Un double danger guette le Hirak
Par Youcef Benztaat – Dans ses déclarations publiques, Karim Tabbou affiche ouvertement et explicitement son attachement au manifeste du 1er Novembre 1954, notamment en son alinéa relatif à la restauration de l’Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques. Cet attachement à la filiation de l’Etat aux principes islamiques était aussi celui du théoricien et co-fondateur du FIS dissous, Abassi Madani, qui revendiquait un Etat islamique conformément à ce même manifeste.
Cette volonté d’imprimer le caractère islamique à l’Etat, que ce soit hier, les membres fondateurs du FIS dissous, ou aujourd’hui, les intellectuels islamistes se revendiquant membres incontournables du Hirak, tels que Larbi Zitout, Mourad D’hina, Lahouari Addi, etc., évacuent toute contextualisation des principes qui ont amenés l’adoption d’un tel manifeste.
A cette époque et dans le contexte de l’urgence du déclenchement de la Révolution anticoloniale, ses initiateurs devaient structurer le discours révolutionnaire en une idéologie de combat pouvant sensibiliser et convaincre la population algérienne à rejoindre la Révolution.
Cette idéologie de combat était structurée principalement autour de l’idée de différenciation entre ce qui était proprement algérien et ce qui lui était étranger et qui lui a été imposé par la force, dont la principale opposition était l’islamité algérienne contre la chrétienté coloniale. Cette opposition était ramenée plus largement encore à la civilisation arabo-musulmane contre la civilisation française chrétienne, voir européenne, pour finir par devenir une opposition de la civilisation orientale musulmane contre la civilisation occidentale chrétienne. Bien que plusieurs courants idéologiques divergents coexistaient au sein du Mouvement national.
Son objectif atteint, avec l’accès de l’Algérie à l’indépendance nationale, cette idéologie de combat devrait en principe, pour dépasser la contradiction qui lui est inhérente entre un Etat qui serait en même temps démocratique et religieux à la fois, abandonner sa référence exclusive aux principes islamiques, qui sont en soi antinomiques avec les principes démocratiques, et laisser place à la construction d’un Etat véritablement démocratique et social.
La suite nous la connaissons. Le pouvoir du jeune Etat indépendant avait fait tout le contraire, à savoir, imposer par la contrainte un régime totalitaire, antidémocratique et anti social, dont le fondement idéologique était structuré principalement autour des principes de la religion islamique.
Aujourd’hui, l’Etat que projette le discours des intellectuels et militants de l’islam politique se fonde sur le même schéma idéologique emprunté par le régime hérité de l’indépendance nationale. Un schéma caractérisé par l’occultation de l’histoire rationnelle et objective, déterminant fatalement son sujet à n’être que le résultat de ses déterminations. Cette occultation n’a d’autre sens que la négation de la liberté en tant que dimension essentielle de la condition humaine, car elle exclut le sujet de toute intervention sur son autodétermination. Elle se fonde essentiellement sur la surdétermination du mythe en tant que facteur d’intégration d’enjeux qui lui sont a priori étrangers. Dans ces conditions, l’instrumentalisation de l’islam politique devient plus aisée au profit d’une bourgeoisie néoconservatrice naissante et tournant le dos à l’accélération du processus de mondialisation de la culture politique démocratique, dont l’enjeu principal est la conquête du pouvoir. Cette classe bourgeoise émergente vise à imposer et à faire accepter aux masses, fragilisées par une conscience pré-politique, largement aliénées dans un imaginaire mythologique religieux et une structure sociale néo-patriarcale, un projet de société que l’on peut qualifier de néoconservateur. C’est un projet de société qui résulte d’une évolution forcée d’un absolutisme théocratique à une forme nouvelle de pluralisme limité sous la dénomination d’une démocratie aux fondements de l’islam politique.
Actuellement, avec le processus révolutionnaire en cours, la tendance est de privilégier une approche en termes de mutations et de transitions.
Dans ce processus d’évolution, cette bourgeoisie néoconservatrice tend à dénoncer l’islamisme radical à caractère théocratique et revendiquer la démocratie, les droits de l’Homme et tend à se démarquer de cette stigmatisation d’islamiste en se qualifiant plutôt de «mouvements à référence islamique», ou appartenant à un «islam modéré». On assiste donc à une rupture, un clivage au sein de l’islam politique, entre un islam radical porteur d’un projet politique théocratique et un «islam modéré» qui se veut démocratique et qui trouve ses justifications dans l’idéologie de combat qui a servi d’alibi libérateur de l’emprise coloniale.
Le Hirak aujourd’hui conteste dans son expression majoritaire cette intrusion hégémonique du militaire et du religieux dans le champ politique et revendique un Etat de droit souverain, conforme aux principes démocratiques universels. Mais les intellectuels et militants islamistes ne l’entendent pas de cette oreille et activent sournoisement à vouloir influencer le cours du processus révolutionnaire enclenché par le Hirak, par l’acceptation de cette idéologie de combat comme un fait accompli et le manifeste du 1er Novembre 1954 comme un référent politique intégral.
Certains s’empressent de qualifier ce genre de critiques idéologiques comme dangereuses pour l’unité d’action du Hirak et ils n’ont pas tort. Car il aurait fallu les reporter au moment opportun, lorsque le Hirak serait venu à bout du système, pour les traiter dans un véritable débat démocratique dans une Assemblée constituante élue souverainement. Mais, là aussi, les intellectuels et militants islamistes ne l’entendent pas non plus de cette oreille et travaillent sournoisement à l’orientation du Hirak vers l’islam politique. Ce qui constitue un double danger, pouvant amener à l’implosion du Hirak entre islamistes et démocrates, d’une part, ou de faire basculer la majorité des hirakistes vers l’adoption de cette idéologie islamiste néoconservatrice et antidémocratique pour le faire détourner de ses objectifs révolutionnaires.
A la lumière de ce double danger qui guette le Hirak, il apparaît clairement que ceux qui qualifient ce genre de critiques idéologiques comme dangereuses sont les défenseurs de cette idéologie antidémocratique. Car le Hirak s’est construit sur le principe révolutionnaire de lutter contre toute forme de reflux et de toute forme de manifestation contre-révolutionnaire. Ces critiques idéologiques sont aujourd’hui nécessaires pour contrer l’offensive des islamistes et tout hirakiste devrait les faire siennes pour sauver la Révolution. Même s’il faudra pour cela ne pas hésiter à qualifier Karim Tabbou d’islamiste et de le combattre sur le plan des idées, tout en manifestant une solidarité sans failles avec sa libération des geôles du système, comme pour tout autre détenu politique quelle que soit sa tendance idéologique.
Y. B.
Comment (87)