Les mobilisations populaires incapables d’offrir un projet émancipateur
Par Mesloub Khider – «Religion, mœurs, justice, tout décade. La société se désagrège sous l’action corrosive d’une civilisation déliquescente.» (Anonyme, 1886). A la déliquescence économique succède la décomposition politique. En effet, depuis quelques années, la crise économique se traduit par l’instabilité politique, l’éclatement des partis traditionnels, le délabrement des institutions étatiques. Le paysage politique est totalement bouleversé, démantelé. Dans la majorité des pays, l’alternance bipartite traditionnelle entre gauche et droite, en vigueur depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a volé en éclats. La scène politique est envahie par deux nouvelles formes de gouvernement : le populisme et le bonapartisme (1). Ces deux mouvements divergents mais complémentaires se proclament être au-dessus des classes, mais de manière différente.
Aujourd’hui, le néolibéralisme (responsable du krach de 2007-2008), depuis 1989 déclaré pourtant comme le système économique victorieux, et le keynésianisme social-démocrate (incapable de financer son Etat-providence), ce socialisme philanthropique des riches prédateurs, sont en crise. Ces deux courants idéologiques en putréfaction, produits du capital, tous deux longtemps encensés comme les horizons indépassables du capitalisme, ont failli dans leurs promesses politiques d’éradiquer la misère du monde, unique secteur (la misère) en pleine croissance. Sans conteste, les modèles économiques libéraux et socio-démocrates ont démontré leur faillite, ont été précipités partout dans la déconfiture, ont sombré dans la forfaiture par les mesures antisociales infligées au peuple réduit à survivre dans l’indigence et la flétrissure.
Corollairement, les classes dirigeantes patronales et étatiques sont décriées et discréditées. De même, les partis classiques gouvernementaux ont perdu leur crédibilité. Les cirques électoraux n’appâtent plus la foule moutonnière citoyenne devenue réfractaire aux spectacles politicards animés par des écornifleurs politiciens et des prestidigitateurs gouvernementaux démagogiques.
La crise politique est mondiale. Qu’il s’agisse de l’ébranlement total des Etats (Syrie, Soudan, Venezuela), de l’onde de choc du Brexit, de l’extravagante élection de Trump, ou bien de la résurgence de l’extrême-droite, des partis islamistes, du surgissement des Gilets jaunes et de l’irruption du Hirak (deux mouvements populistes), tous ces récents phénomènes politiques délétères ou contestataires traduisent la décomposition accélérée du système capitaliste.
Les médias et les politologues aux ordres, pour expliquer l’échec du système politique bourgeois incarné par la démocratie des riches, incriminent le «populisme», ce nouvel avatar de la politique, réincarnation d’un «fascisme» larvé, selon certains analystes primaires adeptes d’une vision policière de l’histoire. En effet, une large partie de cette secousse tellurique politicienne contemporaine est imputée à l’éruption «pestilentielle» du populisme.
En vérité, le populisme, sous quelque forme que ce soit, a toujours occupé la scène théâtrale politique. Mais, aussi longtemps que les vieux partis bourgeois officiellement établis pouvaient prétendre procurer de l’espoir (cette transaction chimérique du rêve avec la réalité), assurer une illusoire et éphémère prospérité induite par une croissance économique conjoncturelle, il a été confiné aux marges des jeux et enjeux politiques opérés dans les coulisses électorales. En outre, régulièrement, en période d’instabilité gouvernementale, il a été agité comme épouvantail aux fins de mobilisations citoyennes au profit des partis traditionnels «démocratiques», dans un climat d’hystérie d’union sacrée nationale pour assurer le triomphe des candidats du système.
Cependant, la configuration politique contemporaine s’est radicalement métamorphosée. Aujourd’hui, pour la bourgeoisie, le «populisme» est synonyme de la montée en puissance de forces alternatives «antisystème», menaçant l’espace politique lucratif qu’elle a depuis des décennies monopolisé et contrôlé. Au reste, ces forces populistes ne remplissent plus l’utile fonction d’agitateurs pestiférés de la politique. Elles sont devenues des formations agissantes auréolées de respectabilité politique, bénéficiant d’une opinion publique favorable, drainant un électorat en constante expansion, obtenant des scores électoraux enviables, raflant des villes longtemps monopolisées par les partis clientélistes bourgeois classiques.
Les forces populistes s’affirment partout dans le monde
En effet, après une longue stagnation économique, la montée des organisations populistes a revêtu plusieurs aspects politiques – le pendant du populisme dans les pays de confession musulmane est l’islamisme et l’irrédentisme.
En Occident, le populisme se décline en deux tendances situées sur les deux extrêmes de l’échiquier politique de la droite et de la gauche.
D’une part, le populisme de gauche (Podemos, Syriza, le Labour Party de Corbyn, le «socialisme» de Sanders, La France insoumise, etc.), issu de l’éclatement des vieilles organisations de la gauche traditionnelle, de la déliquescence des partis staliniens et socialistes. Ce populisme tente de canaliser le mécontentement grandissant des travailleurs par l’unique moyen pacifique du bulletin de vote pourtant massivement désavoué par les classes populaires, coiffé par un programme politique totalement inoffensif, ne remettant absolument pas en cause le capitalisme.
Ce populisme, en dépit de quelques éphémères succès électoraux obtenus notamment en Espagne, s’essouffle. De fait, son échec est inexorable, sa viabilité éphémère, sa fiabilité hypothétique.
D’autre part, le populisme de droite, récemment propulsé sur la scène politique à la faveur de la crise économique et de l’apparition de l’islamisme et du terrorisme islamiste en Europe. Ce populisme surfe sur la peur, instrumentalise le climat d’insécurité, la psychose du terrorisme, cultive la xénophobie.
Néanmoins, il ne faut pas déduire que le populisme remettrait en cause et affaiblirait la démocratie bourgeoise et son Etat. Le populisme s’intègre totalement dans le système dominant. En réalité, aujourd’hui, toutes les fractions de la bourgeoisie sont réactionnaires (populistes). Le populisme (comme autrefois le fascisme), comme expression politique, se rattache intégralement à l’univers idéologique de la bourgeoisie et s’inscrit pleinement dans la défense des intérêts capitalistes. Les partis populistes (islamistes, berbéristes irrédentistes, pour ce qui est de l’Algérie) constituent des fractions bourgeoises, des parties de l’appareil capitaliste d’Etat totalitaire, des composantes paupérisées de la société capitaliste en butte à une crise économique systémique. Ces populismes répandent l’idéologie et le comportement bourgeois et petit-bourgeois décadents : le nationalisme, le régionalisme, le racisme, la xénophobie, l’autoritarisme, le conservatisme ethnique, culturel et religieux, le communautarisme identitaire. Ils catalysent les peurs, expriment la volonté de repli sur soi, le rejet des «élites» – mais avec la convoitise lucrative de les remplacer.
Ainsi, la résurgence du populisme a bousculé le jeu politique traditionnel, avec pour corollaire une perte de contrôle croissante de l’appareil politique bourgeois classique sur le terrain électoral. Or, pour redorer leur blason, surtout pour sauvegarder leurs sinécures parlementaires et gouvernementales, les partis conventionnels tentent (vainement) d’atténuer l’impopularité de leur image moralement écornée en essayant de se présenter comme plus «humanistes» et plus «démocratiques» que les populistes.
De manière générale, le populisme est le produit de la décomposition du capitalisme. Il exprime l’incapacité des deux classes fondamentales antagonistes, la bourgeoisie et la classe ouvrière, à mettre en œuvre leur propre perspective – Guerre mondiale pour la bourgeoisie – seule solution pour le capital en crise lui permettant de renouveler un nouveau cycle de croissance après la destruction de millions d’infrastructures opérée par la guerre total comme lors de la Seconde Guerre mondiale, révolution pour la classe ouvrière pour en finir avec la barbarie capitaliste et sa condition de classe exploitée. Cette aporie politique a engendré un contexte sociologique de «blocage momentané» historique, un climat de «pourrissement sur pied» de la société, cristallisé par la fuite en avant où la lutte des classes s’enlise dans des escarmouches et non une guerre de classe frontale salutaire.
De toute évidence, dans cette actuelle phase de dégénérescence, la bourgeoisie n’est plus en mesure d’offrir un horizon politique susceptible de mobiliser et de susciter une adhésion à son projet de société en crise. Inversement, la classe ouvrière ne parvient pas à se reconnaître comme classe sociale pour soi, comme unique agent historique porteur d’un projet émancipateur, de par sa place centrale au sein de la production. Aujourd’hui, elle ne déploie aucun rôle politique décisif pour remplir sa mission historique. C’est cette réalité de crise qui a conduit à une paralysie historique, en termes de perspectives politiques. De surcroît, la faillite des régimes staliniens a amplement favorisé le reflux de la conscience de classe et l’effondrement du mouvement ouvrier. Elle a permis à la bourgeoisie mondiale de renforcer et de propager le plus grand mensonge du XXe siècle, à savoir l’identification du stalinisme au communisme. Et d’alimenter ainsi une énorme campagne de matraquage idéologique pour claironner la «faillite du marxisme» et la «mort du communisme», la «fin de l’histoire», le «triomphe définitif du capitalisme».
C’est ce qui a conduit au constat qu’il ne reste plus aucune alternative à opposer au capitalisme, aujourd’hui amplement démontrée par l’impuissance des mobilisations populaires incapables d’offrir un projet émancipateur, de concevoir une société alternative, donc de se structurer collectivement en vue de lutter consciencieusement contre le capitalisme, responsable de leur déchéance sociale, de leur paupérisation.
C’est dans ce contexte de recul du mouvement ouvrier, de désagrégation des partis socialistes maximalistes, des idéaux progressistes, d’amenuisement de la conscience de classe et du projet émancipateur, qu’il faut replacer la montée du populisme, des comportements antisociaux, de l’islamisme et des phénomènes irrédentistes (notamment berbéristes, pour ce qui est de l’Algérie).
L’effacement de la classe ouvrière de la scène politique, la désagrégation des partis d’obédience socialiste et communiste, l’effritement de la culture ouvrière, le déclin de la «morale» ouvrière, ont laissé les coudées franches à la bourgeoisie décadente et à son idéologie mortifère, aujourd’hui professée hystériquement par sa frange inférieure précarisée et paupérisée, la petite-bourgeoisie partout gémissante et agissante.
En conclusion, dans cette phase contemporaine caractérisée par l’absence de toute perspective politique émancipatrice, la défiance envers tout ce qui relève de la «politique» s’accroît. Phénomène favorisé par le discrédit des partis traditionnels de la bourgeoisie. De là s’explique le succès des partis populistes (islamistes, berbéristes) prônant comme instrument majeur de propagande le rejet des «élites», des politiciens corrompus, le séparatisme, mais toujours dans le cadre du maintien du système capitaliste – le Hirak constitue à cet égard un exemple de ce populisme incapable d’offrir une perspective révolutionnaire et une alternative sociale fiable. De là s’explique aussi le succès des idéologies réactionnaires : sentiment répandu de no future, l’explosion d’idéologies de repli sur soi, de retour vers des modèles réactionnaires archaïques ou nihilistes – en Algérie, l’islamisme et le berbérisme identitaire et irrédentiste reflètent cet infléchissement rétrograde.
«La décadence d’une société commence quand l’homme se demande : que va-t-il arriver ?, au lieu de se demander : que puis-je faire ?» (Denis de Rougemont).
M. K.
(1) Le bonapartisme est un concept marxiste qui désigne une forme de gouvernement bourgeois autoritaire, qui se place en apparence au-dessus des conflits de parti pour mieux maintenir un ordre menacé. La France de Macron s’apparente à une forme embryonnaire de gouvernement bonapartiste, de même la présidence de Tebboune intronisé par l’armée.
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