Hirak : la fin du «bourreau historique»
Par Abdelkrim Khelifi – «Mieux vaut, tard que jamais», entend-on souvent dire, face à tout fait ou événement parfois de longue date espéré et dont la soudaine survenue ne doit rien à quelque action que ce soit de notre part. Le constat en est fait par tous avec satisfaction par le plus grand nombre qui peut y voir le rayon d’espoir d’une aube nouvelle, pendant que d’autres, beaucoup moins nombreux, y verront une sérieuse menace à leurs intérêts.
Comme chacun le sait, cela s’est produit en Algérie, aussi bien que sous d’autres cieux où des événements de cette nature ont été à l’origine de profonds bouleversements au double plan politique et social. Dans certains cas, avec des conséquences dramatiques. Même si, à l’instar de tout ce qui relève du fait sociologique, ils n’obéissent pas à une chronologie à rythme régulier, ce type de situations peut potentiellement se reproduire à chaque fois que les conditions politiques, économiques et/ou sociales leur balisent le terrain.
De nombreuses dates marquant de tels événements ont jalonné la jeune histoire post-Indépendance de notre pays. Au nombre de celles-ci, la plus emblématique reste le soulèvement populaire d’Octobre 1988, de triste mémoire, par la répression qui l’a suivie.
En l’absence d’une volonté franche et sincère, la réponse politicienne faite alors à la nouvelle et douloureuse réalité qui en a résulté s’était limitée à la pseudo-ouverture décrétée du champ politique, avec pour corollaire la prétendue fin d’un système mono-partisan hégémonique. Cette fois encore et malgré le lourd tribut payé, l’absence de volonté politique sera manifeste et la méfiance sera de mise. L’Algérien n’aura droit qu’au mépris par l’illusion d’un changement.
Ainsi et alors même qu’en cette même année 1989, synonyme de liberté pour la communauté internationale sous d’autres latitudes, précisément dans l’ex-Allemagne de l’Est, le monde, témoin direct de l’histoire en mouvement, assistait à la disparition effective du rideau de fer et à la chute bien réelle du mur de Berlin, son symbole, l’Algérie, pour son malheur, allait s’enfoncer dans une terrible épreuve de trois longues décennies, l’une de terreur fratricide, faite de sang et de larmes, les deux suivantes vécues sous la férule du pouvoir sans partage d’un système mafieux. Pour le peuple algérien, la descente aux enfers allait se poursuivre sous une autre forme de terreur.
Une fois de plus trahi, mais non résigné, pour être servi par son tempérament de résistant, l’Algérien sera à son corps défendant le témoin impuissant de sa propre régression. Par l’illusion du changement. On voit bien que le bourreau sait aussi jouer à l’illusionniste funeste. Mêmes causes, mêmes effets. Là encore, dans le même temps, d’autres pays auront avancé à pas de géant vers la liberté et pour davantage de progrès.
L’évocation faite plus haut de deux expériences ne présentant aucune similitude si ce n’est la chronologie historique des faits vécus, se justifie par le seul souci de faire remarquer que l’écart dans le développement pouvant exister entre les pays (ici, l’Algérie et l’ex-RDA) a pu parfois être abusivement évoqué pour expliquer la réussite ou l’échec de l’un par rapport à l’autre. Faisant peu cas des capacités intrinsèques des sociétés humaines, ce genre de jugements vient, consciemment ou pas, en appui aux plus forts, aux tyrans du moment.
Bien qu’elle ait pu occasionnellement être soutenue par certains, parfois organisés en véritables groupes informels de pression, beaucoup plus à l’écoute de leur propre ego que soucieux de la rigueur intellectuelle requise, cette lecture reste nettement marginale et sans effets significatifs sur les opinions publiques.
On notera que les réponses les plus convaincantes à cet égard nous sont toujours données par l’histoire des peuples. Parfois mal assimilées, souvent délibérément ignorées.
En tout état de cause, outre l’absence d’objectivité qui le caractérise, ce type de lectures ne pourrait se concevoir – s’agissant de l’évolution des sociétés humaines – sans que leurs auteurs ne fassent, délibérément et abusivement, dépendre la capacité des peuples de se libérer, de leur degré de développement. Là également l’argutie ne résistera pas aux leçons de l’histoire.
En outre, le souci d’être plus exhaustif sur cet aspect impose de faire remarquer qu’au nombre de ces comportements, analyses, lectures ou autres initiatives intéressées, parfois commanditées, celles qui sont l’œuvre des milieux censés représenter l’avant-garde de leurs sociétés sont paradoxalement les plus pernicieuses d’entre toutes. C’est à cette catégorie de serviteurs zélés que s’adresse la sage réflexion «science sans conscience n’est que ruine de l’âme».
En effet, cette minorité d’intellectuels intéressés – faute d’être engagés – a de tout temps regroupé les théoriciens – conseillers au service des illusionnistes de la politique, adeptes de la formule «changement dans la continuité», l’usage du terme «changement» étant ici la meilleure preuve d’une mauvaise foi mal dissimulée – selon la méthode bien connue et éprouvée pour pérenniser ou régénérer les systèmes liberticides de par le monde.
Ce faisant, cette frange bien connue de «l’intelligentsia de service» a toujours eu pour objectif premier, usant d’un discours pernicieux, d’obtenir la résignation des classes exploitées qui devront se résoudre à supporter de voir la négation de leurs droits politiques et sociaux et accepter leur condition telle une fatalité. Ceci équivaut bien évidemment à annihiler toute velléité de résistance face aux dénis de leurs droits, leur interdisant par voie de conséquence l’accès à tout progrès. Et, de fait, à chaque fois que les actions de ces forces rétrogrades ont pu atteindre leur but, la marche du progrès en a été affectée. Parfois, sur de longues périodes.
Mais, malgré ces vents contraires des milieux réactionnaires dans leurs propres pays et alors que l’adversité qui les frappe peut paraître irréversible, les peuples persécutés, résolus à s’affranchir, ont toujours su trouver en eux la force nécessaire pour engager leur ultime combat. Victorieux.
En effet, à certaines périodes de leur histoire, peuvent se présenter à eux, sous différentes formes et circonstances, de réelles opportunités porteuses de grandes promesses pour leur destin collectif. Intelligemment exploitées, celles-ci permettent de réelles avancées démocratiques, à la satisfaction du plus grand nombre. Et il semble bien que le Hirak de la jeunesse algérienne ait offert à son pays une de ces précieuses opportunités.
Par sa composante purement citoyenne, le caractère spontané de sa présence sur la scène publique et la haute tenue qui le distingue, celui-ci représente, en fait, un réel motif de fierté pour toute la nation. A la place centrale qu’il occupe au cœur de cette indéfinissable alchimie humaine qui sans cesse se renouvelle sous nos yeux et dont seuls les peuples semblent détenir le secret, le Hirak de la jeunesse algérienne s’est immédiatement senti en totale symbiose et parfaite sonorité avec le vaste milieu populaire, sa famille naturelle.
Aux antipodes de l’accueil de circonstance et sans grande conviction, généralement réservé aux «chahuts de gamins sans lendemain», le jeune Hirak populaire a reçu l’accueil populaire honorable, attesté par des marques de spontanéité et de sincérité remarquables. Le caractère exceptionnel d’un tel accueil, unanimement apprécié et salué, force le respect. Il est sage d’y lire le signe fort de reconnaissance du soulèvement d’un peuple mature, tout à la fois convaincu de la justesse de son action et résolu à la faire aboutir.
Il n’est, par conséquent, que justice de souligner ici, loin de toute admiration béate ou de quelque autre banale iconisation, que ce Hirak national libérateur, véritable révolution populaire pacifique au long souffle, si intensément vécue, jouissant d’un indéfectible et très large soutien, unanimement admirée et respectée à travers le monde, impose à l’ensemble de la communauté nationale, de même qu’à l’Etat lui-même à travers ses plus hauts représentants, l’impérieux devoir d’un vibrant hommage à rendre, dans une totale communion, exprimant la gratitude et la reconnaissance de la nation à sa jeunesse.
En effet, phénomène sociétal spécifique à l’Algérie par son civisme exemplaire et sa nature non violente, d’extraction purement populaire, souvent présenté comme la «révolution du sourire» (plus proche du sourire du Lion d’Al-Mutana’bi), il a su, dès son irruption sur la scène publique nationale, adopter et tenir sans dévier un rôle catalyseur autour des revendications et des espoirs de millions de citoyens.
Chaque Algérienne, chaque Algérien, quel que soit son rang dans l’échelle sociale, devrait se sentir concerné au point d’y voir l’ultime sursaut de dignité d’un peuple trop longtemps méprisé et exploité par ceux-là mêmes censés le protéger et défendre ses intérêts. La plus irréfutable preuve de tant de mépris et de honteuse exploitation – très justement désignés en langage populaire par le mot «hogra» – nous est fournie par les récents aveux des nombreux et inqualifiables crimes et délits commis contre le peuple algérien et ses intérêts moraux et matériels et dont les présomptions de culpabilité les plus fortes – plus que d’innocence – impliquent des éléments de la très haute hiérarchie. De même que l’ont montré avec la même clarté (least not last ?) les spectaculaires coups de filet anti-mafia et le spectacle quasiment surréaliste de la valse de fourgons de police des tribunaux vers les geôles de la République.
En accusation, le système mafieux, de longue date identifié comme tel par les Algériens qui voient en lui leur bourreau historique, diaboliquement préparé pour «faire main basse» sur leur pays, dès sa libération, durablement s’y installer et sans cesse se régénérer. Jusqu’à l’irruption de la profonde secousse populaire du 22 Février.
Ce qui pouvait arriver de mieux à l’Algérie – il y a de bonnes raisons de l’espérer – lui est précisément arrivé en cette désormais historique journée du 22 Février 2019. Chacun pourra constater avec bonheur et fierté que c’est grâce à la grande détermination qui anime chacun de ses membres, que cet admirable mouvement citoyen constitue, en fait, un véritable «Front du refus» pacifique de la jeunesse d’un pays jeune contre un système inique et anachronique.
Ainsi, après six décennies d’une domination sans partage, la fin du «bourreau historique» paraît à présent avoir été irrémédiablement actée. Mais, au risque de le voir ressusciter, telle l’hydre de la légende, il est vital de s’assurer de son éradication en l’extirpant du corps social et des institutions étatiques sérieusement minées, tout comme on le ferait pour une tumeur maligne.
Il ne fait pas de toute que notre jeunesse y veillera avec sagesse et vigilance.
A. K
(Retraité)
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