Les 40 jours qui ébranlèrent l’Algérie : ces ouvriers qui ont bousculé le régime
Par Mesloub Khider – Dans sa dernière contribution intitulée «Les élites désertent le Hirak et fuient leurs responsabilités», Boudjema Tirchi se désole de l’incapacité du Mouvement 22 Février à parachever une révolte sociale pourtant «démarrée sur les chapeaux de roue». Après un départ prometteur, les désillusions semblent être à la hauteur des espoirs placés dans cet élan de soulèvement populaire inédit.
«Quarante jours avaient suffi pour ébranler le système trop sûr de lui, en l’obligeant à se séparer de son chef tant idolâtré. Depuis, c’est la stagnation. La preuve : après onze mois d’une admirable mobilisation, le bilan paraît maigrichon. Au lieu d’innover, le Hirak s’endormit sur ses lauriers en se contentant de la routine des marches des vendredis et des mardis», dixit Boudjema Tirchi. Voilà, la «révolution hirakienne» a duré 40 jours. Tout s’est dénoué dans les premières semaines du soulèvement populaire : entre le 22 février et le 2 avril, date de l’éviction de Bouteflika.
En effet, après les premières lueurs de libérateurs espoirs, la suite du Mouvement n’a été qu’un crépuscule d’accumulation de déboires. Comme nous le démontrons dans notre article ci-après publié dans Algeriepatriotique au début du Hirak, sans jeu de mot, seul le travail des travailleurs algériens a en vrai été payant. Les reliquats du Hirak ont sombré dans une interminable infructueuse activité stérile, ponctuée de parades festives hebdomadaires organisées (comme par hasard) le jour chômé du vendredi, pour ne pas profaner la sacro-sainte économie profitable pourtant aux seules classes opulentes algériennes.
Comme nous l’avions postulé dès le début du Hirak, sans conteste, seule la pression des travailleurs a déstabilisé le pouvoir. En vrai, le Mouvement 22 Février pourrait s’intituler «40 jours qui ébranlèrent l’Algérie». Mais les «40 voleurs» continuent toujours à piller le Trésor algérien.
Dans notre texte rédigé l’été dernier, nous avions, en effet, souligné le rôle central des grèves dans l’ébranlement du régime et le congédiement précipité du président Bouteflika, opportunément opéré par l’état-major de l’armée pour désamorcer le processus révolutionnaire du Mouvement dominé initialement par la participation massive des travailleurs majoritairement engagés dans de multiples grèves.
Dans cet article, repris ci-dessous, nous avions précisé l’influence majeure du mouvement social ouvrier algérien sur le soulèvement de masse, marqué au début par d’importantes grèves dans de nombreuses entreprises. Nous avions aussi relevé l’incapacité de la «société civile», composée d’un agglomérat hétéroclite d’entités disparates aux intérêts antagoniques, à se constituer en force d’opposition crédible contre le régime, faute de structuration organisationnelle et de cohérence politique. Et pour cause.
La suite des événements a confirmé notre analyse établie au début du Hirak. Aucun changement possible ne peut provenir de la «société civile», agrégat hétéroclite de citoyens atomisés, dépourvus de toute capacité politique d’opposition radicale alternative, de force de mobilisation économique paralysante. Encore moins des élites bourgeoises algériennes, ces parasites politiciens ou intellectuels inféodés au régime, aux intérêts radicalement divergents du peuple laborieux algérien.
Seule la classe ouvrière algérienne dispose de la puissance sociale révolutionnaire susceptible de bloquer totalement l’économie, de la force politique populaire capable de faire plier le régime, comme elle l’a prouvé au début du Hirak, grâce à sa place centrale dans les entreprises. Et, surtout, d’un projet émancipateur cohérent en mesure d’instaurer une société alternative progressiste dans l’intérêt de l’ensemble des classes populaires algériennes, donc de l’immense majorité de la population.
Seule la menace de l’amplification des grèves des travailleurs a ébranlé le régime
A lire les analyses de tous les «experts» et journalistes, les bouleversements politiques intervenus au niveau du régime algérien depuis le 22 février ont été provoqués par les manifestations citoyennes pacifiques des vendredis «sacrés» et par les sit-in estudiantins conviviaux. La «révolution pacifique» (oxymoron inventé pour les besoins de la cause. Encore une tentative de ruser avec l’histoire. Marx soulignait qu’aucune classe dirigeante, dans l’histoire, n’a cédé le pouvoir sans se battre et, donc, affronter violemment la classe révolutionnaire émergente. Aussi, une «révolution pacifique» est une contradiction dans les termes) aurait eu raison du pouvoir despotique de Bouteflika qui a perdu depuis longtemps la raison. La rue a rué dans les brancards, a mis le régime au rancart, sans descellement ni lancement de pavés. Sans érection de barricades, ni élection de soviets. L’assaut populiste de la «société civile» aurait suffi pour ébranler le pouvoir et précipiter le départ de Bouteflika. Cette analyse partielle et partiale pèche par une simplification intéressée des événements, observés par la lorgnette caricaturalement libérale, par le trou de la serrure petitement bourgeoise, mais jamais examinés par la gigantesque fenêtre ouvrière ou l’immense portail du prolétariat.
Deux univers (ouvrier et prolétariat) inconnus de l’analyse sociale et politique de l’élite intellectuelle bourgeoise algérienne, heureuse d’encenser sa «révolution du sourire» qui ne fait absolument pas rire les prolétaires algériens toujours meurtris par la violente misère. Une chose est sûre : ce n’est assurément pas le sursaut démocratique bourgeois pacifiste réformiste qui a acculé l’état-major de l’armée à entrer en action. A sortir de son encasernement légendaire pour enrégimenter le pouvoir civil menacé d’éclatement. Pour sauver le soldat étatique en détresse.
A la vérité, c’est l’éruption des travailleurs algériens sur le front de la lutte économique qui a contraint l’armée à changer son fusil d’épaule, en vue de neutraliser les mouvements de grève menaçant l’ordre établi et surtout les profits. Aussi, pour désamorcer le mouvement de contestation sociale en voie d’exacerbation subversive, le pouvoir, désormais directement assuré par l’état-major de l’armée en raison de la menace d’insurrection sociale, a-t-il préféré préventivement accéder aux revendications des travailleurs entrés massivement en lutte. Or, les médias ont délibérément éludé ce soulèvement ouvrier, préférant focaliser leur attention politiquement orientée sur les défilés pacifiques de l’inoffensive «société civile» composite, devenue célèbre pour ses routinières et interminables parades bigarrées hebdomadaires.
De manière générale, dès le début du soulèvement du 22 Février, au sein des classes populaires, en particulier parmi les travailleurs, le mécontentement n’a cessé de croître du fait des conditions sociales dégradées et dégradantes, du chômage endémique et de la modicité des salaires. Au plus haut moment charnière du soulèvement populaire, avant la prise de décision de congédiement du président Bouteflika, des dizaines d’entreprises ont été en proie aux grèves. Des milliers de travailleurs ont, en effet, débrayé dans de nombreuses sociétés privées et publiques. Durant tout le mois de mars et avril, des appels à la grève générale ont été lancés. Certes, ces appels ont inégalement été suivis, mais ils ont été particulièrement entendus parmi les travailleurs algériens des entreprises productives publiques et privées, parmi les employés des administrations et des transports, les enseignants et les professeurs d’université et autres catégories professionnelles. De surcroît, outre l’éruption des grèves ouvrières massives, des protestations de chômeurs et des explosions de violence populaire ont surgi en divers endroits du pays : des alertes inquiétantes pour l’ordre établi.
De toute évidence, des actions qui contrastaient avec les marches pacifiques hebdomadaires. Qui plus est, des luttes puissantes et triomphantes axées sur les revendications salariales et les conditions de travail, contre les licenciements, contre la dictature de l’encadrement hiérarchique mafieux sous la mainmise du syndicat d’Etat, l’UGTA. Ces luttes revendicatives des travailleurs algériens ont constitué, par leur ampleur, une ébauche d’autonomie ouvrière, une amorce d’auto-organisation, aussitôt contrecarrées par les concessions salariales et sociales opportunément accordées par le pouvoir pour circonscrire l’incendie prolétarien, étouffer dans l’œuf la révolte sociale. Ainsi, dans la sidérurgie et les mines de fer, des milliers d’ouvriers ont mené de longues grèves. Grâce à leur détermination et leur mobilisation, ils ont obtenu d’importantes augmentations de salaire, une amélioration de leurs conditions de travail. Revendications obtenues directement par la négociation avec la direction des entreprises, le syndicat étatique l’UGTA ayant été évincé par les ouvriers.
Dans le secteur de la sidérurgie, au début du Hirak, plus de 70% des travailleurs des diverses mines de fer étaient en grève, provoquant des pertes considérables du chiffre d’affaires. Ces grèves ont permis d’arracher une augmentation de salaire de presque 10 000 dinars mensuel, des primes de rendement, des remboursements en cas d’accident de travail par l’assurance sociale. A Constantine, les travailleurs de l’entreprise des tracteurs agricoles (Etrag) se sont mis, à leur tour, en grève, début avril. A Mostaganem, le port a été paralysé par la quasi-totalité des travailleurs portuaires. Ils ont exigé le limogeage du PDG, le renouvellement des contrats d’une catégorie de salariés précaires, l’augmentation des salaires de 20% avec un effet rétroactif démarrant au mois de janvier 2018. Revendications satisfaites dans leur intégralité. A Béjaïa, l’entreprise de confection textile Alcost a été également en proie à une grève engagée par les 720 ouvrières du secteur, au cri de «pas d’augmentation, pas de travail !».
De son côté, l’entreprise publique d’électroménager d’Oued Aïssi, Eniem, était également en grève. Au cri de «nous voulons le changement du système et non un changement dans le système !», les deux mille travailleurs d’Eniem ont manifesté fréquemment contre le régime et contre la direction syndicale de l’UGTA, dénoncée pour son inféodation au patronat public et privé.
De toute évidence, ces grèves massives ont affecté gravement l’économie, notamment le secteur productif. Les investissements ont considérablement baissé, les prêts bancaires ont été réduits. L’Etat-patron algérien a été sérieusement ébranlé dans ses fondements par ces gigantesques grèves menées par les travailleurs algériens. De là s’explique l’intervention précipitée et intelligemment calculée de l’état-major de l’armée pour désamorcer la bombe ouvrière algérienne. D’une part, par la satisfaction des revendications des travailleurs en grève afin de neutraliser cette extraordinaire force menaçant la survie du système ; d’autre part, par le lancement spectaculaire de l’opération «mains propres» bien ciblée, en jetant à la plèbe courroucée, par une manœuvre de diversion, quelques minuscules affairistes à lyncher, pour mieux préserver le corps charnu du capital national.
Après avoir sauvé l’outil de production de la subversion ouvrière, de la mainmise des travailleurs, l’état-major de l’armée a tactiquement abandonné la rue à la «société civile» disparate inoffensive et tapageuse pour lui permettre de se livrer à ses balades rituelles carnavalesques impuissantes.
Face à la crise politique interminable de la domination du pouvoir grabataire, seule la classe ouvrière algérienne organisée a démontré sa capacité de blocage économique, sa force de frappe face à un régime apeuré. Aussi, elle est la seule à offrir une issue authentiquement révolutionnaire. A l’évidence, devant l’enlisement du mouvement hirakien, dirigé par les élites algériennes autoproclamées représentantes du peuple algérien, sans avoir reçu aucun mandat, par ailleurs affaibli par leurs atermoiements et déchiré par des intérêts contradictoires et ne pouvant pas organiser une alternative fiable au pouvoir illégitime, seuls les travailleurs algériens, en lien avec les chômeurs et l’ensemble des catégories sociales populaires déshéritées, sans oublier le monumental bataillon estudiantin, peuvent dénouer la crise par l’application de l’arme de la grève générale afin d’ouvrir la voie à un rapport de forces favorable à la prise du pouvoir par le prolétariat algérien, autrement dit l’ensemble de la population.
M. K.
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