Célébration des langues maternelles : et la dziriya, c’est pour quand ?
Par Kaddour Naïmi – Le 20 février a été célébrée la Journée internationale des langues maternelles. C’est l’occasion pour rappeler l’oubliée, la stigmatisée, l’occultée, la méprisée, celle qu’il est erroné de nommer «darija», ce terme méprisant, et que je nomme, pour l’instant, dziriya, pour des motifs exposés dans mon essai Défense des langues populaires : le cas algérien (1).
Cet essai fut rédigé suite à la lecture d’un très stimulant article. Parlant de «tentative de meurtre contre-culture populaire», il commence ainsi : «Qu’aurait été l’Algérie si on avait osé institutionnaliser le dialecte algérien au lendemain de l’indépendance ? Peut-être une grande nation.» Non pas «peut-être», mais certainement. Cette conviction provient de la connaissance du processus de promotion des idiomes populaires en instruments linguistiques à part entière. C’est le contenu de l’essai évoqué. En Algérie, combien ne seraient pas très surpris de faire certaines découvertes, et d’abord les intellectuels ? Exemples.
– Toutes les langues européennes actuelles, dont le français, furent d’abord des «darija», autrement dit un langage du seul peuple, méprisé et ignoré par les élites (politiques, religieuses, intellectuelles). Ces dernières employaient uniquement le latin, langue considérée sacrée par la religion, en outre celle d’un ex-dominateur impérialiste ; les Romains.
Une toute petite minorité d’intellectuels, quand pas uniquement un seul (pour la langue ouzbèke), ont combattu la langue dominante oligarchique (en Ouzbékistan, c’était la langue persane), et donné ses lettres de noblesse à la langue parlée, la transformant en instrument linguistique à part entière.
– La langue arabe fut d’abord une «darija» tribale, et ne devint une langue à part entière que grâce à son emploi dans le livre sacré coranique.
– La langue hébraïque, considérée comme morte, a connu une nouvelle naissance, et devenue une langue à part entière, grâce à la volonté politique et intellectuelle de ses locuteurs.
– Les langues chinoise et vietnamienne se simplifièrent pour être plus accessibles au peuple, tout en développant leurs capacités cognitives.
Malheureusement, en Algérie, deux conceptions dominèrent, et continuent à dominer, au détriment des langues populaires, la dziriya et le tamazight. Ces deux conceptions dominantes sont celles considérant, d’une part, l’idiome français comme «trésor de guerre» et, d’autre part, l’arabe littéraire comme «retour aux sources». Et cela en gonflant le torse d’orgueil, tout en jetant aux poubelles les langues du peuple. Des grenouilles se prenaient pour des bœufs ! Oui, telle est la réalité, même si elle fait grincer les dents de ceux qui ont comme seul horizon mental la France ou le Moyen-Orient (deux ex-puissances colonisatrices), mais pas le peuple algérien.
Par chance, le tamazight a bénéficié d’une minorité d’intellectuels intelligents, courageux, désaliénés et au service de leur peuple. Leur combat a porté à la reconnaissance officielle du tamazight, bien que beaucoup reste à faire pour transformer cette langue populaire en instrument linguistique à part entière. L’essentiel est d’abord commencé.
Par malheur, la dziriya reste encore ignorée quand pas méprisée comme un «charabia» incapable de constituer une langue à part entière. Cet argument fut exactement celui utilisé contre les langues populaires européennes, à l’époque où le latin dominait. Voici le malheur de l’Algérie : des intellectuels de la valeur de ceux qui, dans d’autres nations, ont transformé leur langue populaire en instrument linguistique à part entière, ce genre d’intellectuels, en ce qui concerne la dziriya, n’existe pas, ou leur nombre est tellement limité qu’ils sont superbement ignorés par ce qu’on appelle les élites intellectuelles algériennes, tant arabo- que francophones. Une preuve parmi d’autres : les rares textes en faveur de la dziriya, parus dans la presse, ainsi que les miens, n’ont eu absolument aucune réaction. Silence dans le désert ! Pour la langue populaire dziriya, aucun intérêt, ni de la part des politiciens, ni de la part des intellectuels, toutes idéologies confondues. La majorité d’entre eux louchent entre le français et l’arabe littéraire, avec quelque énergumène qui brandit maintenant l’anglais.
Il en est jusqu’au peuple qui manifeste une déplorable aliénation coloniale, notamment quand il crie son fameux «One, Two, Three ! Viva l’Algérie !», quand il adopte «Bye bye !» pour saluer, quand il remplace «tabgâ ěalâ khîr» (porte-toi bien) par le moyen-oriental «Allah yahàfdak» (Que Dieu te protège !), quand à la place de «yammàk» ou «oummàk» (mère, respectivement dans l’Algérois et dans l’Oranais), il préfère le terme des tele-novelas turques «mamak», etc. Rien de sa langue populaire, mais l’anglais, l’espagnol, le français, l’arabe moyen-oriental, le turc. Qu’est-ce donc, sinon l’expression d’une aliénation linguistique dégradante ? D’où provient-elle, sinon d’une aliénation psychique ? Quelle est la cause de cette dernière, sinon une aliénation politique-idéologique ? En dernière analyse, où est la responsabilité première, sinon dans une domination politique oligarchique, couplée d’une domination intellectuelle élitiste, les deux méprisant la dziriya, langue du peuple ?
Ces «élites» préfèrent recourir au français et à l’arabe littéraire. Pourquoi ? Comme leurs prédécesseurs européens du Moyen-Age, pour jouir des privilèges de l’«instruit» afin de dominer le peuple. En le contraignant à la dépendance linguistique pour une langue qui n’est pas la sienne, ce peuple est maintenu dans la dépendance dans tous les domaines de la vie sociale. Même ceux qui prétendent «libérer» le peuple, lui offrir la démocratie et le développement culturel, la majorité d’entre eux s’adressent au peuple en français ou en arabe littéraire (les deux pas toujours bien maîtrisés), et cela non seulement dans leurs écrits, mais aussi dans leurs déclarations verbales. Et tant pis pour toute cette partie du peuple qui n’a pas les moyens de se scolariser ! A quoi sert-elle, sinon à suer du burnous, au bénéfice des «instruits» ? Un exemple significatif. Plus d’une fois, une personne du peuple, entendant le français «démocratie» ou l’arabe littéraire «dimocratiya» m’a demandé : «Qu’est-ce que c’est ?» Je répondais : «Houkm a chaâb» (pouvoir du peuple). Alors, venait la réponse : «Ah, bon, j’ai compris. Mais pourquoi ils n’utilisent pas cette expression qui est la nôtre ?» Autre exemple : regardons les manifestations du Mouvement populaire actuel, qui clame, légitimement, sa libération de toute forme de domination. Il est vrai que la plupart de ses slogans verbaux s’expriment en langage populaire, mais ses pancartes et ses banderoles ? Français et arabe littéraire. Combien d’ouvriers et de paysans sont capables de les lire ? N’est-ce pas la preuve que ce Mouvement populaire n’est pas dirigé par eux ? Et que les rédacteurs des pancartes et banderoles ne prêtent aucune attention à la langue du peuple, précisément pour lui permettre de s’émanciper réellement ? La personne qui, en lisant ces lignes, croirait que j’exagère, je la renvoie au processus de promotion des langues populaires, tel que décrit dans mon essai. Cette personne constatera que l’exagération ne vient pas de moi, mais de ceux qui, en Algérie, exagèrent leur ignorance, signe de mépris, de la langue populaire.
Arrêtons ici cette contribution. Le lecteur qui accorde de l’intérêt à la langue qu’il a parlée en premier, après sa naissance, est prié de prendre la peine d’employer un peu de son temps précieux pour parcourir l’essai que j’ai rédigé, sans être un spécialiste des langues, mais simplement un citoyen intéressé au développement culturel du peuple à travers l’instrument linguistique. Peut-être ce lecteur trouverait-il des motifs pour donner à la langue de sa vie quotidienne, de ses émotions, de ses sentiments et plus encore, de donner donc plus d’importance, voire une importance primordiale qu’elle mérite. Car l’enjeu est le suivant : se libérer de l’aliénation linguistique, c’est établir une personnalité psychique autonome, seul moyen de développement culturel et social. Autrement, l’Algérie et son peuple restent, comme dans le passé, une province soumise à tous les envahisseurs, pour lesquels la langue est l’un de leur instrument «soft» de domination. Un peuple qui n’accomplit pas l’effort de promouvoir sa langue maternelle comme instrument linguistique à part entière, ce peuple n’est pas psychiquement libre, «tabghou oualla takkàrhou !» (qu’on le veuille ou pas). Comme quoi, pour la partie linguistiquement dite arabophone en Algérie, il reste tellement à faire pour brandir entièrement la fierté d’être «Wald al blâd ! Wald al Jazaïr !» (Enfant du pays ! Enfant de l’Algérie !).
K. N.
(1) Publié en 2018, librement disponible ici https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-sociologie-oeuvres-defense_langues_populaires.html
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