donc en rien de sa réaction violente. Les multiples attaques de bandes armées (baltaguias) perpétrées ces dernières semaines contre les manifestants, la recrudescence de la répression policière, la poursuite de la politique d’incarcération tous azimuts constituent les prémices d’affrontements violents imminents. Les confrontations vont se poursuivre et s’envenimer, au fur et à mesure de l’aggravation de la crise économique algérienne. Comme en Egypte, au Venezuela, au Nicaragua, au Chili, en Irak, en Iran, et même en France, où ces régimes aux abois ont prouvé de quelle férocité répressive ils sont capables, tout laisse présager que le régime algérien n’aura d’autre solution de sortie de crise que la répression féroce ou l’octroi de quelques concessions aux élites bourgeoises aux fins de les mobiliser contre le prolétariat en révolte.
Aussi revient-il au prolétariat algérien, en association avec l’ensemble des couches sociales non exploiteuses, sous le patronage de l’armée populaire algérienne, réformée (seule institution moderne structurée, dotée d’une logistique capable de défendre la future inéluctable révolution et d’assurer la sécurité du pays en cette période de déstabilisation régionale, en un mot de jouer un rôle central), d’éviter cette sanglante perspective par le renforcement et la conscientisation de sa lutte de classe au moyen de son auto-organisation politique, lui procurant ainsi la force collective d’exiger des concessions, une amélioration de ses conditions de vie et de travail, en attendant l’ultime révolution sociale, aujourd’hui impulsée dans plusieurs pays.
Pour conclure, comme dans tout soulèvement de masse, l’évolution et l’issue d’un Mouvement social se déterminent en fonction des rapports de force entre les deux principales classes antagonistes. Après une longue période d’apathie politique, tout surgissement de soulèvement populaire massif suscite spontanément de grands espoirs et une extraordinaire adhésion militante. Mais au fil du développement de la lutte, on prend conscience aussi bien des aspects efficients du Mouvement que de ses carences politiques et organisationnelles. Pour ce qui est du Hirak, bien que populaire (les prolétaires algériens constituent toujours le moteur du Mouvement 22 février né sur le terreau d’une crise économique rampante), nous avions, d’emblée, souligné son caractère politique petit-bourgeois, son défaut de radicalité combative et de structuration organisationnelle, son absence paradoxale de revendications sociales, en résumé sa défaillance en matière de perspective révolutionnaire. Une chose est sûre : le Hirak demeure impuissant dans son affrontement «contre le système», car son caractère interclassiste obère ses potentialités de se transformer en mouvement de lutte anticapitaliste.
Néanmoins, en dépit de cette faiblesse politique et combative, corollaire de plusieurs décennies de dépolitisation frénétique et d’islamisation amollissante, le Hirak a remis sur le devant de la scène historique la nécessité de la lutte politique, de la transformation sociale ; en un mot le projet, émancipateur, timidement objectivé de manière balbutiante et filandreuse.
Cette fois-ci, les conditions objectives et subjectives n’étaient pas encore réunies pour impulser une authentique révolution. Mais ce n’est que partie remise. En effet, la crise économique systémique et l’instabilité politique (une fois que les partis intermédiaires bourgeois, arrivés les uns après les autres au pouvoir se seront ruinés, épuisés, discrédités) acculeront inéluctablement le prolétariat algérien à prendre directement en main le destin social de son sort et de son pays. La prochaine manche sera autrement plus radicale, consciencieuse et organisée, potentiellement triomphante, car armée des expériences et enseignements actuels tirés du Mouvement du Hirak.
Aujourd’hui, pour le prolétariat algérien, en particulier ses éléments les plus consciencieux, l’heure est au bilan pour comprendre et analyser l’échec – provisoire ? – de cet extraordinaire mouvement de masse. Et non à la crânerie militante (prétendre que le Hirak est victorieux est une forme d’outrecuidance politique irresponsable), à la myopie politique (affirmer qu’il s’agit d’une révolution est une imposture), à la poursuite interminable des inoffensives parades hebdomadaires carnavalesques.
M. K.
(1) Le prolétariat est la classe sociale opposée à la classe capitaliste. Elle est formée par les prolétaires, également désignés couramment comme travailleurs.
Le prolétaire ne possède ni capital ni moyens de production et doit donc, pour subvenir à ses besoins, avoir recours au travail salarié. Le prolétariat ne se réduit donc pas au stéréotype de l’ouvrier en blouse bleue, ni du travailleur souillé des mines, mais recouvre l’ensemble des êtres humains qui doivent se soumettre à un travail salarié, quels que soient leur niveau de vie et le niveau de leur salaire (quid de la fallacieuse classe moyenne). Le prolétariat est constitué de l’ensemble des salariés et des chômeurs (considérés comme des salariés sans emploi). Le prolétariat est la classe sociale qui, pour avoir de quoi vivre, est obligée de vendre sa force de travail à la classe antagoniste, qui dispose du capital et des moyens matériels de production. Aussi, pour parler de l’Algérie, la majorité de la population active est prolétarienne, à titre de salariés en activité ou au chômage.
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