Démocrates et théologie musulmane émancipatrice
Par Kaddour Naïmi – Suite à la contribution précédente (1), il semble nécessaire de développer l’exposé. La confusion qui caractérise la phase actuelle exige le maximum de clarification ; elle ne signifie pas, bien entendu, asséner des «vérités» ou des recettes toutes faites, mais simplement s’efforcer de comprendre en distinguant ce qui est réellement au bénéfice au peuple et à sa nation, par rapport à ce qui leur est contraire. «Patti chiari, amicizia lunga» (Pacte clair, longue amitié) dit un proverbe populaire italien. C’est dire que le peuple, pour s’unir convenablement, ne peut pas se contenter d’ambiguïtés, sujettes à toutes sortes de malveillantes manœuvres, mais a un besoin vital de clarification, et le plus tôt est le mieux.
Emancipation contre «régression féconde»
Le commentateur qui a vu un rapport entre la proposition d’une théologie musulmane émancipatrice et la conception de Lahouari Addi, ce commentateur n’a pas lu attentivement ladite contribution. Précisons.
Lahouari Addi : 1) parle de «régression féconde», tandis qu’une théologie musulmane émancipatrice dénonce toute forme de régression, n’y trouvant absolument rien de «fécond», tout le contraire ; 2) il présente l’islamisme politique comme susceptible d’exister dans le cadre de l’alternance démocratique ; malheureusement, Lahouari Addi se contente d’affirmer, sans fournir aucune preuve concrète convaincante ; de là, le doute légitime laissant croire à une manœuvre opportuniste hypocrite : «al harbou khidaě» (la guerre [est] ruse), affirme toute idéologie totalitaire, par essence machiavélique (la fin justifie les moyens).
Par contre, une théologie musulmane émancipatrice (voir Djamal Al-Banna) reconnaît et dénonce le caractère totalitaire de l’islamisme politique, et prône une conception musulmane compatible avec un système démocratique, lequel implique le principe de l’alternance au pouvoir, en fonction du résultat des élections populaires.
Religion et formation sociale
Un lecteur, Abou Stroff, note, cependant, un point fondamental qui mérite d’être signalé. «la soi-disant théologie émancipatrice, écrit-il, ne peut être que le produit d’une émancipation de la formation sociale.» Exact. Ajoutons, toutefois, que les faits sociaux constituent une unité d’éléments, parfois contradictoires, parfois complémentaires. Ainsi, une théologie émancipatrice peut favoriser la naissance d’une formation sociale également émancipatrice, et vice-versa. Quand, par exemple, le message évangélique déclara l’égalité entre tous les êtres humains, il contribua à l’élimination du système esclavagiste antique. La réforme luthérienne contribua à la naissance du modèle capitaliste. L’islam réussit à unifier des tribus, éparpillées et se livrant systématiquement la guerre, en une nation, au point d’en faire la conquérante d’un empire.
A ce propos, ceux qui citent Marx (2) à propos de religion ne tiennent pas compte de «la protestation contre la détresse réelle». En outre, ils oublient ou ignorent que le même Marx accepta l’adhésion de travailleurs croyant en une foi religieuse, au sein de l’Association internationale des travailleurs. En effet, l’histoire mondiale montre non seulement un aspect aliénant des religions, mais, également, un aspect émancipateur. Ne pas en tenir compte, c’est, d’une part, déformer la conception et la pratique de Marx, et, d’autre part, ignorer la complexité des faits historiques. Attention, donc, au piège du dogmatisme, et même sa pire forme : déclarer en parole rejeter un dogme (religieux, dans ce cas), en raisonnant de façon dogmatique, autrement dit non conforme à la réalité socio-historique.
Par conséquent, affirmer que toute religion, en tant que telle, est absolument incompatible avec une conception émancipatrice, donc avec la démocratie, prouve soit une ignorance des faits historiques dans le monde, soit une mauvaise foi manipulatrice qui veut centrer le débat sur la religion, en occultant qu’il est d’abord sur le système social basé sur l’oppression sociale. Cette ignorance ou cette manipulation font, certainement, le jeu de l’islamisme totalitaire, qui, lui, opère de la même manière, en centrant les problèmes sociaux unilatéralement et exclusivement sur la religion.
Réforme ou stigmatisation ?
Un lecteur, qui signe par le pseudonyme Karamazov, a raison d’écrire : «Le problème n’est pas le contenu de la religion mais sa fonction sociale.» Cependant, le même lecteur ajoute : «Ce qu’il faut, ce n’est pas une réforme de la religion mais se défaire de son emprise sur la société.» Comment y parvenir sans une réforme de ladite religion, à moins que «défaire» signifie interdire, exclure la pratique religieuse, ce qui serait une forme de dictature ?
Prenons un exemple. Une fois parvenus au pouvoir, les Bolcheviks, d’abord avec Lénine, ensuite de manière systématique et violente avec Staline, entreprirent une lutte acharnée contre les croyances religieuses, allant jusqu’à détruire des temples et à emprisonner des hommes de religion. Il en fut de même en Chine durant la soi-disant «Grande Révolution culturelle prolétarienne» Résultat ? Les croyants poursuivirent leurs pratiques religieuses dans la clandestinité. Et quand le système soi-disant «socialiste» s’écroula en Russie, et se réforma en Chine, les pratiques religieuses ont repris. Par conséquent, ce n’est pas l’interdiction imposée à une pratique religieuse qui améliore une société, mais un échange libre d’opinions. Pour paraphraser une formule connue, la lumière et le progrès jaillissent de la discussion, tandis que l’imposition produit uniquement de l’obscurité et de la régression. Partout dans le monde, les libres productions intellectuelles ont un résultat nettement meilleur que les impositions totalitaires qui eurent lieu en Russie et en Chine.
Qui soutenir ?
L’auteur de ces lignes n’est, bien entendu, ni un théologien ni un «expert» en matière religieuse. Cependant, il essaie de contribuer à élucider une question : l’islam a-t-il et peut-il avoir un aspect émancipateur dans le domaine social ? D’où l’utilité de se référer à des auteurs tels Djamal Al-Banna, théologien trop occulté, au profit de son frère, Hassan Al-Banna, fondateur des «Frères musulmans».
S’en tenir au seul courant représenté par cette dernière organisation – dont fait partie organiquement l’islamisme politique totalitaire – n’est-ce pas faire son jeu, à supposer qu’on soit un sincère démocrate, tout en étant musulman ? N’est-ce pas le cas des intellectuels (tels Lahouari Addi, présent à la rencontre de Paris avec Labri Zitout), des politiciens (tels Karim Tabou ou Sadek Hadjerès rencontrant respectivement Larbi Zitout) ou d’une personnalité historique (tel Lakhdar Bouregâa rencontrant Ali Benhadj) ?
Pourquoi ces personnes n’évoquent pas, ne fréquentent pas des représentants algériens proches de la conception de Djamal Al-Banna ? Ne fréquenter que la composante religieuse puissante et menaçante – les représentants de l’islamisme politique totalitaire – et ignorer des représentants d’une théologie musulmane émancipatrice, n’est-ce pas adopter une realpolitik qui est, en fait, un opportunisme, en outre de perdant, donc une compromission, à moins d’être un partisan de cet islamisme totalitaire ? Même si, en Algérie, des représentants d’une théologie musulmane émancipatrice sont actuellement une minorité, ne faut-il pas, précisément, que les authentiques démocrates, musulmans ou non, les fréquentent et les soutiennent ? N’est-ce pas là une démarche claire, conséquente, logique et sans ambiguïté pour contribuer à un islam réellement compatible avec la démocratie sociale et populaire ?
K. N.
(1) http://kadour-naimi.over-blog.com/2020/03/pour-une-theologie-musulmane-emancipatrice.html
(2) «La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple.»
Comment (12)