Et l’organisation de l’«élite» ?
Par Kaddour Naïmi – Dans la contribution précédente, concernant l’auto-organisation du Mouvement populaire comme agent social opératoire, un lecteur inséra ce commentaire : «C’est plutôt à l’élite intellectuelle et politique qu’il revient de se structurer, s’organiser et montrer concrètement, sur le terrain de la lutte, une combativité franche et soutenue en faisant bon usage de la force d’appui considérable que le Hirak met à son service. Mais pour l’instant, il est regrettable de constater que cette élite brille par son absence sur le terrain de la lutte. (…) En attendant que cette élite endosse honorablement sa tenue de combat, le Hirak est toujours là, debout, et il déblaie pour la postérité.» (1)
Tentatives vaines
A l’exemple de ce lecteur, qui donc, parmi les membres de cette «élite», a posé ce problème réel ? Voici l’objection prévisible : «Et toi, qu’as-tu fait ?» Bien que parler de soi n’est pour le moins pas appréciable, il faut bien répondre à cette légitime interpellation ; elle a, en outre, l’avantage de valider cet exposé par un témoignage personnel. Pour ma part, voici ce que j’ai proposé.
En janvier 2018, j’ai publié un «Appel pour un mouvement d’autogestion sociale» (2). Résultat : silence total !
Durant le printemps de la même année, j’ai commencé par proposer à deux intellectuels universitaires – se distinguant par leurs écrits comme soucieux du peuple algérien –, dont l’un renommé en Algérie, j’ai donc proposé la création d’une revue culturelle. Elle regrouperait toutes les bonnes volontés et compétences afin de contribuer ensemble, chacun et chacune à sa manière, à l’indispensable production culturelle qui manque dramatiquement en Algérie, et qui serait susceptible de contribuer à la naissance d’un mouvement social en mesure de changer positivement la situation dans le pays. L’un des deux sollicités a fini par me calomnier dans la presse, l’autre a simplement décliné la proposition. Il m’a semblé inutile d’aller plus loin.
Retournons au passé lointain.
Juste après l’indépendance, le regretté et ami Yahia Alwahrani, de son vrai nom Jean Sénac, voulut faire de l’Union des écrivains algériens un noyau contribuant à cette culture indispensable à un surgissement d’une conscience sociale émancipatrice. On se moqua de l’initiative de Jean Sénac. On serait très étonné d’apprendre qui fut l’un de ces moqueurs qui préféra faire cavalier seul, avec son petit groupe d’amis.
Personnellement, en créant la troupe du Théâtre de la Mer à fin 1968, je déclarai vouloir en faire un exemple incitant à créer un maximum de troupes du genre sur le territoire national, afin de contribuer à la naissance d’un mouvement culturel émancipateur. Un seul critique le comprit (3), sans être entendu.
Cas exemplaires
La conscience de la nécessité d’une auto-organisation des intellectuels en Algérie, cette nécessité provenait d’une connaissance personnelle d’exemples historiques.
Des nations ont connu une union d’intellectuels ayant su produire les idées que leurs peuples ont, par la suite, employées comme moyens d’émancipation politique et sociale. Exemples significatifs mais non exhaustifs : les membres du Siècle des Lumières en France, réunis autour de L’Encyclopédie, dirigée par Denis Diderot ; le mouvement intellectuel russe d’avant 1917, réuni autour de la revue La Cloche, dirigée par Alexandre Herzen ; le mouvement intellectuel chinois qui porta à l’élimination du régime féodal en 1919, puis au développement du mouvement populaire émancipateur.
Il y eut également – il faut le noter – des «élites» réactionnaires qui, en s’auto-organisant, eurent une certaine influence sur leurs peuples. Exemples significatifs et non exhaustifs : les intellectuels allemands nazis, les intellectuels arabes qui ont créé l’organisation Frères Musulmans (4).
Certes, dans tous les cas, il s’agissait d’une minorité d’intellectuels mais leurs capacités en matière de culture émancipatrice (ou réactionnaire) était assez forte. Leurs productions eurent un rôle important dans le réveil de la conscience sociale, suivie par l’action populaire. Ces productions constituèrent une base pour l’établissement d’un programme, d’une «feuille de route» qui permirent de concrétiser les changements sociaux émancipateurs (ou réactionnaires).
Bilan
En Algérie, si l’islamisme politique armé a été vaincu, par contre, l’islamisme politique et idéologique demeure vivace et influent, quoiqu’en disent certains intellectuels qui prennent leur désir pour réalité. Cet islamisme dispose de ce qui donne la force sociale : une auto-organisation, un programme d’action commun et des représentants pour le concrétiser. Ces trois éléments manquent aux intellectuels se réclamant de la démocratie, quelle que soit sa nature, capitaliste ou socialisante. Même durant l’hécatombe d’intellectuels qui eut lieu durant la «décennie noire», à ma connaissance, il n’y eut pas d’auto-organisation effective des intellectuels.
Retournons au passé d’après l’indépendance. Il y eut des tentatives d’organisation des élites algériennes. Principalement par deux partis politiques d’opposition. L’un fut radical et sans concessions avec l’oligarchie alors dominante : le PRS (Parti de la révolution socialiste), dirigé par le regretté Mohamed Boudiaf. Malheureusement, ce Parti fut trop faible, principalement à cause de l’impitoyable répression exercée contre lui par l’oligarchie dominante. L’autre parti, le PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste) pratiqua, hélas, le «soutien critique» avec l’oligarchie. Il en résulta une élite intellectuelle opportuniste (certes, suite à une répression impitoyable de la part de l’oligarchie) et «caporaliste». Opportuniste, elle bénéficia des strapontins administratifs concédés par l’oligarchie régnante, tout en s’efforçant de créer des «espaces de liberté». Il en résulta une désorientation qui a neutralisé, quand pas corrompu financièrement, des membres de cette élite intellectuelle, isolant et neutralisant la minorité d’entre eux, réellement au service du peuple. Quant au «caporalisme», il se manifesta par une action où l’asservissement à l’idéologie et à la politique du Parti («l’Avant-Garde» !) primait sur la valeur qualitative de la production intellectuelle. Mécanisme typique jdanoviste stalinien. Comme en Russie, où le bolchevisme au pouvoir annihila l’émancipatrice production intellectuelle, en Algérie le pagsisme eut un résultat identique : la médiocrité servile érigée en «culture». Le cas le plus flagrant fut le théâtre caporalisé de l’époque. J’en ai payé les frais (5).
Encore aujourd’hui, quoique ce Parti est depuis longtemps dissous suite à ses contradictions internes, sa mentalité reste majoritaire parmi les intellectuels algériens : opportuniste et caporaliste. Opportunisme, parce que préférant les strapontins offrant de confortables sinécures dans l’administration, tout en se proclamant «progressiste» et «démocratique». Et «caporalisme», car tout intellectuel n’adhérant pas à cette position est automatiquement occulté, écarté de toute possibilité de travail dans les domaines où ces intellectuels «progressistes» ont des responsabilités étatiques. Là, aussi, j’en ai payé les frais (6).
Notons un aspect fondamental. Le point commun entre les gérants de l’Etat et les membres de l’élite d’opposition est la mentalité autoritaire hiérarchique : seuls les membres des élites conçoivent et ordonnent, le peuple se contentant d’applaudir et d’exécuter. On comprend, alors, que le concept d’autogestion sociale soit totalement tabou. Certes, la formule «Par et pour le peuple» est évoquée tout le temps (sauf par les intégristes islamistes) mais, dans les faits, il s’agit uniquement d’une proclamation démagogique. Pour ces élites, le but n’est pas de partager le pouvoir entre tous les citoyens mais de prendre le pouvoir pour, ensuite, édifier un système social où ces élites demeurent dominantes.
Le pays a, certes, une minorité – à ma connaissance toute petite minorité – d’intellectuels professionnellement compétents et éthiquement au service de l’émancipation sociale réelle. Mais, en règle générale, – tout au moins selon mes constatations personnelles, basées sur les actes et non sur les déclarations d’intentions, le souci premier des intellectuels se proclamant soucieux du peuple est ailleurs : d’abord, s’assurer une carrière professionnelle qui leur fournit une certaine réputation médiatique et les bénéfices matériels qui l’accompagnent. Pour ces intellectuels, la conscience de la nécessité de s’unir sur la base d’un programme d’action commun, cette conscience est absente, sinon hésitante. Depuis l’indépendance, à part Jean Sénac, qui et combien sont les intellectuels qui se sont unis dans une structure commune, non caporalisée – précisons-le – autonome, pour contribuer à la production d’une culture servant à l’émancipation sociale du peuple ?
Voici un cas flagrant où les intellectuels algériens, francophones comme arabophones, ont failli totalement à leur devoir : la promotion de la langue populaire arabophone, dite «darija». Alors que dans le monde, un groupe d’intellectuels a contrecarré la langue élitaire dominante dans son pays, pour promouvoir la langue populaire (par exemple, le français était, au temps de Ronsard, une simple «darija» dominée par le latin, mais qui devint langue à part entière grâce au groupe d’intellectuels réunis dans la «Pléiade»), en Algérie on se contenta du français et de l’arabe classique, au mépris de la langue populaire arabophone. Pis encore : on évoqua des arguments de fanfarons (tare habituelle de l’aliénation de colonisé) pour justifier ces choix. Seuls les intellectuels amazighs eurent le courage et l’honneur de combattre pour valoriser leur langue populaire. Et quand, pour introduire le débat, j’ai publié mon essai Défense des langues populaires : le cas algérien (7), silence total. En Algérie, ce n’est pas l’argument qui compte, mais le statut médiatique de l’auteur. Ce statut est concédé par des élites oligarchiques de l’ex-métropole coloniale ou par celles moyen-orientales. Frantz Fanon, reviens ! pour constater combien d’intellectuels algériens, au pays ou dans la diaspora, sont encore colonisés ou néocolonisés, tout en se proclamant libres penseurs au service du peuple.
Au cours de l’actuel Mouvement populaire algérien, l’enthousiasme me porta, avec un ami informaticien, à élaborer un projet de revue culturelle, où interviendraient toutes celles et ceux qui estimeraient indispensable de créer un mouvement culturel d’émancipation sociale. Mais voici la question : combien de personnes collaboreraient de manière bénévole et régulière ?
La majorité dominante des membres de l’élite politique, syndicale et intellectuelle, y compris «progressiste» et «démocrate», se caractérise par le «zaïmisme», le leadership : «Moi, le meilleur ! Qui n’y consent pas est un envieux !» Ces intellectuels adorent être érigés en icône (voir leur manière de poser devant l’appareil photographique, tels de vulgaires acteurs de Hollywood), qualifier de «Monument», de «Géant», de «Mythe»… Ils le sont par la petite-bourgeoisie superficiellement cultivée, psychiquement demeurée enfantine parce que besogneuse de «Père Sauveur».
Au contraire, s’unir dans une structure, c’est mettre au second plan la personnalité individuelle au bénéfice de l’organisation collective. La majorité des intellectuels font cavalier seul. Cette posture leur permet de bénéficier du beurre et de l’argent du beurre : argent et privilèges d’une part (jamais révélés publiquement) concédés par les gérants du pouvoir (étatique ou privé) et, d’autre part, une image (ostentatoire) d’ami et défenseur du peuple. Cependant, la critique des autorités (étatiques ou privées) est soigneusement calibrée : elle pointe le secondaire et occulte l’essentiel, par exemple, dénoncer la «bureaucratie» et non l’oligarchie dominante, cause de la bureaucratie ; ou encore dénoncer des problèmes sociaux stigmatisés comme «tares», en occultant les premiers responsables de ces «tares».
Prêtons finalement attention uniquement à la minorité d’intellectuels réellement soucieux de l’émancipation du peuple. Avant ou pendant qu’ils parlent ou écrivent pour demander au peuple de s’auto-organiser, ne devraient-ils pas, d’abord, commencer par donner l’exemple eux-mêmes ?
- N.
(1) «Un Hirak qui ne s’organise pas échouera», https://www.algeriepatriotique.com/2020/02/10/contribution-de-kaddour-naimi-un-hirak-qui-ne-sorganise-pas-est-voue-a-lechec/
(2) Voir «Vers l’intifadha populaire en Algérie 2019», disponible ici https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-vers-intifadha-algerie-2019.html
(3) ««Le Théâtre de la Mer doit exister à des milliers d’exemplaires (…)», article non signé, revue Echabab», 7 février 1971.
(4) Pour plus d’informations concernant la Chine, l’Allemagne et les pays arabes, voir https://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/1076
(5) Voir «Ethique et esthétique au théâtre et alentours», Livre 2 : «Ecriture de l’histoire avec la gomme ou le prix du silence», disponible ici : https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-theatre-oeuvres-ecrits%20sur%20theatre_ethique_esthetique_theatre_alentours.html
(6) Voir «Ethique…», o. c., Livre 4 : Retour en zone de tempêtes.
(7) Librement accessible ici :https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-defense_langues_populaires.html
Ndlr : Les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.
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