Lettre ouverte au frère Lakhdar Bouregâa
Par Kaddour Naïmi – A propos de votre visite chez Ali Benhadj, vous déclarez : «Je dois vous répondre avec ce que disait l’architecte de la Révolution et du Congrès de la Soummam. Abane Ramdane disait qu’il ne faut rien laisser à la France. Abane Ramdane avait tout fait, absolument tout, pour récupérer les Algériennes et Algériens et les pousser à s’engager dans la voie de la Révolution, celle de la rupture radicale avec la France, en commençant par oublier leurs appartenances organiques et leurs sensibilités politiques et idéologiques pour, enfin, se fondre dans le glorieux Front de libération nationale (FLN). (…) Il a récupéré les messalistes, les communistes, les oulémas, les différentes associations, les sensibilités les plus contradictoires pour les mettre sous le commandement du Front de libération nationale, dans un seul objectif, celui de détruire l’ordre colonial. Moi aussi je suis dans la ligne d’Abane Ramdane. Il ne faut rien laisser au pouvoir actuel, le Hirak doit ratisser large et ne rien laisser au pouvoir, si on veut que la Révolution pacifique en finisse avec ce système mafieux et injuste et bâtir l’Algérie démocratique et sociale dont ont rêvé les chouhada. C’est ma profonde conviction, celle d’un vieux moudjahid qui n’aspire à plus rien sauf à voir son peuple réapprendre à rêver». (1)
Du commandement
La stratégie que vous accordez à Abane Ramdane est exacte. Cependant, vous notez que toutes les tendances furent «fondues» et mises «sous le commandement du Front de libération nationale». Or, aujourd’hui, le Mouvement populaire n’a ni programme clair (comme la Déclaration du 1er Novembre 1954, puis la Charte de la Soummam de 1956), ni leader représentatif (comme Abane Ramdane), ni organisation (comme le parti FLN). Au contraire, Ali Benhadj dispose de son programme, de son organisation et incarne leur leader.
En rendant visite à Ali Benhadj, représentant de l’idéologie que vous connaissez, sous quel «commandement» pensez-vous le mettre ? Et l’idéologie d’Ali Benhadj étant ce qu’elle est, croyez-vous qu’il se «fondrait» et se mettrait sous un «commandement» autre que celui qui est le sien ?
De la démocratie sociale
Vous parlez de «bâtir l’Algérie démocratique et sociale dont ont rêvé les chouhada». Les déclarations publiques d’Ali Benhadj, passées comme présentes, contiennent-elles la moindre indication pour une «démocratie sociale» ? Son programme et son idéologie sont-ils ceux «rêvés par les chouhada» ou, au contraire, rêvés par les oligarchies théocratiques du Moyen-Orient ? A ma connaissance, j’ai vu seulement une vidéo où Ali Benhadj déclare qu’il faut «tous s’unir» pour éliminer la «’issâba». Cette conception est la seule preuve d’une identité de vue entre la démarche d’Ali Benhadj et la vôtre, ci-dessus exposée.
Avez-vous des preuves convaincantes qu’Ali Benhadj partage votre conception démocratique et sociale ? Dans ce cas, il devrait renoncer à considérer la volonté divine comme critère suprême (lui comme son représentant auto-déclaré) pour faire fonctionner une société et reconnaître comme volonté suprême uniquement celle du peuple. Avez-vous reçu de la part d’Ali Benhadj les garanties nécessaires de ce changement radical de conception ? Si oui, vous êtes prié de les communiquer, afin d’éclaircir la situation actuelle et légitimer la justesse de votre visite à Ali Benhadj.
Ali Benhadj dispose d’une organisation et de relais salafistes (au Moyen-Orient) qui la renforcent et il a des accointances avec Rachad qui fait partie de l’organisation mondiale des Frères Musulmans. Certes, les Frères musulmans », désormais sous la férule turque, s’opposent à l’oligarchie wahhabite. Cependant, les deux présentent un front commun contre toute forme de démocratie sociale.
En cas d’élimination de cette «’issâba», de ce «pouvoir actuel», de quelle organisation disposez-vous, vous le démocrate social, pour empêcher Ali Benhadj de concrétiser son programme théocratique ? En quoi ce dernier consisterait-il à «bâtir l’Algérie démocratique et sociale» ? Quelles garanties avez-vous ? Si vous les avez, ne devriez-vous pas les communiquer au peuple algérien, pour le convaincre de la justesse de votre démarche ?
Du rêve populaire
Vous déclarez votre aspiration «à voir le peuple réapprendre à rêver». A ma connaissance, Ali Benhadj n’a appris au peuple à rêver que de «paradis» pour les personnes qui adopteraient son idéologie et d’«enfer» pour toutes celles qui s’y opposeraient, en recourant aux massacres non seulement contre les représentants des institutions étatiques, mais également contre les intellectuels et démocrates, et même contre les citoyens accusés de ne pas prendre les armes contre le régime au pouvoir.
Pouvez-nous nous indiquer comment, aujourd’hui, votre rêve concernant le peuple est compatible avec celui d’Ali Benhadj ?
Faillite de l’opportunisme politique
En Iran, les démocrates avaient constitué un front commun avec les partisans de Khomeiny, pour abattre la dictature du Shah. Cependant, une fois ce dernier parvenu au pouvoir, il fit interdire toutes les organisations non conformes à son idéologie, emprisonna et massacra les démocrates qui l’avaient aidé à prendre le pouvoir. Pourtant, ces démocrates disposaient d’organisations d’un poids significatif dans le rapport de force.
En Algérie, en cas d’élimination du régime actuel et de possibilité qu’Ali Benhadj et ses partisans parviennent au pouvoir, par des élections démocratiques, quelles garanties avez-vous que le scénario Khomeiny ne se reproduira pas en Algérie ? Et s’il se produit, de quelles organisations disposez-vous pour empêcher sa réalisation ?
En espérant vos éclaircissements, salutations fraternelles.
K. N.
(1) Entretien réalisé le 3 mars 2020.
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